samedi 16 février 2019

Moi Société-Anonyme

(Article écrit en décembre 2017, dans l'idée trop ambitieuse de lancer un hebdomadaire critique sur internet, commentaires et analyses des articles de la semaine. Ce mois-ci, Alternatives Economiques publie une page sur "Capital Humain", occasion pour moi de ressortir ce texte, dans une période où les élèves de terminale sont contraints de se vendre sur le marché devenu concurrentiel des études supérieures.)

https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/MARTIN/58192
https://theconversation.com/retour-vers-le-futur-quand-le-capitalisme-de-plate-forme-nous-renvoie-au-domestic-system-preindustriel-72917


Serge Halimi, écrivant sur le néo-libéralisme, parlait d'un « grand bon en arrière ». Nous y sommes manifestement, et ce grand bon en arrière, qui nous fait remonter en terme de liens et de contrats, aux temps préindustiels, est en même temps un grand saut dans l'inconnu des économies numériques et du capitalisme de plateforme. Il n'est d'ailleurs pas innocent à ce titre que les formes de lutte puisent aussi leur modèle dans ce qui a précédé l'appropriation capitaliste : les communs assurés jadis par le droit coutumier et les coopératives, qui unissent les petits face aux grands.



LE CAPITALISME INDUSTRIEL
Un article d'Aurélien Acquier sur le site The Conversation, daté du 3 septembre 2017, évoque ce retour à des formes ancienne d'échange par le biais des entreprises les plus en pointe et trace le parcours, juridique et intellectuel, des différentes formes de l'entreprise qui conduit du « domestic system » préindustriel à la plate-forme numérique comme Uber. Cette évolution articule une dialectique étrangement hégélienne quant à la forme-entreprise.
Avant la grande industrie, les professionnels du textile faisaient appel aux fermiers en mal d'activité à la saison creuse pour sous-traiter la confection. Ce travail à la tâche, domestique, artisanal, tenait de l'accord entre personnes et ne devait pas permettre un grand rendement. La première révolution industrielle, révolutionnant l'industrie textile en permettant l'émergence des manufactures, obligea à sortir de ce modèle pour entrer dans le capitalisme industriel. Ce dernier, caractérisé par une production abondante et un besoin massif en main-d’œuvre, appel de lui-même l'exode rural et l'organisation militaire des paysans dépossédés dans les casernes industrielles que sont les manufactures. Cette dépossession passe par le mouvement des enclosures en Angleterre, ratifié par la loi (plus de 5000 actes d'enclosure votés entre 1727 et 1815—source Universalis), favorisant les riches propriétaires terriens et l'industrie dans son ensemble. Ce capitalisme industriel naissant oppose, dans les termes du Marx des Manuscrits, le salaire, le profit, la rente. L'évolution du capitalisme n'aura pour but que de régler les conflits entre ces trois intérêts contradictoires.
LE CAPITALISME MANAGERIAL
Une première victoire s'amorce à partir de 1870, avec la seconde révolution industrielle, un nouveau capitalisme commence à croître, appelé par l'auteur le « capitalisme managérial », qui rappelle évidemment celui qui est au cœur du « nouvel esprit capitaliste » de Luc Boltanski et Eve Chiapello, qu'ils décrivent à travers la littérature interne des grands groupes un siècle après sa naissance, au temps de son plein éclat. Managérial, parce que le propriétaire a cessé pour l'essentiel d'être capitaine d'industrie, d'être un entrepreneur, mais le plus souvent se trouve être un actionnaire qui récupère des profits toujours plus grands, laissant à un directeur salarié le soin de gérer les affaires, manager à la tête d'une armée de managers qui font office de courroie de transmission entre direction en haut et salariés en bas. Aurélien Acquier nous dresse cependant un portrait trop rapide de ce capitalisme de Firme qu'il faudrait étoffer, en lisant les nombreuses références qu'il donne : Alfred Chandler, Berle et Means, Galbraith, Ronald Coase.
« la grande entreprise » est pour lui devenue « l'acteur central ». « elle possède ses actifs (murs, machines, etc.), s'engage dans des activités de R&D, planifie, pilote les coûts, gère les ressources humaines, organise ses activités suivant un idéal scientifique et professionnel. » « Elle concentre un pouvoir économique, politique et social croissant », menace par sa croissance et son mode de fonctionnement la société et s'oppose par nature, par sa verticalité hiérarchique, à l'horizontalité du marché, qu'elle a tout intérêt à perturber et à rendre inégalitaire. Ce capitalisme a atteint son plein développement aujourd'hui et c'est lui qui est la cause de ces grandes inégalités de richesse qui sont l'objet principal du mécontentement. Arrivé à son apogée, le capitalisme managérial a pour ainsi dire éliminé la rente. La firme possède ses bâtiments, ses infrastructures, c'est même parfois là l'essentiel de sa richesse (que l'on pense au modèle mis en place par Mc Donald's), s'est affranchi par optimisation fiscale de la rente fiscale des Etats. Ce capitalisme a réduit au maximum les salaires en faisant jouer la concurrence internationale entre les travailleurs et en délocalisant toujours plus d'activités, en réduisant les salaires trop élevés par un lobbying efficace auprès des gouvernements afin de démanteler le droit du travail et la protection des salariés. Il s'est installé partout sur la planète en profitant des guerres, des assassinats politiques, en installant des gouvernements conciliants qui acceptent que les multinationales s'arrogent une partie des ressources et territoires nationaux. Les Firmes ont même acquis la possibilité de poursuivre les Etats qui menacent leurs intérêts dans des tribunaux d'arbitrages coûteux et obscures.
Cet accroissement immense du capitalisme managérial lui a certainement fait atteindre sa « masse critique ». La nécessité d'entretenir les liens hiérarchiques forts et le contrôle tout autour de la planète, de stocker toujours plus, d'être là à la fois où sont les consommateurs, les producteurs et les matières premières amène à dépenser beaucoup trop dans la gestion, dans l'organisation, et à jongler avec des législations nationales non homogènes et de plus en plus décidées à entraver l'activité non régulée. Le Grand Marché Transatlantique n'est qu'un moyen de lever les derniers freins, mais ces derniers freins une fois sautés ne feront qu'avancer un peu plus loin le capitalisme dans son impasse. L'activité traditionnelle s'avère donc être une activité de plus en plus coûteuse sans avenir, dépassée par l'activité numérique et les nouveaux modèles d'entreprise, beaucoup plus légers et capables sans ressources de générer des profits importants. Capables donc de faire ce que les Firmes sont devenues incapables de faire.
LE CAPITALISME DE PLATEFORME
Les entreprises numériques ne sont plus des firmes. Ayant supprimé la hiérarchie, ou l'ayant fortement réduite, elles se présentent essentiellement comme des marchés. Ce modèle est présenté dès 1976, par Jensen et Meckling, comme « nœud de contrats ». L'entreprise n'est plus une entité possédant ses actifs, elle est un marché, se fond dans le marché et n'est plus qu'un ensemble coordonné de relations contractuelles entre acteurs. Or nous sommes tous liés contractuellement à une entreprise, le client, l'Etat, le partenaire, etc. c'est-à-dire que ce modèle dissous l'entreprise et la confond avec la réalité même, l'inscrit dans les relations mêmes que les individus entretiennent et dans l'usage que l'on fait d'un logiciel ou d'un produit.
L'entreprise dans ce modèle n'a plus besoin d'avoir d'actifs, de posséder quoi que ce soit, encore moins d'employer des salariés, il suffit de mettre en contact des clients-partenaires qui, avec leurs propres actifs, travailleront à la tâche exactement comme les paysans anglais avant la manufacture. Cela est appelé « capitalisme de plateforme », tant dans l'article d'Aurélien Acquier que dans celui de Jean-Philippe Martin publié dans le Monde Diplomatique de décembre 2017. Appellation qui semble préférable aux autres proposées, comme celle de capitalisme cognitif ou d'économie de la connaissance, qui ne permettent pas de saisir les structures concrètes d'exploitation et de création de richesse. Même s'ils sont liés.
ALIENATION
Aurélien Acquier montre bien que dans une telle économie, l'individu est lui-même devenu une entreprise, doit veiller à sa réputation, à la qualité de ses actifs pour pouvoir ne serait-ce que travailler. Mais l'impact de cette nouvelle économie n'est pas assez montré. L'article de Jean-Philippe Martin permet de combler ces lacunes, lui qui insiste sur la misère et l'exploitation provoquées par ces entreprises, l'ironie cruelle qu'elles emploient dans leurs rapports avec leurs sous-traitants, l'effet d'aubaine que ce modèle représente pour les firmes qui préfèrent licencier et faire appel à des autoentrepreneurs qui, mis à leur compte, pourront être payés à la tâche plutôt que salariés et protégés. Il montre aussi l'inscription de ces statuts dans le droit de divers pays récemment, pays qui ne savent pas encore comment réagir, entre interdiction de ces entreprises « nœuds de contrats », comme lorsque Londres interdit Uber, ou facilitation de leurs activités par la création de statuts précaires qui fragilisent le monde du travail, les travailleurs les plus en difficulté, qui tendent à supprimer, à terme, le salariat au profit de ce « libertariat » contraignant. Etats d'ailleurs qui dans les administrations n'hésitent pas à recourir à ces autoentrepreneurs. Cette suppression espérée du salariat, qui marquera la victoire définitive du capital sur ses deux adversaires, contrairement à ce que la propagande néo-libérale affirme, ne lèvera pas par la même occasion les rapports de subordination. L'aliénation, dans ce modèle, au contraire, est totale, l'individu ne pouvant plus séparer son existence même des logiques de marché, de la conscience de la concurrence, ayant pleinement intégré la soumission aux logiques d'un marché qui exige de sa part une mobilisation de chaque instant.La soumission économique aussi, puisque contraint de posséder ses propres actifs, le travailleur « indépendant » se retrouve évidemment limité par son capital de départ : contrairement à ce qui est répété, ce modèle où tout le monde a le même statut, certes, est un modèles de dupes (comme le disait Rousseau du pacte d'association qu'est le contrat social) puisque seuls les plus riches, encore, vont s'en sortir écrasant de fait les plus pauvres qui ne pourront jamais fournir la même qualité de service. Qui seront donc condamnés à mourir de faim ou à se révolter.
Aliénation économique mais culturelle aussi. Dans la mesure où la qualité du travail et la soumission du travailleur dépendent de ce que Toni Negri appelle, dans son article « Le rapport Travail/Capital dans le capitalisme cognitif », le capital intangible et de la qualité de vie (éducation, formation, santé), les plateformes ont tout intérêt à investir dans ces domaines qui avant étaient le domaine du wefare-state : la santé, l'éducation, la recherche, etc. Ce pourquoi « on assiste à une pression extraordinaire pour privatiser et/ou subordonner à la logique marchande ces productions collectives. L'explication de cette occultation grossière se trouve dans l'enjeu que représente pour le capitalisme cognitif le contrôle biopolitique et la colonisation marchande des institutions du Welfare. » Une fois cette réintégration du domaine privilégié de l'Etat Providence, régulateur et protecteur, dans la logique de marché, les structures de régulation n'auront plus aucun pouvoir de résistance pour former des individus politiques, qui ne seront plus que des individus économique dont les logiques de lutte seront intégrées aux logiques du marché, puisque toute leur existence n'aura été qu'en vue de faire intégrer ces logiques, en vue de transformer le citoyen en autoentrepreneur de sa propre existence comme produit.

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