C'est con un philosophe parfois. C'est
con quand ça accepte de commenter l'actualité et que ça ne trouve
que des platitudes à dire. En même temps c'est le métier de
certains : élever la platitude à hauteur de philosophie, ou
abaisser la philosophie au niveau de la plus très « brève de
comptoir ». Deux manières de dire la même chose.
Je vais pas trop leur jeter la pierre,
je me suis moi aussi livré à cet exercice ingrat. Ici même. Mais
le plus souvent à un vrai comptoir. Je suis pourtant du genre
scrupuleux. Je n'ai encore rien écrit sur Polanski, parce que je ne
suis pas tout à fait sûr d'être ultra pertinent, rien encore sur
le virus. Encore que sur Polanski c'est pas tellement sur Polanski,
c'est surtout sur les débats auxquels on a eu droit, la question qui
revient toujours sur l'homme et l'artiste. Avec l'idée que c'est pas
le cinéma et l'art, mais les entreprises aussi qui font l'objet
d'une surveillance morale et politique de la part des citoyens, des
associations, etc. Une simple remise en contexte, contexte plus large
de l'affaire. Alors là-dessus je suis sûr de moi, là où j'avance
sur des œufs, c'est quand je demande si un cinéaste doit être
considéré d'emblée comme un artiste, avec cela comporte
d'intimidant. Le cinéma, après tout, n'est-ce pas d'abord de
l'industrie ? Avec le virus, je me suis détourné totalement
des infos. J'en ai marre chaque matin d'être douché par la connerie
des autres. À-dessus, je pense avoir assez donné. Donc j'écris pas
beaucoup, je parle encore moins, j'écoute personne, et je m'en porte
pas plus mal.
D'autres n'ont pas mes scrupules. Ils
ont des mots clés. Qui débloquent des discours prémâchés
disponibles quelque soit la circonstance. Petite citation à la clé.
Ainsi Roger Pol-Droit, sur le site de France Culture.
Il commence par dire d'abord que nos
certitudes s'effondrent à cause de l’événement, de la pandémie,
et que cela ruine nos anciennes certitudes, certitudes non fondées.
En est-on bien sûrs ? Où voit-on les personnes au pouvoir dire
qu'elles ont merdé ? Qu'elles savent pas quoi faire ? Que
les choses auraient pu être mieux gérées ? Où voit-on sur
internet les mecs se remettre en question ? Tout le monde
préfère jeter la faute sur l'autre, vitupérer, gueuler, etc.
plutôt que de vivre le doute comme une libération. D'autant qu'en
temps de guerre et de crise, l'heure n'est pas à battre sa coulpe, à
chercher des responsabilités, mais il faut aller de l'avant, lutter,
d'un même mouvement, être solidaires etc., toutes conneries
écœurantes soit-dit en passant. Même Pol-Droit est encore gavé de
certitudes bien confortables, à nous abreuver de petite philosophie.
Un mec qui s'avoue qu'il sait rien, qu'il sait plus rien, il se tait.
Ou il dit clairement que la philosophie, dans ces conditions, soit
sert la raison, les pouvoirs, appelle au calme, soit intensifie la
crise morale dans laquelle chacun est plongé. Une philosophie du
doute n'est pas là pour nous calmer les nerfs par le doux ronron
d'un professeur vieillissant. Elle est là pour nous déchirer en
deux, et citer Nietzsche en passant là-dedans, c'est moche. Très
moche.
Mais y a pire :
« Cette crise ne réveille-t-elle pas un sentiment que nous avions oublié : la peur ? Et une peur collective ?
« Une peur qui est individuelle et collective. Je lisais l’autre jour Kierkegaard, Le concept d’angoisse, une lecture de circonstance. Il explique que l’angoisse, ce n’est pas la peur. L’hypocondriaque, dit-il, ne cesse de s’affoler tout le temps des moindres choses. Mais quand il y a un danger réel, quand une maladie effective est là, alors on arrête de fantasmer. On arrête de prendre l’imagination pour le réel. On a peur. Mais cette peur a des objets. L’angoisse n’a pas d’objet, elle est diffuse. Elle vient du dedans. La peur naît d’une menace dans la réalité avec laquelle il faut compter mais contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible, comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le corps médical, et, finalement, une immense partie de la population. »
Une immense partie de la population
aurait donc peur du virus. Comme si le virus était une sorte de
malfrat absolu qui se serait rendu maître des rues et auquel on
pourrait échapper en courant vite, en rusant, ou en le poignardant
dans le dos, en un mot, réalité « contre laquelle on peut
lutter de façon aussi réelle et efficace que possible ».
Alors les soignants, le corps médical, admettons. Mais « une
immense partie de la population », vraiment ? Pour cette
immense partie de la population, le virus est chose « diffuse »,
il a beau ne pas venir de l'intérieur, il est invisible, omniprésent et
pour certains encore comment on l'attrape, c'est peut-être pas très
intégré, mais pour l'immense majorité c'est clair : c'est pas
le virus qui nous prend, c'est nous-mêmes qui, par notre manque de
vigilance, attrapons le virus. C'est le croyant qui l'attrape, en léchant les barreaux en fer pour montrer, espèrent-ils, que Dieu est plus grand que le virus, c'est un certain président de la république qui serre des pognes à tout le monde pendant des heures à Mulhouse et qui après va contaminer tout le monde sur son passage.
La contamination n'est donc pas le
fait d'un événement extérieur face auquel on ne peut rien, c'est le fait d'une action propre face à laquelle on ne ressent
aucune peur, mais bel et bien de l'angoisse. Oui, les gens sont
angoissés, angoissés parce qu'ils découvrent que leur corps leur
échappe systématiquement dans des gestes inconscients, on se touche
le visage sans le savoir, sans s'en rendre compte, et ce sont ces
gestes inconscients qui nous rendent malades.
Du coup, pour éviter de tomber malade, on se rend malade à se
scruter en permanence. On s'angoisse. À lutter contre nous-mêmes. On s'angoisse. Pris entre l'impossibilité de rester à l'intérieur et les risques
auxquels expose une sortie. Alors on s'angoisse en allant
faire les courses, parce que sortir inquiète mais qu'on ne se voit
pas non plus crever de faim enfermé chez soi. L'inquiétant est omniprésent, le
monde redevient menaçant, et le moindre geste que l'on esquisse dans
cet enfer risque de nous tuer. Ça c'est l'angoisse, fondé en raison
ou en imagination, c'est l'angoisse.
Et Roger est un con.
Il a plus de 50 ans de philosophie
derrière lui mais ne pas voir l'angoisse qui saisit ses
contemporains les humbles, l'écraser en dessous de platitudes philosophiques fossilisées, exposées sans réflexion, c'est se montrer con.