jeudi 28 février 2019

TOOL 10 000 Days (6)


C'était vraiment pas la peine d'aller chercher si loin pour contester l'idée d'une nature humaine déterminée et d'une guerre inévitable de tous contre chacun. Il y suffisait d'écouter le reste de l'album. En particulier deux chansons : intension et right in two.

Right in two montre l'humanité regardée de haut par les anges et moquée pour son inconséquence. Maynard y chante clairement l'idée que l'homme est libre, et donc, que nous ne sommes pas condamnés à suivre une nature aveugle et méchante. Ce qui ne veut pourtant pas dire—pas encore, que nous pourrions sortir de cette situation conflictuelle, et afflictuelle tiens, inventons des mots, car si « Dieu nous a donné le libre-arbitre », cela nous a « égarés » :

« Why did Father give these humans free will?
Now they're all confused »

Ce « free will » se retrouve d'ailleurs dans Intension : « ruled by will alone ». Puisque nous ne sommes dirigés que par notre propre volonté, au double sens de dominés et de guidés, nous ne pourrions que nous en prendre à nous-mêmes, individuellement et collectivement. Si j'agis mal, si je suis méchant, si je cause du mal, si mon peuple est criminel, c'est d'une part parce que je le veux, parce que j'en ai l'intention, d'autre part parce que collectivement nous sommes une majorité à le vouloir (dans l'idée un peu délirante où nous compterions tous pour 1, où la volonté des uns égalerait celle des autres, ce qui est faux. La vie politique n'est pas égalitaire et la volonté de quelques uns vaut plus que celle de beaucoup d'autres, ce n'est pas un jeu de dames ; une image confortable parce que fausse parle d'échiquier, il y aurait des pièces intrinsèquement plus fortes que d'autres, ces dernières devant être utilisées pour ne pas entraver les pièces maîtresses et appuyer leur stratégie ; on parle ainsi d'échiquier politique. La vérité est que la vie politique est un plateau de Go, c'est la position des uns et des autres qui détermine leur force et leur ascendant, et même un Tuche, ou, disons le, un Trump, est puissant placé là où il ne devrait jamais l'être).
Ces deux chansons, donc, semblent nous dire une chose : nous sommes les artisans de notre propre déchéance. À cause de notre libre volonté, de notre raison (« father blessed them with reason and this is what they choose »). Mais là où Right in two est bel et bien une chanson accusatrice, pleine de fiel envers l'homme qu'elle traite de « singe imbécile », qu'elle trouve « répugnant », Intention semble plus vaporeuse et rumine la nostalgie d'une époque initiale, primitive, au cours de laquelle l'homme vivait en parfaite harmonie avec le monde et les autres, vivait un vrai paradis qu'il a fini par perdre. Cette nostalgie est rendue par le « pure as we begin » scandé tout au long de la chanson, par des voix superposées qui sussurent et chuchotent derrière le chant, donnant l'impression d'être dans le gaz, d'entendre un fondu enchaîné qui nous plongerait dans une sorte de rêverie, de laquelle nous tirerions cette intuition splendide et une sorte de vision onirique du destin de l'homme. Je me laisse égarer sans doute, mais ce qu'on peut dire avec certitude et sans lyrisme, c'est que cette chanson retrace les instants de crise à travers lesquels nous nous sommes conduit comme des imbéciles et avons commencé de vivre dans un monde de merde, pour paraphraser Full Metal Jacket.

Mais si tout était parfait au départ, si tout était aussi pur que des sensations lactées, comment ça se fait que tout soit parti en live de la sorte ? Que nous finissions ainsi, loin de toute pureté, confus et violents, répugnants au point de diviser le monde en deux catégories égales, ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent pour se terrer dans un trou ? Si nous étions déjà raisonnables et rationnels, partant d'un état stable et parfait, il n'y a aucune raison pour que nous ayons tout gâché en prenant des décisions désastreuses. Sauf à considérer la possibilité d'une révolte métaphysique, que rien n'indique dans les chansons de Tool, qui aurait conduit l'homme, pour se libérer du Bien promu par la religion, à faire le mal en toute occasion parce qu'il en avait la liberté. Ce sont plutôt des situations, des moments précis de crise qui nous ont fait basculer, crises que restitue Intension :

Here we have a stone
Gather, place and raise, so
Shelter turns to home
Here we have a stone
Throw to slay the stranger
Swore to crush his bones
Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Light the way or warm this
Home we occupy
Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Forge a blade to slay the stranger
Take whatever we desire

In Tension peut vouloir dire être tiraillé entre deux positions, deux décisions contradictoires. Ce que l'on a dans la chanson. Il y est question de deux directions opposées, amour et peur, accueil et rejet, mais qui sont, c'est cela qui est dérangeant, inséparables l'une de l'autre. Dès que nous avons une pierre, dès que l'outil est inventé, nous avons tout à la fois le foyer, la maison, le silex qui par percussion produit étincelles puis feu, et enfin arme. Les aspects positifs de l'outil sont indissociables de ses conséquences désastreuses, tant et si bien qu'il est délicat encore de dire que cela est de notre faute. Ce serait donc l'outil, l'objet technique qui, bien plus que notre raison et notre libre-arbitre, nous aurait rendus mauvais les uns envers les autres.
Mais Intention est aussi le but, le dessein, et on le voit : une pierre indifférente, un objet naturel sans spécificité aucune, devient un outil en fonction du but que l'on se donne, de notre intention. Ce n'est pas la pierre qui nous pousse à la lancer pour tuer, à l'empiler pour bâtir. C'est notre désir de bâtir et de tuer qui nous pousse à considérer la pierre, mais tout aussi bien l'arbre, l'os et que sais-je encore, comme un outil exploitable. Ce serait donc bien de notre faute … Et pourtant on ne peut se déprendre de l'idée que oui, peut-être, l'objet nous aurait perverti, que la pierre, une fois prise en main, ne laisse pas beaucoup d'autre choix que de la lancer. Tôt ou tard sur quelqu'un. Mais dire cela revient à nier le libre-arbitre ... À contester l'empire que la raison exerce sur nous. Donc à dire que nous ne sommes pas dirigés par notre seule volonté. Donc à faire mentir la chanson-même que nous essayons d'interpréter. Il y a là une tension, une contradiction, au moins une difficulté qu'il va nous falloir tirer au clair : la pierre fait-elle l'assassin, ou bien est-ce l'assassin qui tire profit de la pierre pour réaliser son dessein meurtrier ?

Pour répondre, il va d'abord falloir rendre compte de ce « pure as we begin », de l'idée qu'au départ l'homme était bon et heureux. Car si l'homme était bon au départ, l'espoir est permis de le voir le redevenir, mais surtout cela oblige à trouver une origine et un fondement à sa méchanceté. Si cette idée s'avère absolument fausse, s'il s'avère que l'homme a toujours été méchant, alors sans doute vaut-il mieux arrêter d'écouter Tool et de lire de livres pour suivre des cours d'autodéfense.

L'idée selon laquelle à l'aube de son histoire l'humanité aurait été paisible n'a rien d'évident, tant peut être tenace le mythe de l'hominidé primitif, tirant sa femelle par la tignasse pour assouvir violemment un rut bestial, tel qu'on peut le voir dans le film, magnifique mais terriblement inadéquat, de Jean-Jacques Annaud, La guerre du feu. Ce qui n'est pas étonnant. Ce film est tiré d'un livre publié en 1911, époque à laquelle la préhistoire est plus proche de la projection de fantasmes exotiques que de la discipline académique. Pour l'essentiel, tout porte à croire qu'au paléolithique, l'homme était paisible et soucieux de son semblable ; vivant en petits groupes nomades, il avait tout intérêt à avoir des rapports paisibles avec les autres groupes, ne serait-ce que pour « la circulation des femmes » qui permet d'éviter un inceste galopant qui aurait rendu vraiment bizarres les repas collectifs au coin du feu et du reste, rapports paisibles d'autant plus facilités que les ressources existaient en abondance dans de vastes territoires peu peuplés dans lesquels il était toujours plus simple de s'éloigner un peu des gêneurs que de se lancer dans un conflit dont l'issue aurait été plus qu'incertaine. On était bons au début, « pure as we begin », pure signifiant ici bon, moral.
C'est en tout cas ce que nous révèle Marylène Patou-Mathis, Directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), département préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (Paris), dans un article du Monde Diplomatique : Non, les hommes n'ont pas toujours fait la guerre.
Mais la question reste entière, qu'est-ce qui nous a fait sortir de ce paradis nomade que chacun portait en lui ? Ce qui est intéressant, c'est que cet article finalement donne raison à un philosophe qui parlant des débuts de l'humanité prétendait pourtant « écarter tous les faits ». Car pour Marylène Patou-Mathis comme pour Jean-Jacques Rousseau, c'est la sédentarisation et l'émergence de la propriété privée, l'accumulation des richesses qui a rendu possibles les premières guerres et la naissance de sentiments profonds d'hostilité.

« au cours du néolithique, le besoin de nouvelles terres à cultiver entraînera des conflits entre les premières communautés d’agropasteurs, et peut-être entre elles et les derniers chasseurs-cueilleurs (…) Une crise profonde semble marquer cette période, comme en témoigne aussi le nombre plus élevé de cas de sacrifices humains et de cannibalisme.
Alors que les sédentaires peuvent accumuler des biens matériels, les chasseurs-cueilleurs nomades disposent d’une richesse nécessairement limitée, ce qui réduit également les risques de conflit. De plus, l’économie de prédation, à la différence de l’économie de production, qui apparaît avec la domestication des plantes et des animaux, ne génère pas de surplus. L’histoire a montré que les denrées stockées et les biens pouvaient susciter des convoitises et provoquer des luttes internes ; butin potentiel, ils risquent d’entraîner des rivalités entre communautés et de mener à des conflits. »

Ce qui donne une valeur considérable aux diatribes de Rousseau :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou combattant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. »

Ainsi ce qui nous a avili n'est pas à proprement parler des événements, mais des transformations progressives, des mutations de notre pensée et de notre rapport au monde, qui, aboutissant à des conséquences monstrueuses, ne trouvent leur origine que dans des idées qui semblent anodines et sans conséquence. Mais d'où viennent ces idées ? D'un développement autonome de notre raison ou des suites d'un développement technologique ? Doit-on avec Intention blâmer la pierre ou avec Right in two blâmer l'homme seul ?

samedi 16 février 2019

Moi Société-Anonyme

(Article écrit en décembre 2017, dans l'idée trop ambitieuse de lancer un hebdomadaire critique sur internet, commentaires et analyses des articles de la semaine. Ce mois-ci, Alternatives Economiques publie une page sur "Capital Humain", occasion pour moi de ressortir ce texte, dans une période où les élèves de terminale sont contraints de se vendre sur le marché devenu concurrentiel des études supérieures.)

https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/MARTIN/58192
https://theconversation.com/retour-vers-le-futur-quand-le-capitalisme-de-plate-forme-nous-renvoie-au-domestic-system-preindustriel-72917


Serge Halimi, écrivant sur le néo-libéralisme, parlait d'un « grand bon en arrière ». Nous y sommes manifestement, et ce grand bon en arrière, qui nous fait remonter en terme de liens et de contrats, aux temps préindustiels, est en même temps un grand saut dans l'inconnu des économies numériques et du capitalisme de plateforme. Il n'est d'ailleurs pas innocent à ce titre que les formes de lutte puisent aussi leur modèle dans ce qui a précédé l'appropriation capitaliste : les communs assurés jadis par le droit coutumier et les coopératives, qui unissent les petits face aux grands.



LE CAPITALISME INDUSTRIEL
Un article d'Aurélien Acquier sur le site The Conversation, daté du 3 septembre 2017, évoque ce retour à des formes ancienne d'échange par le biais des entreprises les plus en pointe et trace le parcours, juridique et intellectuel, des différentes formes de l'entreprise qui conduit du « domestic system » préindustriel à la plate-forme numérique comme Uber. Cette évolution articule une dialectique étrangement hégélienne quant à la forme-entreprise.
Avant la grande industrie, les professionnels du textile faisaient appel aux fermiers en mal d'activité à la saison creuse pour sous-traiter la confection. Ce travail à la tâche, domestique, artisanal, tenait de l'accord entre personnes et ne devait pas permettre un grand rendement. La première révolution industrielle, révolutionnant l'industrie textile en permettant l'émergence des manufactures, obligea à sortir de ce modèle pour entrer dans le capitalisme industriel. Ce dernier, caractérisé par une production abondante et un besoin massif en main-d’œuvre, appel de lui-même l'exode rural et l'organisation militaire des paysans dépossédés dans les casernes industrielles que sont les manufactures. Cette dépossession passe par le mouvement des enclosures en Angleterre, ratifié par la loi (plus de 5000 actes d'enclosure votés entre 1727 et 1815—source Universalis), favorisant les riches propriétaires terriens et l'industrie dans son ensemble. Ce capitalisme industriel naissant oppose, dans les termes du Marx des Manuscrits, le salaire, le profit, la rente. L'évolution du capitalisme n'aura pour but que de régler les conflits entre ces trois intérêts contradictoires.
LE CAPITALISME MANAGERIAL
Une première victoire s'amorce à partir de 1870, avec la seconde révolution industrielle, un nouveau capitalisme commence à croître, appelé par l'auteur le « capitalisme managérial », qui rappelle évidemment celui qui est au cœur du « nouvel esprit capitaliste » de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qu'ils décrivent à travers la littérature interne des grands groupes un siècle après sa naissance, au temps de son plein éclat. Managérial, parce que le propriétaire a cessé pour l'essentiel d'être capitaine d'industrie, d'être un entrepreneur, mais le plus souvent se trouve être un actionnaire qui récupère des profits toujours plus grands, laissant à un directeur salarié le soin de gérer les affaires, manager à la tête d'une armée de managers qui font office de courroie de transmission entre direction en haut et salariés en bas. Aurélien Acquier nous dresse cependant un portrait trop rapide de ce capitalisme de Firme qu'il faudrait étoffer, en lisant les nombreuses références qu'il donne : Alfred Chandler, Berle et Means, Galbraith, Ronald Coase.
« la grande entreprise » est pour lui devenue « l'acteur central ». « elle possède ses actifs (murs, machines, etc.), s'engage dans des activités de R&D, planifie, pilote les coûts, gère les ressources humaines, organise ses activités suivant un idéal scientifique et professionnel. » « Elle concentre un pouvoir économique, politique et social croissant », menace par sa croissance et son mode de fonctionnement la société et s'oppose par nature, par sa verticalité hiérarchique, à l'horizontalité du marché, qu'elle a tout intérêt à perturber et à rendre inégalitaire. Ce capitalisme a atteint son plein développement aujourd'hui et c'est lui qui est la cause de ces grandes inégalités de richesse qui sont l'objet principal du mécontentement. Arrivé à son apogée, le capitalisme managérial a pour ainsi dire éliminé la rente. La firme possède ses bâtiments, ses infrastructures, c'est même parfois là l'essentiel de sa richesse (que l'on pense au modèle mis en place par Mc Donald's), s'est affranchi par optimisation fiscale de la rente fiscale des Etats. Ce capitalisme a réduit au maximum les salaires en faisant jouer la concurrence internationale entre les travailleurs et en délocalisant toujours plus d'activités, en réduisant les salaires trop élevés par un lobbying efficace auprès des gouvernements afin de démanteler le droit du travail et la protection des salariés. Il s'est installé partout sur la planète en profitant des guerres, des assassinats politiques, en installant des gouvernements conciliants qui acceptent que les multinationales s'arrogent une partie des ressources et territoires nationaux. Les Firmes ont même acquis la possibilité de poursuivre les Etats qui menacent leurs intérêts dans des tribunaux d'arbitrages coûteux et obscures.
Cet accroissement immense du capitalisme managérial lui a certainement fait atteindre sa « masse critique ». La nécessité d'entretenir les liens hiérarchiques forts et le contrôle tout autour de la planète, de stocker toujours plus, d'être là à la fois où sont les consommateurs, les producteurs et les matières premières amène à dépenser beaucoup trop dans la gestion, dans l'organisation, et à jongler avec des législations nationales non homogènes et de plus en plus décidées à entraver l'activité non régulée. Le Grand Marché Transatlantique n'est qu'un moyen de lever les derniers freins, mais ces derniers freins une fois sautés ne feront qu'avancer un peu plus loin le capitalisme dans son impasse. L'activité traditionnelle s'avère donc être une activité de plus en plus coûteuse sans avenir, dépassée par l'activité numérique et les nouveaux modèles d'entreprise, beaucoup plus légers et capables sans ressources de générer des profits importants. Capables donc de faire ce que les Firmes sont devenues incapables de faire.
LE CAPITALISME DE PLATEFORME
Les entreprises numériques ne sont plus des firmes. Ayant supprimé la hiérarchie, ou l'ayant fortement réduite, elles se présentent essentiellement comme des marchés. Ce modèle est présenté dès 1976, par Jensen et Meckling, comme « nœud de contrats ». L'entreprise n'est plus une entité possédant ses actifs, elle est un marché, se fond dans le marché et n'est plus qu'un ensemble coordonné de relations contractuelles entre acteurs. Or nous sommes tous liés contractuellement à une entreprise, le client, l'Etat, le partenaire, etc. c'est-à-dire que ce modèle dissous l'entreprise et la confond avec la réalité même, l'inscrit dans les relations mêmes que les individus entretiennent et dans l'usage que l'on fait d'un logiciel ou d'un produit.
L'entreprise dans ce modèle n'a plus besoin d'avoir d'actifs, de posséder quoi que ce soit, encore moins d'employer des salariés, il suffit de mettre en contact des clients-partenaires qui, avec leurs propres actifs, travailleront à la tâche exactement comme les paysans anglais avant la manufacture. Cela est appelé « capitalisme de plateforme », tant dans l'article d'Aurélien Acquier que dans celui de Jean-Philippe Martin publié dans le Monde Diplomatique de décembre 2017. Appellation qui semble préférable aux autres proposées, comme celle de capitalisme cognitif ou d'économie de la connaissance, qui ne permettent pas de saisir les structures concrètes d'exploitation et de création de richesse. Même s'ils sont liés.
ALIENATION
Aurélien Acquier montre bien que dans une telle économie, l'individu est lui-même devenu une entreprise, doit veiller à sa réputation, à la qualité de ses actifs pour pouvoir ne serait-ce que travailler. Mais l'impact de cette nouvelle économie n'est pas assez montré. L'article de Jean-Philippe Martin permet de combler ces lacunes, lui qui insiste sur la misère et l'exploitation provoquées par ces entreprises, l'ironie cruelle qu'elles emploient dans leurs rapports avec leurs sous-traitants, l'effet d'aubaine que ce modèle représente pour les firmes qui préfèrent licencier et faire appel à des autoentrepreneurs qui, mis à leur compte, pourront être payés à la tâche plutôt que salariés et protégés. Il montre aussi l'inscription de ces statuts dans le droit de divers pays récemment, pays qui ne savent pas encore comment réagir, entre interdiction de ces entreprises « nœuds de contrats », comme lorsque Londres interdit Uber, ou facilitation de leurs activités par la création de statuts précaires qui fragilisent le monde du travail, les travailleurs les plus en difficulté, qui tendent à supprimer, à terme, le salariat au profit de ce « libertariat » contraignant. Etats d'ailleurs qui dans les administrations n'hésitent pas à recourir à ces autoentrepreneurs. Cette suppression espérée du salariat, qui marquera la victoire définitive du capital sur ses deux adversaires, contrairement à ce que la propagande néo-libérale affirme, ne lèvera pas par la même occasion les rapports de subordination. L'aliénation, dans ce modèle, au contraire, est totale, l'individu ne pouvant plus séparer son existence même des logiques de marché, de la conscience de la concurrence, ayant pleinement intégré la soumission aux logiques d'un marché qui exige de sa part une mobilisation de chaque instant.La soumission économique aussi, puisque contraint de posséder ses propres actifs, le travailleur « indépendant » se retrouve évidemment limité par son capital de départ : contrairement à ce qui est répété, ce modèle où tout le monde a le même statut, certes, est un modèles de dupes (comme le disait Rousseau du pacte d'association qu'est le contrat social) puisque seuls les plus riches, encore, vont s'en sortir écrasant de fait les plus pauvres qui ne pourront jamais fournir la même qualité de service. Qui seront donc condamnés à mourir de faim ou à se révolter.
Aliénation économique mais culturelle aussi. Dans la mesure où la qualité du travail et la soumission du travailleur dépendent de ce que Toni Negri appelle, dans son article « Le rapport Travail/Capital dans le capitalisme cognitif », le capital intangible et de la qualité de vie (éducation, formation, santé), les plateformes ont tout intérêt à investir dans ces domaines qui avant étaient le domaine du wefare-state : la santé, l'éducation, la recherche, etc. Ce pourquoi « on assiste à une pression extraordinaire pour privatiser et/ou subordonner à la logique marchande ces productions collectives. L'explication de cette occultation grossière se trouve dans l'enjeu que représente pour le capitalisme cognitif le contrôle biopolitique et la colonisation marchande des institutions du Welfare. » Une fois cette réintégration du domaine privilégié de l'Etat Providence, régulateur et protecteur, dans la logique de marché, les structures de régulation n'auront plus aucun pouvoir de résistance pour former des individus politiques, qui ne seront plus que des individus économique dont les logiques de lutte seront intégrées aux logiques du marché, puisque toute leur existence n'aura été qu'en vue de faire intégrer ces logiques, en vue de transformer le citoyen en autoentrepreneur de sa propre existence comme produit.

mercredi 6 février 2019

Divagations autour de Paul Eluard


J'ai pas toujours eu beaucoup de tendresse pour le surréalisme. J'ai même longtemps été critique à son égard. Jusqu'à ce que j'en lise. Le découvrant pour de bon, j'ai été immédiatement conquis, et enthousiaste, et dès que j'en parlais un peu autour de moi j'essuyais les mêmes critiques que j'adressais moi aussi au surréalisme avant d'y lire. En gros que c'est bête, et stupide même, que dire « la Terre est bleue comme une orange », c'est marrant 5 minutes quand on est petit, mais que le paradoxe est facile et que ça fait pas une poésie. La poésie sérieuse est autrement plus ... », et là, chacun y va de sa référence et de son critère. Mais c'est pas de ça dont je voudrais parler.

Là, ce que je veux dire, d'abord, c'est que c'est trop facile d'attaquer le surréalisme en critiquant Eluard. Ce serait comme démolir un film en ne critiquant que les figurants. Alors bon, je sais qu'Eluard, dans l'histoire du surréalisme, fait partie des premiers et est un personnage important, mais artistiquement parlant, c'est clairement pas par lui que l'on peut se rendre compte de la vigueur et de l'importance du surréalisme. La poésie surréaliste, du reste, en général, n'est pas le meilleur, mais là encore, cela juste pour dire une chose, c'est que critiquer Eluard, c'est facile, c'est trop facile, c'est comme tirer sur une ambulance, ça ne se fait pas. Surtout réduit à un seul poème, qui n'a même pas le mérite de ne pas être une de ses mièvreries habituelles. Mais je ne veux pas aller trop loin dans ce poème, contentons-nous des de ce à quoi on le réduit toujours.

« La Terre est bleue comme une orange. »



On me dira c'est absurde. Non, d'abord, c'est une référence culturelle. Lichtenberg déjà, auteur de la fin du XVIIIe siècle justement redécouvert par André Breton, écrivait dans ses Aphorismes :


« Dans la loi 2 fois 2, 4 ou 2.2=4, il y a vraiment déjà quelque chose de la parallaxe du soleil et de la terre en forme d'orange. »

Ce qu'il veut dire par là, c'est que dans les lois les plus élémentaires
des mathématiques, il y a déjà présentes en germe les applications les plus pointues et étonnantes, comme celle de la parallaxe qui permet, de calculer sans bouger son cul, juste avec de la patience et un calcul d'angle, de mesurer la distance entre la terre et un astre. Mais le plus étonnant là dedans est la drôle de formule de Lichtenberg, « Terre en forme d'orange », qui, si elle n'a pas inspiré Eluard (je n'en ai pas trouvé de preuve), en est très proche.






Ensuite, est absurde est ce qui est dépourvu de sens, ce qui enferme une contradiction, et comme il le dit lui-même tout de suite après « Jamais une erreur les mots ne mentent pas ». Du coup, c'est même plutôt malin, là, parce qu'on tombe tout de suite dans le panneau, orange est à la fois la couleur, là ce serait dénué de sens oui, de dire le bleu orange, mais c'est pas ce qu'il dit, et à la fois le fruit. Or, toute la subtilité est dans le « comme », qui peut être soit la marque d'une identité (ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau), soit la marque d'une analogie, auquel cas le « comme » n'est pas à prendre au pied de la lettre, mais il faut plutôt essayer d'imaginer le terme manquant entre les deux, qui justifie le rapprochement, trouver le bleu de l'orange qui justifie sa comparaison avec la Terre. Ça c'est plutôt coton.

Généralement, on se met à regarder la Terre et à se demander ce qu'elle a en commun avec l'orange. On pense alors à l'écorce, le logo Orangina mimant tant bien que mal les plaques continentales et océaniques, on pense aux quartiers d'orange, semblables aux méridiens. Mais difficile de comprendre ce bleu autrement que comme un lieu commun, une facilité, le degré zéro de l'image poétique : la "planète bleue". Bref, comme une faiblesse. C'est simplement parce que c'est prendre l'analogie par le mauvais bout.

Il faut abandonner la Terre pour un moment. Il faut se poser une question simple : à quel moment, film de Tintin mis à part, une orange cesse-t-elle d'être orange pour se faire bleue ? 

La réponse est évidente, basique : quand elle est moisie, quand elle se couvre d'un duvet de champignons, de moisissures, ce qui fait de Eluard peut-être l'équivalent tardif et édulcoré du Baudelaire de la Charogne. Cela commence à le rendre intéressant, mais on peut aller plus loin encore en se risquant, à partir de là, à une lecture destoy du poème.

Ce qu'il dit, Eluard, c'est que la Terre est bleue comme une orange est bleue, ça n'a rien à voir avec la mer, ça a avoir avec nous, nous sommes la moisissure bleue, la vie qui grouille et multiplie à sa surface, triste, ayant le blues, qui la recouvre de sa tristesse. Et cela permet de comprendre pourquoi tout le reste du poème est affaire d'amour : « au tour des baisers de s'entendre les fous et les amours elle sa bouche d'alliance ... ». Parce qu'on n'aime que les pourritures, c'est bien connu, Eluard le premier, célibataire involontaire dont toutes les amantes sont mortes à pourrir sous terre.

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s'entendre
Les fous et les amours 

Ici, on le voit, la tristesse humaine s'exprime dans la couleur orange sale du Dernier Tango à Paris de Bertolucci, où les personnages on cessé de « chanter » l'amour, de se séduire, pour se jeter les uns sur les autres dans une avidité de fauve, dans un acte désespéré.

Elle sa bouche d'alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d'indulgence
À la croire toute nue.


Tout ce passage jouit d'un double-sens pesant. La bouche d'alliance peut se rapporter aux baisers rapaces du début, à l'instar de la grivoiserie de Magritte dans La main heureuse, qui représente une alliance autour de la queue d'un piano,la bouche étant alors ce par quoi on s'unit à l'autre. Mais il faut voir la bouche en forme d'anneau, en forme de « O », très exactement, comme un cri d'angoisse et d'horreur. C'est le moment où l'amour se transforme en passion criminelle, en passion criminelle qui rejette la responsabilité du crime sur la victime, sorte de préméditation de la culture du viol : « quels vêtements d'indulgence à la croire toute nue », comme si elle désirait ce que le poète s'apprêtait à lui faire subir.

Les guêpes fleurissent vert
L'aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.


Ici, le poète, pris dans une frénésie criminelle attisée par la chaleur de l'été, comme un Meursault domestique, défenestre sa victime pour qu'elle lui fasse de l'air. D'où le « collier de fenêtres » et « l'aube se passe autour du cou », ce qui est aussi un double-sens autour de l'alliance, du mariage, vu que « passer la bague au doigt » et « passer la corde au cou » est la même chose, proximité, identité de l'amour et de la mort. Il imagine cette chute libre comme une libération de sa victime, un service qu'il lui rend et un hommage à sa beauté, qu'il sacrifie au soleil. Cet amour qui devient violence puis fini jeté par la fenêtre, on le retrouve répercuté dans un très grand album de rock, The Wall, le poème étant une préfiguration sage de la folie absolument joyeuse de One of my turns, plus sage dans son expression, plus feutrée, mais plus fatale dans son issue.



Day after day, love turns grey
Like the skin of a dying man.
And night after night, we pretend its all right
But I have grown older and
You have grown colder and
Nothing is very much fun any more.
And I can feel one of my turns coming on.
I feel cold as a razor blade,
Tight as a tourniquet,
Dry as a funeral drum.

Run to the bedroom,
In the suitcase on the left
You'll find my favorite axe.
Don't look so frightened
This is just a passing phase,
One of my bad days.
Would you like to watch T.V.?
Or get between the sheets?
Or contemplate the silent freeway?
Would you like something to eat?
Would you like to learn to fly?
Would'ya?
Would you like to see me try?
Would you like to call the cops?
Do you think it's time I stopped?
Why are you running away?

Dans ces paroles, on retrouve le désespoir des uns, le pourrissement de leur situation, le passage de l'amour à la violence, l'idée d'une libération en se jetant par la fenêtre, le tout condensé en trois courtes expressions à peine, d'une subtilité toute poétique : « between the sheets ; silent freeway ; learn to fly ». Voilà assurément de quoi se réconcilier avec Paul Eluard, cette cinquième roue du surréalisme.