samedi 15 juin 2019

DIEU





Oui attendons une minute, le temps de savoir exactement ce que l'on fait ici. Non pas que ça nous sera particulièrement utile pour savoir si Dieu peut faire du Catch sans perdre sa perfection, ou même se présenter à la Nouvelle-Orléans dans un costume de dalmatien. On ne va pas tellement passer en revue les idées que l'on s'est fait de Dieu, délirantes ou sérieuses et les rattacher aux formes de l'imaginaire précédemment listées. Je doute même que cela soit si intéressant : je n'ai jamais vraiment eu l'esprit catalogue. Seul l'imaginaire science-fictionnel m'intéresse. Donc après quelques observations sur le Dieu merveilleux et le dieu fantastique, ce qui va m'intéresser surtout, c'est de répondre à ces deux questions :

« comment devrions-nous imaginer Dieu dans notre univers mental avancé ? »
« Pourquoi diable ne le voyons-nous pas ainsi ? »

Bien sûr, dira-t-on, tout cela dépend de l'idée que l'on se fait de Dieu. Mais pour ces petits articles, en fait, tout dépend de l'idée que l'époque, la technologie, nos connaissances sur le monde, etc. nous amènent à nous faire de Dieu. Et remarquons qu'ici on parle bien de Dieu, au singulier majuscule, donc exit les paganismes en tout genre, même si, j'avoue qu'avec l'hypothèse Gaïa d'une part, le néopaganisme, ce culturalisme européen ethnocentriste d'autre part, il y aurait de quoi développer autour d'un imaginaire païen contemporain. Même s'il n'y a que Gaïa, hypothèse écologiste, qui soit en lien avec l'évolution de nos connaissances. 


Dieu du merveilleux et des miracles


Essayons de distinguer, pour des questions de clarté, entre la nature de Dieu et les actions de Dieu, entre l'idée que l'on s'en fait et la manière dont il agit dans notre monde, voire notre vie.

Ce Dieu du merveilleux est évidemment celui que l'on « connaît », celui de la bible et que 2000 ans de théologie, pointue ou populaire, nous ont rendu familier. Sa définition la plus sobre est sans doute celle de Leibniz : Dieu est l'être qui possède toutes les perfections à leur plus haut degré de perfection. En lui donc, tout est qualité, rien n'est défaut ; concept de Dieu plus que parfait, garanti sans gras. Comme moi quoi.
Superlatif incarné, Dieu est omnipotent : il peut tout, est tout puissant. Cette omnipotence se manifeste dans le fait qu'il est créateur, non seulement de l'homme et du monde, mais aussi de Lui-même par la seule force de sa propre définition. Les philosophes appellent ça être « cause de soi ». Étant cause de lui-même, il est ce qui est sans commencement ni fin : hors du temps, donc éternel. Omniprésent parce qu'infini il est partout, il sait tout parce qu'omniscient. Rajoutons qu'il est suprêmement bon et infaillible et nous aurons là déjà une assez bonne idée de ce qu'il est.

L'action de Dieu porte un nom qui est déjà tout un programme : le miracle. Le miracle est l'action particulière de Dieu qui transgresse le cours naturel des choses, les lois générales du monde. Il les réalise soit lui-même, soit par l'entremise d'un prophète et face à eux nous n'avons plus qu'à dire avec Tertullien : « j'y crois parce que ça n'a pas de sens ; c'est certain parce que c'est impossible ». Marie a un enfant en étant vierge, le Christ ressuscite après trois jours sans sentir le pâté, Tertullien. Des nourritures célestes tombent du ciel au milieu du désert pour nourrir le peuple élu qui se désespère, Tertullien. Jonas se fait avaler par un gros poisson et recracher entier quand enfin il décide de faire ce que Dieu lui a demandé ? Tertullien. On pourrait continuer longtemps comme cela.
On rétorquera : tout ça c'est vieux, c'est dans la Bible. Mais pour nous aujourd'hui ? Pour nous aujourd'hui, il y a les miracles reconnus du pape Jean-Paul II, qui ouvrent à sa canonisation. Il aurait soigné une maladie incurable. Mais on sait bien que c'est là un geste politique plus que de foi. Un autre type de miracle est l'apparition divine, comme à Lourdes pour Soubirous. On appelle cela la "théophanie". Bien sûr, Dieu infini ne peut pas apparaître tel quel, il se manifeste parfois comme une voix, ou par un rêve, il apparaît sous une forme dérivée, le Christ ou la Vierge, qui viennent le représenter, même et y compris sur une tartine de pain toasté. Cela sans doute pour se rappeler à notre bon souvenir.

Mais le miracle, même s'il est extraordinaire par définition, n'est pas toujours contre-nature et Dieu se livre aussi à des activités ordinaires, c'est-à-dire qui découlent plus ou moins de sa nature: il observe, il juge, il punit.
Omniscient et ubiquitaire (qui est présent partout), il voit toutes nos actions, même les plus cachées, connaît toutes nos pensées, même les plus intimes, mêmes celles que l'on se cache à soi-même. D'où les menaces métaphysiques dont s'arment les mères chrétiennes et les angoisses profondes dont elles accablent leurs enfants : tout mal que l'on commet, en action, en pensée, en parole, Dieu en prend connaissance, lui qui nous observe en permanence, et s'appuiera dessus pour nous juger. Jugement, équitable nécessairement puisque Dieu est à la fois infaillible et suprêmement bon, qu'on aurait tort de rejeter toujours aux calendes grecques : le jugement dernier n'est pas le seul jugement.
En effet, Dieu juge en permanence et punit en continu. D'abord évidemment part par les lois naturelles et générales. Qui se livre au péché se voue à une existence d'excès qui portent en eux leur propre punition : le gourmand, plutôt goinfre que gourmet, se promet maux de ventre en pagaille ; la luxure fait succéder à l'extase le taedius vitae, le dégoût de la vie, qui saisit celui qui, comblé de plaisirs, ne désire plus rien. Mais Dieu punit aussi de manière extraordinaire, miraculeuse. Ainsi, déjà, du déluge :

« L'éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur se portaient chaque jour uniquement vers le mal. L'éternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre, et il fut affligé en son cœur. Et l'éternel dit : J'exterminerai de la face de la terre l'homme que j'ai créé, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux reptiles et aux oiseaux du ciel ; car je me repens de les avoir faits. »Et voilà comment en quelques phrases on ruine et l'infaillibilité divine et sa bonté : punir les oiseaux des actions des hommes est tout sauf juste …

Ce déluge est le premier d'un grand nombre de catastrophes qui, loin d'être naturelles, sont plutôt des miracles destinés à punir nos méfaits. Ainsi du tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Pour beaucoup, c'était certain que Dieu avait puni Lisbonne, mais pour ce qu'il en est des raisons …. à Lisbonne on pensait que c'était à cause d'une trop grande tolérance envers les hérétiques (entendez : les étrangers) ; en Allemagne, on pensait que c'était parce que les Portugais vénèrent trop les idoles et les saints. Plus proche de nous, les télévangélistes américains qui depuis Reagan font leur beurre de l'apocalypse à venir, voyaient dans le sida lapunition divine de l'homosexualité et dans l'ouragan Katrina celledu jazz et de la prostitution.

Quiconque possède ces mêmes qualités et agit de la même manière que Dieu est Dieu. C'est ce que l'on peut tirer de la lecture du numéro 53 de Batman (segment Cold Days)








 Dans ce segment, Batman est à cran. Son projet de mariage avec catwoman ayant avorté, il s'est passé les nerfs sur un Victor Fries qui n'avait rien fait pour mériter ça. Afin de réparer sa faute, Bruce Wayne participe au jury lors du procès Fries avec l'intention claire de le disculper. S'ensuit une reprise de 12 hommes en colère dans laquelle, seul contre tous, Wayne va s'efforcer de faire naître un doute raisonnable dans l'esprit des autres jurés, au départ persuadés de la culpabilité d'un Mister Freeze habitué aux sales coups. Un de ses arguments les plus forts est que les citoyens de Gotham prêtent à Batman certaines des qualités et actions de Dieu, le traitent comme un Dieu. Tous lui doivent la vie, il est infaillible, son jugement est sans appel, son statut de « plus grand détective du monde » le rapproche de l'omniscience, il punit les criminels, protège les justes. Enfin, il est au dessus de nous, « above », au ciel, sur les toits.
Batman, donc, c'est Dieu. Comme est Dieu quiconque possède un de ces traits divins.

Dieu et fantastique


On voit très rapidement à quel point le dogmatisme est une impasse. Quand il est question de la nature de Dieu, de ses qualités, les contradictions ne manquent pas entre ce qu'on en dit (il est infaillible) et ce qu'en dit la Bible (il se repent d'avoir créé l'homme). De même quand il est question de ses actions : admettons qu'il ait décidé de détruire Lisbonne en 1755. Pour quelle raison ? Pourquoi Lisbonne et pas une autre ville ? Les certitudes ne résistent pas longtemps au doute et c'est du doute que les conceptions fantastiques naissent, d'un doute qui ne détruit pas encore l'objet en question, mais le maintient paradoxalement.

Du côté de la nature de Dieu, on peut considérer comme tenant d'un imaginaire fantastique l'approche qu'en donne la théologie négative. Celle-ci résulte en effet d'une réelle volonté de tirer les justes conséquences de la nature infinie de Dieu.
Pour notre entendement limité, Dieu est un scandale logique de la même nature que la porte de l'atelier de Duchamp. On peut vouloir réduire ce scandale par un dogmatisme crispé, mais pour écarter les doutes, il faut toute la malhonnêteté d'un télévangéliste américain, toute la bêtise désespérée de ses ouailles ou le fanatisme le plus criminogène. Le plus rationnel reste encore de dire que Dieu nous dépasse et que malgré tous nos efforts, nous ne pourrons jamais rien en dire.

Ainsi, pour Nicolas de Cues, Dieu est un inconnaissable absolu dans lequel les opposés se réunissent et cessent de s'opposer. C'est pourquoi « Dieu dépasse à plus forte raison toute dénomination », parce que nommer, c'est relever une qualité en niant son contraire. Ce qui est contraire à l'essence de Dieu, dont on ne peut dire qu'une seule chose : qu'il est infini, il réunit donc en lui ces couples d'opposition que le langage produit. Ainsi, « si tu dis que Dieu est vérité, tu tombes dans le mensonge ; si tu dis qu'il est vertu, dans le vice ». Mais il serait tout aussi faux de dire qu'il est vice ou mensonge ! On ne peut donc absolument pas connaître ce qu'il est ni rien comprendre de ce qu'il fait. Définition radicale : Dieu est l'être dont on ne peut pas parler. 

Citons, pour le sport, Denys l'Aréopagite :
on doit lui (= la nature divine) attribuer et affirmer d’elle ce qu’il y a de positif dans les êtres, puisqu’elle en est la cause ; ou mieux encore, le nier radicalement, puisqu’elle leur est infiniment supérieure ; tandis encore qu’ici la négation ne contredit pas l’affirmation et que cette nature suprême s’élève au-dessus de tout, au-dessus de toute négation comme de toute affirmation.
Délivrée du monde sensible et du monde intellectuel, l’âme entre dans la mystérieuse obscurité d’une sainte ignorance, et, renonçant à toute donnée scientifique, elle se perd en celui qui ne peut être ni vu ni saisi ; tout entière à ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d’autres ; unie à l’inconnu par la plus noble portion d’elle-même, et en raison de son renoncement à la science ; enfin, puisant dans cette ignorance absolue une connaissance que l’entendement ne saurait conquérir. Il n’y a en lui ni parole, ni nom, ni science ; il n’est point ténèbres, ni lumière, erreur, ni vérité. On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l’affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations.

Ici les paradoxes abondent, ce qui n'est pas pour nous surprendre. Ce qui nous ennuie est qu'il nous invite à l'ignorance, à renoncer à toute donnée scientifique. Seulement, nouveau paradoxe, c'est dans cet abandon que l'on a une chance de connaître Dieu. Celui qui cherche à connaître Dieu, ou chez Jean Chrysostome, à en connaître les projets, se destine à échouer. Celui au contraire qui remplace toute connaissance par la foi s'assure une chance de connaître Dieu et ses projets. On se retrouve ici—versant sombre, dans l'univers de Kafka, souvent comparé à la théologie négative. Chez Kafka, on sait que Dieu agit dans le monde, mais rien ne nous permet de savoir comment ; qu'il attend quelque chose de nous, mais personne ne peut nous dire quoi. L'apologue de la loi, à la fin du Procès, semble nous dire que ces questions sont superflues, que demander, chercher à savoir, auprès d'une autorité légitime, l'avocat, le juge, le gardien de la porte est inutile : il suffit d'avoir foi et d'avancer, ce faisant, seulement, on suit la volonté de Dieu. Or si on peut suivre sa volonté, c'est bien que quelque part on la connaît. 
Sur un versant plus lumineux, on a les dialogues entre Docteur Strange et Tony Stark dans leur lutte contre Thanos. Strange devient un peu comme le Dieu de Leibniz. Omniscient. Il voit l'infinité des mondes possibles et choisit le meilleur d'entre eux, le seul où ils arrivent à battre Thanos. Seulement, dans ce monde-ci, Stark doit mourir. Lorsque ce dernier demande à Strange ce qui doit se passer, Strange lui répond qu'il ne doit pas le savoir, que s'il l'apprend, alors ce qui doit se passer ne se passera pas. Stark a foi en lui, ce qui lui permet de faire exactement ce que Strange avait prévu pour lui, dans l'ignorance la plus totale.

Voilà qui épuise la question de la nature de Dieu. Entrons un peu plus dans ses manières d'agir dans le monde. On a déjà dit que le fantastique s'impose à l'époque où la nature semble parfaitement connue et où les événements ne sont plus expliqués que par une chaîne naturelle de causes et de conséquences régies par des lois rationnelles. Les miracles divins n'y ont pas leur place et tout ce qui jusqu'alors s'expliquait par Dieu s'explique maintenant par les lois de la nature et l'action de quelque cause. Mais que penser quand ces lois mènent à un événement merveilleux, imprévisible et semble-t-il impossible ? Que penser quand un grand nombre de hasards s'additionnent pour donner naissance à un événement hautement improbable ?


C'est ce que l'on voit dans l'épisode 10 de la Mysterious Ways, Chute libre. Dans cet épisode, un laveur de carreaux tombe de 61 mètres sans se faire mal. Sa chute a été freinée par le vent qui frappe la paroi et la remonte, par une branche d'arbre et enfin par la capote d'une voiture qui se trouvait à l'arrêt pile en dessous. La conductrice est une architecte, désespérée parce qu'elle ne parvient pas à retrouver sa fille, qu'elle avait été contrainte d'abandonner. Il se trouve justement qu'elle a été recueillie par la famille du laveur de carreaux, dont la chute permet en dernier lieu et après pas mal de hasards accumulés de les faire se retrouver. Évidemment, chaque événement particulier s'explique parfaitement, mais c'est l'accumulation de hasards, la conclusion à laquelle ils aboutissent, qui semblent exiger une toute explication : celle d'une volonté, divine, à l’œuvre dans le monde. Le même type de raisonnement, inévitable, qui nous fait voir le destin s'accomplir dans les plus petits hasards. Ce qui est proprement fantastique dans l'épisode, c'est la solidité de l'explication naturelle, malgré son insuffisance, et tout à la fois l'impossibilité de poser sérieusement une hypothèse divine que rien ne vient soutenir, si ce n'est peut-être notre désir de trouver du sens, et la nécessité de cette hypothèse tant les hasards sont bien trop nombreux.


Dieu en science-fiction ?


Rappelons les questions :
« comment devrions-nous imaginer Dieu dans notre univers mental avancé ? »
« Pourquoi diable ne le voyons-nous pas ainsi ? »

Une première réponse est bien connue, elle est la trame d'une émission comme Alien Theory : Dieu, c'est un extraterrestre. Il est communément admis que les éléments nécessaires à la vie sur terre sont venus de l'espace. Cette théorie, la panspermie, postule que la vie est venue des astéroïdes et comètes qui se sont écrasés sur terre au moment de sa formation. La théorie des anciens astronautes va plus loin en y ajoutant une volonté. Plus l'interventionnisme extraterrestre est grand, plus la théorie est délirante. C'est une idée déjà ancienne. Littérairement, on la trouve déjà chez Lovecraft, pour qui les grands anciens vénérés comme des dieux par des troupes ahuries de dégénérés sont en fait des êtres cosmiques échoués sur terre. Mais la théorie des anciens astronautes, reprise par Ridley Scott dans Prometheus, développée dès les années 60, qui nous ont offert tout à la fois la scientologie et les raëliens. Ici, les extraterrestres sont divins seulement en tant qu'ils sont nos créateurs, c'est surtout leur avancée technologique qui nous les auraient rendus merveilleux. Considérer que les attributs divins ne sont pas des attributs essentiels mais des produits de la technologie est en fait une manière tout à fait rationnelle d'envisager le divin. Conférer cette avance à des races extraterrestres aussi, étant donné l'infinité de l'espace, pourquoi n'y aurait-il pas une infinité d'espèces, intelligentes et avancées ?

Mais on peut aller encore plus loin dans cette association de Dieu et de la technologie. Comme le fait Frederic Brown dans sa micro-nouvelle The Answer :

Dwan Ev ceremoniously soldered the final connection with gold. The eyes of a dozen television cameras watched him and the subether bore throughout the universe a dozen pictures of what he was doing.
He straightened and nodded to Dwar Reyn, then moved to a position beside the switch that would complete the contact when he threw it. The switch that would connect, all at once, all of the monster computing machines of all the populated planets in the universe -- ninety-six billion planets -- into the supercircuit that would connect them all into one supercalculator, one cybernetics machine that would combine all the knowledge of all the galaxies.
Dwar Reyn spoke briefly to the watching and listening trillions. Then after a moment's silence he said, "Now, Dwar Ev."
Dwar Ev threw the switch. There was a mighty hum, the surge of power from ninety-six billion planets. Lights flashed and quieted along the miles-long panel.
Dwar Ev stepped back and drew a deep breath. "The honor of asking the first question is yours, Dwar Reyn."
"Thank you," said Dwar Reyn. "It shall be a question which no single cybernetics machine has been able to answer."
He turned to face the machine. "Is there a God?"
The mighty voice answered without hesitation, without the clicking of a single relay.
"Yes, now there is a God."
Sudden fear flashed on the face of Dwar Ev. He leaped to grab the switch.
A bolt of lightning from the cloudless sky struck him down and fused the switch shut. 

Cette nouvelle de 1950 fait de tous les ordinateurs connectés Dieu. Aujourd'hui nous savons de quoi il retourne : internet, réseau d'ordinateurs connectés entre eux, comme dans cette nouvelle, est Dieu. Omniscient, tout le savoir s'y trouve, internet, par l'intermédiaire de nos objets connectés et téléphones, nous espionne en permanence, nous connaît mieux que nous-mêmes, nous juge aussi parfois sans défense possible, il est partout, sans forme, il est un dieu auquel nous participons tous activement. Medhi Belhaj Kacem ne dit pas autre chose dans Dieu, la mémoire, la techno-science et le mal. Pour lui, à la suite de Teilhard de Chardin, qui comme chacun le sait est LE philosophe de la sillicon valley, Dieu est la somme de toutes nos mémoires, une mémoire absolue et objectivée, objectivée technologiquement sous la forme d'internet, équivalent matériel de la noosphère élaborée par Teilhard de Chardin.

La première théorie trouve des adeptes : environ 20% de la population française y croirait, selon des sondages assez vieux et par nature douteux. Jean-Bruno Renard, sociologue qui s'est penché sur la croyance aux extraterrestres, remarque que ce sont généralement les personnes instruites qui y croient et que cette croyance vient combler un manque laissé par l'athéisme et le matérialisme. Les raisons de douter cependant ne manquent pas. Je reviendrai plus longuement dessus avec une analyse du livre de Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Donnons pour le moment comme principaux problèmes : les promoteurs de cette idée sont soit des imbéciles, soit des charlatans. Ce qui aide pas. Il n'y a aucune preuve d'avancée, tout au plus des « signes troublants » accumulés et contredits par toute recherche rigoureuse. Tout ce bullshit non plus n'aide pas.

La seconde est à la rigueur plus facile à avaler. Mais on croit trop qu'internet n'est qu'un outil que nous avons créé pour notre usage, or Dieu ne peut pas être un outil. Or il est absurde de croire qu'internet est un outil. Nous serions même plutôt des outils d'internet. Qui peut prétendre utiliser internet comme un outil sans en être transformé ? Internet nous transforme, nous modifie, nous façonne. Nous sommes ses créatures autant que ses créateurs. Loin d'utiliser internet, nous sommes utilisés par lui à des fins qui nous dépassent; ce qui est plutôt divin. Il se nourrit en permanence des données que nous créons en permanence sans nous en rendre compte. L'idée selon laquelle Dieu ne pourrait pas être créé aussi est un obstacle, mais c'est un obstacle qui ne peut être levé qu'en changeant radicalement d'imaginaire, en abandonnant l'idée merveilleuse pour l'idée technologique de Dieu. Ce qui ne peut se demander.

mardi 4 juin 2019

Merveilleux, Fantastique, Science-Fiction


Comment définir la Science-fiction ?

La première réponse possible est d'en faire un genre, littéraire ou narratif, c'est-à-dire de la concevoir comme une catégorie d’œuvres ayant des caractères communs. Le problème n'est que repoussé : quels caractères ? Une arborescence, que j'ai souvent vue, semble considérer que la SF se caractérise par un certain nombre de thèmes. Tout ne tiendrait qu'à deux choses : le cadre dans lequel se déroule le récit (conquête spatiale) et ce que ce dernier raconte. Cette arborescence, malgré un effort louable, est une catastrophe en raison des graves confusions qu'elle reconduit. Entre thème et cadre d'abord. 2001 de l'espace, son thème n'est pas la conquête spatiale, ça c'est le cadre, ni le space-opéra, qui serait le genre. Les thèmes serait plutôt l'évolution et l'intelligence que les « E.T. Neutres ou amicaux ». L'évolution abordée de "manière SF", comme réponse spéculative à une question qui ne peut naître que des connaissances scientifiques sur le comportement animal, l'évolution des espèces et l'immensité de l'espace. Les conditions permettant l'émergence d'une vie intelligente et développée sont si rare que l'humanité ne peut être qu'une sorte de miracle. Comment nous sont venues l'intelligence, les techniques, la connaissance du monde et jusqu'où tout ça nous mènera ? Et si l'homme est le fruit d'une évolution qui se poursuit encore, vers quel nouvel être l'homme s'achemine-t-il ? L'hypothèse du livre est que des êtres évolués, divins, soucieux de faire survivre l'intelligence dans une univers qui lui est hostile, sont venus sur terre nous donner la première pichenette. Évolution. Intelligence. Dieu. Voilà les thèmes.

arborescence science-fiction
Mais le pire concerne les œuvres proposées. Là c'est le grand n'importe quoi et c'est là que les pires confusions doivent être dénoncées. Peut-on considérer que Jules Verne (la journée d'un journaliste américain en 2889) parle de la même chose, aborde le même « thème » que Mona Lisa Overdrive de William Gibson ?
Pas de faux suspens : non ! Prétendre le contraire est juste délirant !

Au delà de ces arguties, un problème de taille par contre. Un genre ne se caractérise pas que par les thèmes privilégiés qu'il aborde ; ces derniers pouvant être partagés par d'autres genres. C'est cette proximité des genres qui est source d'immenses confusions. Preuve en est la présence du Golem, « mythe de tradition juive » et de l'épopée de Gilgamesh … On voit tout de suite qu'on est dans le grand n'importe quoi. Un mythe antique ne peut pas prétendre être de la science-fiction même si les lecteurs d'aujourd'hui croient y voir quelque-chose d'approchant. Cela parce qu'un genre narratif se reconnaît surtout au réseau de contraintes qui le structure et auquel un texte doit se plier pour être dit de science-fiction : personnages, vraisemblance du récit, structure du récit, nature des difficultés et des personnages. Je ne vais rien dire du Golem encore, je vais parler de ce que je maîtrise mieux : Frankenstein.

Dans l'arborescence il apparaît juste en dessous de « révolution industrielle », la seconde j'imagine, la première ayant eu lieu un siècle avant. À croire tous les commentateurs patentés, c'est de la SF. Le dernier texte en date que j'ai lu à l'affirmer est une honte absolue : « qu'est-ce que le romantisme ? » de Alain Vaillant, pourtant professeur de littérature à l'université. D'après lui, Frankenstein de Mary Shelley est « l'archétype » de la science-fiction, donc son modèle le plus parfait. Sans doute parce que la création d'un être artificiel, ou la possibilité de redonner vie aux morts est un thème largement abordé par la SF : les robots, le clonage, la réanimation, aujourd'hui le téléchargement de la conscience dans des ordinateurs, etc. Mais c'est aussi un thème largement abordés par les mythes et les religions ! Comme le Golem d'argile des juifs, création similaire à celle d'Adam, comme l'armée que Cadmos, dans le mythe, fait sortir de terre en plantant dans le sol des dents de dragon. On est tout de même loin de la SF !
Alors est-ce que Frankenstein, par sa structure, donne le modèle du récit de SF ? Non, il suit exactement tous les codes du fantastique. Discours rapportés, créature horrible qui semble être une manifestation démoniaque (« apparition », « monstre », « créature »), qui demeure l'essentiel du temps cachée, parce que scandaleuse, qui finit morte comme son créateur, le secret de sa création perdu à jamais. Pire, le mot électricité, auquel on a associe le roman, n'apparaît que DEUX FOIS, galvanisme UNE SEULE FOIS, tout n'y est que « philosophie naturelle », « chimie » au sens large, c'est-à-dire imprécis, de al/chimie. Mary Shelley ne s'intéresse pas aux sciences de son temps au point d'en faire le cœur de son récit. Le cœur du récit c'est l'horreur, l'abjection, thème fantastique par excellence, et la solitude, thème romantique par excellence. Elle ne s'y intéresse même pas du tout. Les grands noms associés à l'électricité et au galvanisme au XVIII n'apparaissent pas dans le récit, tous les noms des alchimistes par contre y sont. Pire ! Les révélations scientifiques sur la nature de l'éclair découragent Victor Frankenstein de ses recherches et il ne les reprend que parce qu'un de ses professeurs lui vante les mérites des recherches des alchimistes ! C'est, à poser des étiquettes, plus de l'anti-SF que de la SF.

Quiconque a lu, correctement lu Frankenstein ne peut que se révolter contre l'identification de ce récit à de la SF. Sans quoi, les mots n'ont aucun sens et la Bible même peut être incluse dans cette catégorie.

Corrigeons donc la question : comment bien définir la SF ?
J'opte pour ma part pour une définition plus large en extension (elle concerne des œuvres, mais aussi des design, des objets, des manières de penser, etc.) mais en même temps plus scrupuleuse dans son acception (elle rejette tout ce qui ne lui correspond pas parfaitement). Je m'appuie en partie pour cela sur Roger Caillois, qui définissait la SF comme un style, une manière d'écrire et de penser le récit, évitant ainsi les travers de l'arborescence, ainsi que sur Marc Bloch (la technologie et les apparitions d'esprit).

Je considère que la science-fiction est une forme de l'imaginaire social. Elle traduit l'idée que l'homme se fait de lui-même au sein du monde et donne une forme particulière à ses craintes et à ses espoirs. Plus que cela, elle modèle l'expérience qu'il fait du monde, elle détermine la manière dont il va vivre certaines choses, avec espoir ou avec crainte. Cet imaginaire science-fictionnel devrait avoir remplacé les formes d'imaginaire fantastique et merveilleux, si l'imaginaire suivait l'évolution des styles narratifs telle que nous la propose Caillois. Mais à prendre la définition large que je donne, on voit que ce n'est pas le cas : aujourd'hui, bien que l'on vive dans un univers où la technologie est omniprésente, dans des conditions d'existence dignes de la SF, on a des imaginaires hybrides ou décalés : parfois on verse dans le merveilleux, parfois dans le fantastique pur.

Ainsi de la formule souvent reprise d'Arthur C. Clarke : « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », que j'estime être une ânerie. Preuve en est : il est paraphrasé par une pub pour shampooing : « ce n'est pas de la magie, c'est de la science ».


Pour débrouiller tout ça, regardons déjà les catégories de l'imaginaire que je reconnais pour le moment et que j'ai classées, avant de les exploiter pour tordre le cou à Arthur C. Clarke.
J'ai même fait un tableau pour plus de clarté.

MERVEILLEUX
FANTASTIQUE
SCIENCE-FICTION
Miraculeux Surnaturel Anticipatif
Magique Paraconsistant Merveilleux scientifique
Féerique Rationnel Positif

LES MERVEILLEUX

Regardons comment les imaginaires s'articulent et se remplacent à mesure que la situation de l'homme dans le monde change. Ils traduisent la place de l'homme dans le monde mais surtout visent à donner une image de « ce qui laisse à désirer » à chaque époque. Ils permettent ainsi de combler des désirs insatisfaits, de corriger des défauts fondamentaux. D'après Caillois,

« par le merveilleux de la féérie, l'homme encore démuni des techniques qui lui permettraient de dominer la nature, exauce dans l'imaginaire des désirs naïfs, qu'il sait irréalisables : être ailleurs au même instant, devenir invisible, agir à distance, se métamorphoser à son gré, voir sa besogne accomplie par des animaux serviables ou des esclaves surnaturels (…)
Ces prodiges traduisent des souhaits simples et dont le nombre est limité. Ils sont dictés, sans trop d'intermédiaires, par les infirmités de la condition humaine. Ils trahissent l'obsession d'y échapper, au moins une fois, à la faveur d'une décision exceptionnelle du sort ou des puissances supérieures. »

Infirmités de la nature humaine au nombre desquelles il faut mettre l'ignorance sur le monde et les causes des phénomènes, que l'on se retrouve à réduire, par comparaison avec nous, à des effets de volonté. Volonté des dieux, volonté des sorciers, volonté d'êtres venus d'un monde enchanté. Ainsi l'imaginaire miraculeux vise d'abord à expliquer l'inexplicable : l'origine du monde, des êtres vivants, des phénomènes, en les liant à des êtres agissant ou en leur prêtant des traits proprement humains (parole, sentiments, désirs, etc.) On le retrouve encore agissant dans le langage commun : le vent souffle, le soleil se lève. Comme s'ils étaient doués de volonté (s'il se lève, il pourrait tout aussi bien ne pas se lever et boum, on s'effraie du coup des éclipses).
Le miraculeux est cette forme de merveilleux qui agit dans les mythologies et les religions. La bible est pleine de miracles, accomplis par Dieu (la création) ou par ses représentants (prophètes et messies).
Encore aujourd'hui, des miracles sont reconnus, mais on voit bien qu'on n'y accorde plus toujours la même foi. La canonisation de Jean-Paul II sur la base d'un misérable miracle a tout de suite été vu plus comme une piètre démarche politique que comme la preuve de la sainteté de l'homme. Les télévangélistes américains accomplissent leur "miracles" surtout pour s'enrichir. Mais s'ils s'enrichissent, c'est bien que certains imaginent la guérison du cancer par toucher inspiré possible.
L'idée selon laquelle Dieu agit dans le monde est encore présente et beaucoup interprètent comme signe divin ce qui pourrait facilement être expliqué autrement. Un exemple qui m'a été rapporté : une personne conduit de nuit et s'endort au volant. Elle est réveillée par un immense oiseau qui bat des ailes devant la voiture avant de disparaître. Jugeant la chose impossible, cette personne a interprété cela comme un acte divin destiné à la sauver du danger dans lequel elle se mettait en persistant à vouloir conduire. L'imaginaire miraculeux ici donne forme à l'expérience, au monde, permet d'agir dessus et d'en parler. Ce miracle vécu place l'homme au centre des préoccupations divines, transforme toute chose étrange en signe ou tentation, tout malheur en épreuve. Un tel imaginaire rassure, rassure plus que de se dire que ce n'était là qu'une hallucination hypnagogique qui ne signifie rien et que dans le mur ou non cela est indifférent au monde. On n'est pas là face à deux interprétations différentes d'un même fait. Il faut bien comprendre qu'un fait brut non interprété n'est rien. On est face à deux faits distincts, qui extérieurement sont les mêmes et dont la différence ne tient qu'à l'imaginaire à travers lequel ils sont vécus, expérimentés.

Le magique est différent, en ce sens qu'il écarte le divin mais pas toujours le diable. Ceux qui croient fortement en la magie ont l'habitude de l'associer à des forces obscures, voire hostiles et qui maîtrise la magie génère fascination et inquiétude. J'ai discuté récemment avec quelqu'un qui croit en la magie, qui considère qu'un membre de sa famille avait des pouvoirs, sans savoir d'où ils venaient. Mais d'après lui les pouvoirs ne viennent pas d'eux-mêmes, mais d'un pacte, d'un commerce avec des forces dont il vaudrait mieux ne pas s'approcher, dont il vaut mieux même ne pas parler. Le blues est plein d'histoires de ce genre, le grand talent de certains viendraient de pactes, de jeux avec des diables et des démons.
À la différence du Miraculeux et du magique, le féerique marque déjà une rationalisation du monde. Le merveilleux n'appartient plus à notre monde, mais à un monde enchanteur, séparé, qui touche le notre qu'en des endroits particuliers (les forêts) ou en des moments privilégiés : ce n'est qu'à la nuit tombée que l'enfant croit au monstre. Mais les enfants ne sont pas les seuls à s'effrayer merveilleusement : les soldats anglais au cours de la seconde guerre mondiale imputaient aux gremlins, petits êtres farceurs mais protecteurs, les pannes et petites avaries de leurs appareils. Ce jusque dans leurs manuels techniques. On voit tout de suite ce que l'on perd à dire qu'elles étaient dues aux vibrations de l'appareil et à des défauts de conception : un aviateur n'irait pas sereinement en mission sur un avion mal conçu. Rejeter la faute à des êtres facétieux et peu dangereux comble une ignorance sans doute volontaire et réconcilie l'homme avec son monde.

LE FANTASTIQUE


Le fantastique intervient quand l'homme, à force d'inquiétude, d'étonnements, de recherches, se forge une idée rationnelle d'un monde entièrement déterminé par des lois et des causes impersonnelles. Cette conception du monde a en partie évacué le merveilleux à l'époque où Perrault recueille ses contes de fées, les réduisant à des histoires pour enfants. Les Lumières (philosophes comme scientifiques, Laplace et Lavoisier sont à ce titre déterminants) viennent achever ce moment de reflux : Le « démon de Laplace » donne en 1814 l'image d'un monde tout entier conséquence d'un état premier et de quelques lois, dans lequel l'action des hommes est tout aussi déterminée que le déplacement des astres, monde dans lequel tout peut être connu. Dans lequel tout mystère a disparu.
Tout mystère ... on aimerait bien. Car si l'homme a conquis toute la planète, s'il a percé les secrets de la nature et évolue maintenant dans un monde qu'il connaît, il demeure des inconnues et un grand risque. La mort est la grande inconnue ainsi qu'un immense sujet d'inquiétude. On recense au XVIII de nombreux cas de morts qui se relèvent, alimentant la croyance aux vampires et fantômes, alimentant surtout la conversation médicale qui s'empare de ces cas et reconnaît que la différence entre la vie et la mort est mal connue. L'essai Mort apparente, mort imparfaite de Claudio Milanesi le montre bien. Le Fantastique va ainsi jouer à briser les distinctions d'apparence trop claires entre vivant et mort, présent et absent (comme dans le Horlà), visible et invisible, animé et inanimé, etc. Ce jeu joue avec le risque inhérent à tout système scientifique élaboré et efficace : que se passerait-il si ses fondations étaient bâties sur du sable, si son harmonie n'était qu'illusion toute prête déjà à s'évanouir ? Que subsisterait-il sur ses ruines ? La ruine des certitudes, la méfiance envers les sciences et la connaissance rigoureuse, l'appel lancé vers une nouvelle connaissance, plus large, plus paradoxale—en quoi consiste l’œuvre fantastique, n'est pas une attaque contre la raison, mais le projet même de la raison la plus avancée, mené avec les outils de l'art.

L'imaginaire fantastique est unique, mais susceptible de formes dégradées. La première de ces formes et l'abandon définitif au surnaturel, qui ravale cet imaginaire au féerique ou au magique. Comme chez Lovecraft (même si sa nouvelle L'innommable est paradigmatique). La deuxième consiste au contraire à recouvrir l'ambiguïté par une raison prosaïque. Ce que l'on voit dans le Chateau des Carpathes de Jules Verne ou encore Le chien des Baskerville de Conan-Doyle. Le fantastique pur, proprement ambivalent, je propose, après de nombreux autres (Anouck Linck surtout), de le dire « paraconsistant », afin d'insister sur le fait paradoxal que le fantastique reconnaît comme vraies une explication et ce qui la nie, une chose et son contraire et qu'il naît du maintient forcené de la contradiction. C'est ce fantastique là qu'on retrouve dans la littérature.
Mais une telle bizarrerie peut-elle se réaliser dans le monde réel ? Peut-on trouver dans le monde du paraconsistant, peut-on créer des réalités qui soient de tels scandales pour la raison, qui soient en mesure de nous horrifier comme les monstres issus de la littérature parce qu'illogiques et impossibles, proprement innommables ?

Oui.
Même si ça paraît impossible et justement parce que ça paraît impossible. Là-dessus, Caillois est précieux, lui qui traque le « fantastique naturel » : des animaux « peuvent être dits fantastiques, encore qu'ils soient des produits de la nature, si leur aspect surprend, déroute ou inquiète, au point qu'ils ne paraissent pas pouvoir être ce qu'ils sont ». Il donne plusieurs exemples de ces animaux par lesquels la nature « donne l'impression d'échapper à ses propres normes et même de les moquer effrontément » dont le fulgore porte-lanterne, la taupe étoilée, connue pour

« arborer autour de son museau une couronne de vingt-deux courts tentacules de chair rose vif, mobiles, sensibles, rétractiles, à volonté flasques ou tendus, très vaguement comparables à une étoile de mer compliquée ou à quelque horrible corolle. (…) L'observateur en croit à peine ses yeux et s'imagine en présence de créatures de cauchemar, qui contredisent la réalité plus qu'elles n'en émanent ».

On peut ajouter aujourd'hui les Myxomycètes, ces amibes collectives champignonesques qui s'étendent, se rétractent et se déplacent, apprennent, se souviennent, communiquent leur savoir et semblent être ainsi des champignons doués d'intelligence. Ou se souvenir des émois du jeune Dali devant le spectacle biomimétique : de petits papillons semblables à des feuilles.
Mais on peut très bien imaginer des objets fantastiques. Marcel Duchamp, dans son atelier, avait une porte toujours à la fois ouverte et fermée, puisque la partie mobile pivotait entre deux encadrement : fermant le passage atelier-chambre mais laissant ouvert celui chambre-salle de bain, ou inversement. Ses ready-made, œuvres d'art autant qu'objets trouvés, qui ont provoqué le scandale, sont des objets fantastiques, du moins l'ont été au début : Duchamp estimait nécessaire de n'en produire qu'un petit nombre, le fantastique ne pouvant survivre à la production en chaîne. On dira qu'on est là dans un scandale artistique et conceptuel, mais que le désordre des sens, l'ambiguïté des perceptions n'y est pas. Sans doute. Mais on trouve cet effet de fantastique dans la notion de vallée dérangeante de Masahiro Mori. Quand on est face à une reproduction réaliste de l'homme, plus la reproduction (sculpture, robot, etc.) est proche du modèle, plus ses défauts vont ressortir et produire un sentiment de malaise, d'inconfort. La vallée dérangeante se situe donc entre deux pics : une grande ressemblance à l'homme (si la ressemblance est totale, il n'y a plus d'inconfort) et un trop grand écart par rapport à la norme (la différence trop manifeste est grotesque plus qu'effrayante). Cet effet peut donc être produit volontairement et produit un effet fantastique : plus l’ersatz est ressemblant, plus il apparaîtra difforme, monstrueux. 

Enfin je ne résiste pas à évoquer Baudelaire, dont la conception de la beauté est le produit d'une vision du monde, d'une manière de penser proprement fantastique. Pour lui, en effet :

« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C'est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal! Or, comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, variée à l'infini, dépendante des milieux, des climats, des moeurs, de la race, de la religion et du tempérament de l'artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, amendée, redressée, par les règles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque de la planète, sans danger de mort pour l'art lui-même ? »

Beau qui réclame donc pour ressortir un détail, un quelque-chose qui ne soit pas beau, une fêlure, une laideur qu'aucune règle jamais ne pourra prescrire ni prévoir. Beau paradoxale que Baudelaire disait « moderne » et « romantique » parce que propre à son époque, qu'on pourrait tout aussi bien dire fantastique ou paraconsistant.


LES SCIENCE-FICTIONS

Aujourd'hui, ce qui nous angoisse ne se trouve plus en dehors du connu. L'horreur est au contraire un produit quotidien des sciences, de la technique et de la recherche. Déjà, comme nous le fait remarquer Ernst Bloch, parce que « l'éclairage perfectionné » a effacé toutes les ombres de nos habitats. Nous ne savons plus ce qu'est la nuit noire, la solitude. Nos maisons modernes ne craquent plus la nuit. Tous les recoins où auraient pu se cacher des spectres ont été supprimés par l'architecture, l'éclairage et l'urbanisme. Mais surtout parce que l'horreur maintenant est celle qui se cache au cœur des hommes, furent-ils de bonne volonté :

« Aujourd'hui, l'authentique horreur, à plus forte raison l'authentique objet de l'horreur ne loge plus dans les récits d'épouvante transmis, pas plus que dans le vert-de-gris romantique, lequel avait été si longtemps considéré ici comme essentiel. Il y a aujourd'hui un monde de l'horreur beaucoup plus authentique, beaucoup plus proche que celui du roman d'épouvante, sous le lampadaire électrique. Et cette horreur là ne pénètre pas moins jusqu'à la moelle parce qu'elle est d'ici-bas au lieu de l'au-delà, parce qu'elle fait croire au diabolique sans plus avoir besoin en rien du diable lui-même. (…) Donc la technique n'abolit jusqu'à maintenant que la fantasmagorie illusionniste, et non l'irrécusable, à savoir l'élément infernal provenant de l'abîme humain lui-même ».

Élément irrécusable qui se retrouve dans les génocides, les écocides et toutes les dégradations sans remède dont l'humain est quotidiennement la coupable victime. Comme le dit Caillois :

« Le merveilleux de la science-fiction (…) n'a pas pour origine une contradiction avec les données de la science, mais, à l'inverse, une réflexion sur ses pouvoirs et surtout sur sa problématique, c'est-à-dire sur ses paradoxes, ses apories, ses conséquences extrêmes et ou absurdes, ses hypothèses téméraires qui scandalisent le bon sens, la vraisemblance, l'habitude et jusqu'à l'imagination, non par l'effet d'une imagination turbulente, mais par celui d'une analyse plus sévère et d'une logique plus ambitieuse. »

En termes d'imaginaire, cela renvoie à une manière purement positive d'aborder le monde et les phénomènes, le plus éloigné possible de toute « fantasmagorie ». Mais quand il s'agit d'aborder les produits de la modernité technique, internet, les machines, le grand collisionneur de hadrons ou la nature et le contenu de l'espace, une imagination particulière s'éveille, qui est une sorte de rêverie spéculative informée sur « les paradoxes, les apories, les conséquences, etc. » de la technique. Seulement, quand on n'est pas « informé », le risque est grand de tomber dans une admiration béate, un émerveillement insensé, qu'on trouve déjà chez Verne (« Les hommes de ce XXIXe siècle vivent au milieu d'une féerie continuelle, sans avoir l'air de s'en douter. Blasés sur les merveilles, ils restent froids devant celles que le progrès leur apporte chaque jour. »), qu'Arthur C. Clarke prolonge avec ses propositions. Dire avec lui que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie » revient à retomber dans une mentalité merveilleuse technologiquement assistée. Est-ce vraiment la même chose de dire « flapitiflop » au balai en agitant sa baguette et d'avoir un roombot à la maison qu'on peut programmer ou du matériel électroménager qu'on peut commander à la voix grâce à un système de domotique, fruit de recherches poussées en cybernétique ? L'usager naïf dira peut-être que oui, ne remarquant pas assez que pour communiquer avec Alexa il faut articuler à outrance des phrases préfabriquées, donc déjà parler comme un robot. Mais l'ingénieur qui a conçu le système, le dépanneur qui l'installe ou le répare, lui, sait bien ce qu'il en est. Si la magie aussi réclame des formules rituelles, stéréotypées, pour agir, le balai qui répond à l'injonction du mage bouge miraculeusement. Ses fibres de bois, ses brins de paille se déplacent sans autre raison que la force du mage et la justesse de l'incantation. Rien de tel dans les outils techniques, dont le comportement, prévu à l'avance, répond bien plus à un programme et à la qualités des soudures sur un circuit imprimé qu'à la volonté de l'usager. Ce que l'usager moyen apprend chaque jour devant son pc.

D'un autre côté, ces nouvelles réalités peuvent inquiéter au point qu'en elles, on ne voie pas tellement leurs possibilités actuelles mais des possibilités futures et inquiétantes. Ainsi d'Elon Musk voyant déjà dans l'intelligence artificielle un dictateur numérique en puissance à même d'asservir l'humanité. L'I.A. n'en est pas là et il n'est pas certain qu'elle fasse un jour quoi que ce soit qu'on ne lui ai pas demandé de faire : performante sur des tâches précises, comme jouer à Mario, rédiger une note d'information sur les comptes de la bourse, peu douée pour écrire un scénario avec David Hasseloff, sans doute incapable de devenir Skynet. Cependant, cette projection angoissante voile les réalisations actuelles de l'I.A. et y font voir plus que ce qui s'y donne. Si tout discours invitant à plus de raison reste impuissant , c'est que notre imaginaire collectif actuel étant du genre angoissé, on ne peut s'empêcher de penser que le risque, quoi qu'improbable, est déjà là.

samedi 1 juin 2019

L'imaginaire, introduction théorique


Tout bien réfléchi, il est impossible de distinguer, de séparer, dans la perception, le perçu du projeté, le vu du rêvé, le réel du fantasmé. Percevoir, se rapporter à une chose, rapporter ce que l'on en voit, revient toujours en partie à halluciner le monde autour de soi. Il suffit pour s'en convaincre de se demander pourquoi on ne peint jamais les murs de sa chambre en rouge. Qu'est-ce qui dans le rouge est incompatible avec l'intérieur d'une chambre ? Cela n'a rien à voir avec la longueur des ondes que la peinture absorbe ou renvoie, les longueurs d'onde sont indifférentes comme des chats. Cela, en fait, a tout à voir avec nous. On dira que c'est psychologique ou subjectif, mais il n'est pas certain que cela tienne à la personne seule : car le projeté est bien vu dans la chose, et de la même manière par tous. Je ne connais pas une personne qui ait une chambre rouge ; par contre j'en connais plusieurs que l'idée seule horrifie parce qu'elles auraient l'impression de vivre dans un lupanar. 
Ce qui gêne autant dans le rouge est la symbolique qui y colle. Si cette symbolique s'enracine dans la nature, le sang et le feu, elle n'y est pas réductible : le rouge est couleur de sexualité illicite ou perverse, de prostitution—c'est le quartier rouge, de danger—l'alerte rouge et les panneaux d'interdiction. Le rouge, c'est aussi la passion : on considère que c'est une couleur trop excitante pour servir à une chambre.


Digression : tout cela se retrouve condensé dans la « femme à la robe rouge » de Matrix, prostituée numérique autant que menace de mort dans la simulation (elle se transforme en agent Smith), rappel SF d'Anne Sage, qui, par ses vêtements rouges, signal destiné au FBI, a signé la mort de John Dillinger. Plus « femme fatale », tu meurs.












Il en va ainsi de tout ; toute réalité qui nous entoure, même naturelle, recueille en elle toute une dimension spirituelle et collective qui nous échappe parce qu'elle nous paraît aller de soi. Il n'y a que le délire paranoïaque qui nous étonne parce qu'il projette dans le perçu des significations qui n'existent que pour lui seul, que ce soit de manière pathologique comme dans le délire de persécution ou artistique dans les œuvres paranoïa-critiques de Dali. Mais au fond, ces phénomènes limites ne sont rien d'autre que les expressions singulières d'une vérité universelle : nous sommes tous des êtres d'imagination et pour nous tous, penser voir ou agir, c'est toujours d'abord imaginer, c'est toujours d'abord évoluer dans une sorte de précipité de rêve collectif.

Ces rêves collectifs, propres à une société, qui la définissent mieux sans doute que tout autre chose, déterminent tout ce qui peut y être vécu et pensé. Ils constituent son imaginaire. Il est tout à fait possible alors de décrire une société à partir de ce qu'elle s'imagine être et de ce qu'elle croit être le monde. Ce que fait, par exemple, Edward Said dans l'Orientalisme ou Christopher Lasch avec « l'idéologie du progrès » dans Le seul vrai paradis. Ces recherches nous montrent que ces rêves ne sont pas figés, qu'ils sont l'objet de contestations, qu'ils se transforment sous les poussées réformatrices ou par la résistance qu'ils leurs opposent pour survivre.
Mais l'imagination agit plus profondément encore au niveau de l'individu. L'individu est le lieu d'un marchandage constant entre imaginaire social et imaginaire radical (pour reprendre les termes de Castoriadis). L'individu n'est évidemment pas libre d'assigner les significations qu'il veut aux choses, et les révoltes instinctives face à tout ce qui s'impose de l'extérieur n'y changent rien. Je ne décrète pas librement le rouge couleur du respect. Quand Mc Donalds a commencé à communiquer sur la qualité de la viande, le respect de la famille, des éleveurs locaux, etc., ils ont abandonné le rouge, trop violent, trop viande saignante et blessée, pour le vert, couleur plus apaisée, couleur du respect de la vie et de la nature. Si Mc Donalds peut tout se permettre sur de nombreux sujets, en matière de symbolique, ils n'ont pas le choix de se tenir à carreaux.


Cette absence de liberté pose un immense problème. L'imagination semble être sans limite, sans freins, libre absolument et pourtant on le voit, sur de très nombreux sujets, elle est parfaitement limitée. Mais si l'individu n'a pas les moyens d'imaginer ce qu'il veut, on ne peut pourtant pas affirmer que la société lui impose absolument tous ses contenus imaginaires. Les rapports entre imaginaire social et imaginaire radical, entre ces imaginaires et les conditions concrètes d'existence sont tout à fait mystérieuses et le défi est de déterminer comment les idées nous viennent, jusqu'à quel point notre vie intérieure est autonome et dans quel mesure il peut être dit clivé (coupé des conditions d'existence et source d'aveuglement, d'erreur et de souffrances).

Le seul moyen pour répondre à ce défi je pense est de prendre successivement divers objets, de voir ce qui s'en dit, d'inclure ces propos dans un cadre théorique général, un peu comme le fait Roger Caillois avec la pieuvre. Cela permettant de voir l'imaginaire qui se concrétise autour d'une réalité et si possible d'en déterminer les conditions d'émergence, la manière dont elle est ressaisie par les individus.
Deux difficultés. Ce cadre global, doit il être défini a priori ou construit autour de l'objet et pour lui seul ? Dans le premier cas, qui n'est pas sans rappeler « l'idéologie bourgeoise » visée systématiquement par Barthes dans ses Mythologies ou « l'idéologie managériale » analysée par Boltanski et Chiapello, le risque est de ne prendre que des objets qui confirment l'existence et la force de ce cadre, nous poussant à ignorer tout ce qui s'en éloigne. Dans l'autre cas, le risque est grand d'avoir à la fin un grand nombre de pièces de puzzle qui ne s'emboîtent pas et ne dessinent aucune vue d'ensemble. L'autre difficulté consiste à s'enquérir de ce que pensent les gens. Si l'imaginaire individuel recoupe l'imaginaire social, il y a de fortes chances pour que les gens n'en pensent rien, ceux qui en ont une idée seraient alors ceux qui lutteraient politiquement pour modifier les représentations. Il y aurait donc un risque de surreprésentation d'idées orientées politiquement non encore inscrits dans l'imaginaire social. Les points de vue d'artistes ont cet avantage d'être plus accessibles et plus représentatifs (le lecteur doit s'y retrouver dans ce qu'il lit). Mais leur activité ne les amène-t-ils pas à avoir une idée personnelle et surprenante des choses ? Comment espérer atteindre la vision d'une norme à partir des idées développées par des excentriques de profession ?


Ces difficultés-là, je serai bien incapable de les résoudre maintenant. Pour éviter le moindre écueil, je vais donc multiplier les angles d'attaque, les manières de faire. Pour interroger le lien entre les conditions d'existence et les imaginaires, je vais me lancer à la poursuite de ce que j'appelle « l'ère de la science-fiction intégrale ». En partant d'un cadre global a priori et plutôt arbitraire qui consiste à faire du merveilleux, du fantastique et de la science-fiction des formes de l'imaginaire. Je m'expliquerai là-dessus bientôt. La science-fiction étant décrétée la plus en accord avec nos conditions d'existence, j'analyserai les images qui accompagnent divers objets selon l'imaginaire à partir duquel il est considéré, et j'essayerai de savoir, en cas de décalage entre l'imaginaire et les conditions de vie, ce qui le justifie. Méthode top-down en quelques sortes. Bottom-up, je me risquerai à dresser le portrait symbolique de quelques objets très présents dans l'imaginaire pour voir comment les significations qui leur sont attachées sont investies par les personnes et comment elles se sont imposées socialement.