mercredi 6 février 2019

Divagations autour de Paul Eluard


J'ai pas toujours eu beaucoup de tendresse pour le surréalisme. J'ai même longtemps été critique à son égard. Jusqu'à ce que j'en lise. Le découvrant pour de bon, j'ai été immédiatement conquis, et enthousiaste, et dès que j'en parlais un peu autour de moi j'essuyais les mêmes critiques que j'adressais moi aussi au surréalisme avant d'y lire. En gros que c'est bête, et stupide même, que dire « la Terre est bleue comme une orange », c'est marrant 5 minutes quand on est petit, mais que le paradoxe est facile et que ça fait pas une poésie. La poésie sérieuse est autrement plus ... », et là, chacun y va de sa référence et de son critère. Mais c'est pas de ça dont je voudrais parler.

Là, ce que je veux dire, d'abord, c'est que c'est trop facile d'attaquer le surréalisme en critiquant Eluard. Ce serait comme démolir un film en ne critiquant que les figurants. Alors bon, je sais qu'Eluard, dans l'histoire du surréalisme, fait partie des premiers et est un personnage important, mais artistiquement parlant, c'est clairement pas par lui que l'on peut se rendre compte de la vigueur et de l'importance du surréalisme. La poésie surréaliste, du reste, en général, n'est pas le meilleur, mais là encore, cela juste pour dire une chose, c'est que critiquer Eluard, c'est facile, c'est trop facile, c'est comme tirer sur une ambulance, ça ne se fait pas. Surtout réduit à un seul poème, qui n'a même pas le mérite de ne pas être une de ses mièvreries habituelles. Mais je ne veux pas aller trop loin dans ce poème, contentons-nous des de ce à quoi on le réduit toujours.

« La Terre est bleue comme une orange. »



On me dira c'est absurde. Non, d'abord, c'est une référence culturelle. Lichtenberg déjà, auteur de la fin du XVIIIe siècle justement redécouvert par André Breton, écrivait dans ses Aphorismes :


« Dans la loi 2 fois 2, 4 ou 2.2=4, il y a vraiment déjà quelque chose de la parallaxe du soleil et de la terre en forme d'orange. »

Ce qu'il veut dire par là, c'est que dans les lois les plus élémentaires
des mathématiques, il y a déjà présentes en germe les applications les plus pointues et étonnantes, comme celle de la parallaxe qui permet, de calculer sans bouger son cul, juste avec de la patience et un calcul d'angle, de mesurer la distance entre la terre et un astre. Mais le plus étonnant là dedans est la drôle de formule de Lichtenberg, « Terre en forme d'orange », qui, si elle n'a pas inspiré Eluard (je n'en ai pas trouvé de preuve), en est très proche.






Ensuite, est absurde est ce qui est dépourvu de sens, ce qui enferme une contradiction, et comme il le dit lui-même tout de suite après « Jamais une erreur les mots ne mentent pas ». Du coup, c'est même plutôt malin, là, parce qu'on tombe tout de suite dans le panneau, orange est à la fois la couleur, là ce serait dénué de sens oui, de dire le bleu orange, mais c'est pas ce qu'il dit, et à la fois le fruit. Or, toute la subtilité est dans le « comme », qui peut être soit la marque d'une identité (ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau), soit la marque d'une analogie, auquel cas le « comme » n'est pas à prendre au pied de la lettre, mais il faut plutôt essayer d'imaginer le terme manquant entre les deux, qui justifie le rapprochement, trouver le bleu de l'orange qui justifie sa comparaison avec la Terre. Ça c'est plutôt coton.

Généralement, on se met à regarder la Terre et à se demander ce qu'elle a en commun avec l'orange. On pense alors à l'écorce, le logo Orangina mimant tant bien que mal les plaques continentales et océaniques, on pense aux quartiers d'orange, semblables aux méridiens. Mais difficile de comprendre ce bleu autrement que comme un lieu commun, une facilité, le degré zéro de l'image poétique : la "planète bleue". Bref, comme une faiblesse. C'est simplement parce que c'est prendre l'analogie par le mauvais bout.

Il faut abandonner la Terre pour un moment. Il faut se poser une question simple : à quel moment, film de Tintin mis à part, une orange cesse-t-elle d'être orange pour se faire bleue ? 

La réponse est évidente, basique : quand elle est moisie, quand elle se couvre d'un duvet de champignons, de moisissures, ce qui fait de Eluard peut-être l'équivalent tardif et édulcoré du Baudelaire de la Charogne. Cela commence à le rendre intéressant, mais on peut aller plus loin encore en se risquant, à partir de là, à une lecture destoy du poème.

Ce qu'il dit, Eluard, c'est que la Terre est bleue comme une orange est bleue, ça n'a rien à voir avec la mer, ça a avoir avec nous, nous sommes la moisissure bleue, la vie qui grouille et multiplie à sa surface, triste, ayant le blues, qui la recouvre de sa tristesse. Et cela permet de comprendre pourquoi tout le reste du poème est affaire d'amour : « au tour des baisers de s'entendre les fous et les amours elle sa bouche d'alliance ... ». Parce qu'on n'aime que les pourritures, c'est bien connu, Eluard le premier, célibataire involontaire dont toutes les amantes sont mortes à pourrir sous terre.

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s'entendre
Les fous et les amours 

Ici, on le voit, la tristesse humaine s'exprime dans la couleur orange sale du Dernier Tango à Paris de Bertolucci, où les personnages on cessé de « chanter » l'amour, de se séduire, pour se jeter les uns sur les autres dans une avidité de fauve, dans un acte désespéré.

Elle sa bouche d'alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d'indulgence
À la croire toute nue.


Tout ce passage jouit d'un double-sens pesant. La bouche d'alliance peut se rapporter aux baisers rapaces du début, à l'instar de la grivoiserie de Magritte dans La main heureuse, qui représente une alliance autour de la queue d'un piano,la bouche étant alors ce par quoi on s'unit à l'autre. Mais il faut voir la bouche en forme d'anneau, en forme de « O », très exactement, comme un cri d'angoisse et d'horreur. C'est le moment où l'amour se transforme en passion criminelle, en passion criminelle qui rejette la responsabilité du crime sur la victime, sorte de préméditation de la culture du viol : « quels vêtements d'indulgence à la croire toute nue », comme si elle désirait ce que le poète s'apprêtait à lui faire subir.

Les guêpes fleurissent vert
L'aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.


Ici, le poète, pris dans une frénésie criminelle attisée par la chaleur de l'été, comme un Meursault domestique, défenestre sa victime pour qu'elle lui fasse de l'air. D'où le « collier de fenêtres » et « l'aube se passe autour du cou », ce qui est aussi un double-sens autour de l'alliance, du mariage, vu que « passer la bague au doigt » et « passer la corde au cou » est la même chose, proximité, identité de l'amour et de la mort. Il imagine cette chute libre comme une libération de sa victime, un service qu'il lui rend et un hommage à sa beauté, qu'il sacrifie au soleil. Cet amour qui devient violence puis fini jeté par la fenêtre, on le retrouve répercuté dans un très grand album de rock, The Wall, le poème étant une préfiguration sage de la folie absolument joyeuse de One of my turns, plus sage dans son expression, plus feutrée, mais plus fatale dans son issue.



Day after day, love turns grey
Like the skin of a dying man.
And night after night, we pretend its all right
But I have grown older and
You have grown colder and
Nothing is very much fun any more.
And I can feel one of my turns coming on.
I feel cold as a razor blade,
Tight as a tourniquet,
Dry as a funeral drum.

Run to the bedroom,
In the suitcase on the left
You'll find my favorite axe.
Don't look so frightened
This is just a passing phase,
One of my bad days.
Would you like to watch T.V.?
Or get between the sheets?
Or contemplate the silent freeway?
Would you like something to eat?
Would you like to learn to fly?
Would'ya?
Would you like to see me try?
Would you like to call the cops?
Do you think it's time I stopped?
Why are you running away?

Dans ces paroles, on retrouve le désespoir des uns, le pourrissement de leur situation, le passage de l'amour à la violence, l'idée d'une libération en se jetant par la fenêtre, le tout condensé en trois courtes expressions à peine, d'une subtilité toute poétique : « between the sheets ; silent freeway ; learn to fly ». Voilà assurément de quoi se réconcilier avec Paul Eluard, cette cinquième roue du surréalisme.

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