mercredi 6 novembre 2019

Solitudes tragiques, une lecture de Frankenstein

En quelle année j'ai donné cette conférence, je n'en ai plus aucune idée. 2009, 2010 peut-être. Le but était double, ce que l'affiche montre assez bien. D'abord donner des éléments pour résoudre un problème qui dépasse Frankenstein et Shelley, à savoir c'est quoi une bonne interprétation, quels en sont les critères et les exigences, ou les prérequis. L'option que je défendais consiste à dire que s'il y a plusieurs interprétations possibles, une doit prévaloir, celle qui rend compte du plus grand nombre d'éléments présents, celle qui laisse le moins de zones d'ombres ou qui repose sur le plus petit nombre d'hypothèses. Et bien sûr, elle est celle qui s'appuie avant tout sur l'oeuvre.
C'est à partir de ce point de vue que j'attaquais l'oeuvre et tentais d'en dévoiler le maximum de matière. Avec un but très clair : démontrer que Frankenstein n'est en rien un récit de science-fiction. Chose que j'ai déjà abordée ici. Mais que je vais traiter maintenant en profondeur en reprenant mes notes d'alors.



Radicalité 6 (fin) : la radicalité et les institutions politiques


Il est temps de finir. Pas de conclure, juste de finir. Afin d'avoir une chance de relancer ces réflexions depuis un autre angle. Un jour. Je vais pas continuer à faire des petits tableaux, je vais me contenter de poser une question. Et d'y répondre, là encore en prenant les choses d'assez haut. Il s'agira de creuser dans le concret après. Un jour.
Pourquoi la radicalité a-t-elle si mauvaise presse ?

On pourrait bien sûr surfer continuellement sur les confusions entre radicalité, extrémisme et violence pour répondre d'un haussement d'épaules avec tout la force de conviction du « bon sens », mais on a bien vu que si le mot sert aussi à disqualifier un Benoît Hamon au sein de son propre camp, c'est que vraiment les choses vont beaucoup plus loin que ça.

La conférence avait eu lieu avant les élections présidentielles, mais je crois que de toute façon elles n'ont rien changé, fondamentalement ; elles ont rendu plus visible ce qui déjà se savait depuis longtemps, à savoir que le parti socialiste et l'ump, enfin, les républicains maintenant, ne sont que deux familles concurrentes d'une même tendance politique. Maintenant cette tendance a son parti attitré : la république en marche. La réponse que je vais tenter là, tient en une idée simple, mais que je vais devoir dérouler en trois temps. L'idée simple la voilà, elle a rien d'extraordinaire : la radicalité est un repoussoir parce qu'elle recouvre tout ce qui menace le pouvoir et la possession exclusive de ce pouvoir entre les mains de quelques-uns. Elle est un repoussoir même pour le plus grand nombre, pour cette simple raison que culture du plus grand nombre est essentiellement celle des quelques dominants. Donc d'un côté, c'est un repoussoir parce que ce qui va être nommé « radicalité » s'oppose aux intérêts dominants, d'autre part parce qu'elle conteste la culture hégémonique à laquelle nous sommes tous soumis. Je ne me vois pas me lancer tout de suite dans des discussions sur l'hégémonie, je ne vais que très rapidement aborder le premier point. Développé en trois temps, autour de trois grandes oppositions : entre république et démocratie ; entre partis politiques et pluralisme ; entre néolibéralisme et autodétermination.

La république contre la démocratie

Prenons les choses avec ordre. La France est une République démocratique dont la devise reprend la définition que donne Lincoln de la démocratie dans son discours de Gettysburg : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Il y a bien d'autres éléments dans la constitution qu'il faudrait prendre en compte mais ce qui m'intéresse ici c'est cette tension qui existe entre république et démocratie. Que la constitution ne résout pas et qui éclate donc nécessairement à intervalles réguliers. C'est que la république se définit de diverses manières. D'une part par la séparation des pouvoirs. Cette définition nous vient de Montesquieu. D'autre part par le seul fait des élections. Les élections font la république donc ; pas nécessairement la démocratie. C'est dire qu'être en république n'est pas une garantie suffisante de voir ses droits défendus. La démocratie, ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » semble seule être la garantie d'une défense d'abord du « bien commun », de la « volonté générale » et de la défense des droits individuels et collectifs. Et elle devrait l'être et le rester malgré le passage par la « représentation », la souveraineté du peuple s'exerçant directement (élections et référendums), oui, mais surtout indirectement, par la voie de représentants. C'est là un des lieux de tension : qui sont ces représentants, jusqu'à quel point sont-ils représentatifs et en passer par eux n'est-il pas un moyen de mettre le peuple à l'écart des lieux de pouvoir ? Les élections républicaines, jusqu'à un certain point, entraînent l'effondrement des aspects les plus démocratiques.
En effet République et démocratie s'harmonisent mal : la république s'est même construite en opposition à la démocratie autant qu'en opposition aux régimes monarchistes et impériaux.

Ce pouvoir du peuple par le peuple est dès le début écarté, passé à la trappe : les femmes sont exclues de la tribune, le suffrage censitaire est instauré et ce n'est que très tardivement que l'on vote au suffrage universel. Le régime présidentiel, qui, contrairement à ce que préconisait Montesquieu, fait passer l'exécutif au dessus du législatif, éloigne structurellement le peuple du pouvoir, et ce d'autant plus que les voies pour accéder au pouvoir ne sont ouvertes qu'à un petit nombre. Si bien qu'en fait, l'élu lui-même n'est plus issu du peuple. 
Il est évidemment de nationalité française, toujours, mais est-il du peuple ? Qu'entendre par là ? Car si la république est indivisible, le peuple, lui, est partagé. Il y a des classes, il y a des situations diverses, certaines plus favorables que d'autres et nous savons que depuis les années 70 il y a moins de mobilité sociale, une disparition croissante des élus issus des classes ouvrières, etc. Le peuple, c'est la totalité de ces classes, y compris les plus populaires. Or ces dernières n'ont plus voie au chapitre. On est donc face à une captation du pouvoir du peuple par une sorte d'aristocratie (gouvernement des meilleurs), d'oligarchie (du petit nombre), de ploutocratie (des plus riches), en un mot, quelque chose qui n'est plus démocratique. Si tout le monde peut entrer en politique, il serait absurde de le nier, très peu au fond peuvent être des élus. Dans une telle configuration, va être dit radical tout ce qui menacera l'emprise qu'exerce ce petit nombre sur le peuple, sur les outils du pouvoir, tout ce qui s'oppose aux intérêts de ce petit nombre et tout ce qui conteste les discours hégémoniques qui justifient cette emprise. C'est ainsi qu'on peut comprendre, philosophiquement, cette condamnation de Hamon, ce discours comme quoi sa radicalité l'aurait séparé de sa famille politique socialiste-libérale. Parce que oui, si chacun a un revenu minimum garanti, fatalement on a du temps libéré pour penser, comprendre le monde, agir avec des associations, se réunir ; en un mot : devenir une force politique. Tout ce qu'il ne faut pas : le loisir et l'activité politique doivent rester le fait de quelques-uns. D'où le rejet par principe de toute tentative de démocratie directe, de refonte véritable des institutions.

Mais si Hamon peut être dit radical—je le dis maintenant : je ne l'utilise autant que parce que je l'évoquais en introduction, pas parce que je suis un fervent partisan qui chercherait à le réhabiliter, du tout—c'est bien qu'il y a des partis, des hommes politiques qui, du sein même des institutions, menacent cet ordre injuste du monde. C'est bien qu'il y a des partis qui sont là pour défendre les intérêts du peuple et que les choses ne vont pas si mal—que l'on vit bien en démocratie.

Les partis politiques contre le pluralisme

C'est oublier que cette captation du pouvoir se double d'une raréfaction des options politiques crédibles. Cette raréfaction permet de tolérer jusqu'à un certain point des éléments qui a priori devraient être menaçants. Cette raréfaction découle paradoxalement de l'existence des partis politiques censés être les garants du pluralisme. Rousseau déjà dans le Contrat Social mettait en garde contre les partis, Simone Weil reconduit cette critique dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques. Elle y montre bien que le parti exerce une pression collective sur la pensée de chacun de ses membres, exerce par la propagande une pression collective sur la population et remplace ainsi la recherche commune du bien public, de la justice et de la vérité par celle de l'intérêt personnel des dirigeants du parti, l'intérêt particulier du parti lui-même, imposés à tous par la propagande et la pression collective qui s'exerce au sein du parti. Sur les membres du parti, inévitablement, parce qu'ils doivent faire bloc derrière le candidat, tous doivent jouer la campagne, le contre-exemple nous a été donné par le PS pendant les dernières présidentielles, un manque de pression fait imploser le parti. Sur la population parce qu'il s'agit de trouver des électeurs, donc de tordre la pensée de ceux qui sont proches du parti, puis sensiblement éloignés de lui, afin de gagner. Le parti doit façonner et homogénéiser la pensée politique du peuple. Du coup, là où, pour Rousseau, un citoyen = une pensée politique, aujourd'hui, c'est plutôt un parti = une pensée politique, imposée à un grand nombre de citoyens.
Les partis participent donc ainsi d'un rétrécissement de la pensée politique et d'un dévoiement de l'activité politique. Les partis amènent les individus à participer et à légitimer des démarches, des idées, des discours, des projets, avec lesquels ils ne sont pas forcément en accord et qui peuvent même aller contre leur intérêt.

Ce rétrécissement structurel de la pensée et des options politiques se double d'un rétrécissement stratégique imposé par le scrutin en deux tours. De tout le spectre politique—extrême droite, droite dure, droite, centre, gauche, gauche dure, extrême gauche—seuls au fond la droite et la gauche sont des « partis de gouvernement ». C'est là l'expression consacrée. Les autres n'ont donc aucune chance. Le centre est là comme variable d'ajustement entre les deux partis de gouvernement, les partis les plus à gauche ou les plus à droite servent soit de caution démocratique, soit de lanceurs de thèmes politiques : on vote pour eux aux premiers tours pour faire monter des thèmes qui seront par la suite saisis par les « partis de gouvernement ». Saisis en parole, pour servir à leur victoire, pas en actes. Les autres servent de caution : « si les Français voulaient d'un gouvernement Lutte Ouvrière, ils voteraient pour. Nous sommes bien en démocratie, puisque la possibilité de voter extrême gauche existe ; et cette démocratie est bien faite, puisque personne ne le fait ». Mais si personne ne le fait ce n'est qu'à cause de cette culture hégémonique qui les fait passer pour de doux rêveurs ou de dangereux incendiaires très à côtés des exigences de la fonction et des nécessités de l'époque. Reste alors cette alternance gauche-droite. Est-elle une alternance d'option politique ? Oui, en discours, « mon ennemi c'est la finance », parce que les discours empruntent aux sensibilités radicales, qu'il faut séduire ; mais en actes, la seule différence entre la droite libérale et la gauche libérale, c'est que la gauche est plus brutale dans ses mesures libérales. Et dans cette brutalité même, ces partis libéraux vont nommer « radicaux » tous ceux qui s'éloigne trop de ce centre libéral disputé et tout ce qui, venu des marges, exige sans atténuation d'exister dans cette lutte gauche-droite, vient y bousculer leur « agenda politique ». Ces marges recueillent les partis d'opposition, les associations, les manifestations politiques diverses qui sortent du rôle que les dominants leurs assignent. Ainsi l'écologie politique est toujours disqualifiée, associations autant qu'Europe-écologie les Verts. Au centre ne sont recevables que de calamiteuses politiques écologiques décidées en accord avec les lobbies. Face auxquelles l'écologie politique doit s'effacer. Ceux qui manifestent pour leurs droits, qui dérangent, qui refusent de faire les choses comme on leur dit, sont maintenant aussi considérés, sociologiquement, comme radicalisés ; là encore, pour clore sur les exemples et définitions évoquées et critiquées dans les premiers temps de cette réflexion.

Néolibéralisme contre autodétermination
Ces deux logiques se sont renforcées depuis les dernières présidentielles. C'est ce qu'il nous reste à voir. D'une part, les attaques contre la démocratie n'ont jamais été aussi forcenées. À tel point que la République même en est déformée. Il faut déterminer pourquoi. D'autre part l'éventail des options politiques crédibles se limite maintenant à ce nouveau parti du centre qui a dévasté la vie politique. Épuisement définitif de l'éventail politique. Reste à identifier ce qu'est cette dernière option qu'on nous propose et quelles sont ses conséquences.

Commençons avec la réduction de l'éventail politique. La République en Marche, en se constituant en « bloc bourgeois », a réuni droite et gauche libérales et pro-UE, siphonnant donc une grande part de l'électorat des « partis de gouvernement ». On n'a donc plus guère que La République en Marche comme choix, c'est en tout cas ce qu'on nous impose comme idée par des efforts considérables pour effacer les autres partis, renvoyés médiatiquement à leur inexistence, à l'exception du seul Rassemblement National. Cela dans le but de placer les électeurs devant un choix qui n'en est plus un.
Mais quelles sont les caractéristiques de cet « extrême centre » ? Pour l'historien Pierre Serna, c'est un courant politique qui dès la fin du XVIIIe siècle naît en réaction à la révolution et aboutira à l'empire. Ce courant se définit par son opportunisme politique et par sa modération langagière : en parole, c'est un mouvement d'apaisement et de conciliation, mais dans les faits, la politique mise en place est la plus brutale qui soit. L'autoritarisme et la coercition y sont débridés, autorisés d'une part par la prévalence de l'exécutif sur le législatif, d'autre part par la criminalisation des idées politiques, des oppositions politiques même quand elles manifestent d'authentiques aspirations démocratiques. Aspirations qui, on l'aura compris, ne peuvent qu'entrer en conflit avec les buts et les méthodes de cet extrême centre.

On reconnaît là évidemment les traits du gouvernement actuel : le discours de conciliation structuré autour de la coexistence des contraires (le « en même temps ») autorise tous les opportunismes et masque en fait des aspirations purement autoritaires qui éclatent à travers les « petites phrases » du président, pleines de mépris et de violence, mais aussi à travers toute sa politique et sa gestion brutale des manifestations. Nous voyons aussi qu'il étouffe la représentation populaire en corsetant l'assemblée nationale et les aspirations démocratiques en écartant d'un revers de main tout « radicalisme » au profit de ce qu'on nous présente comme des positions pragmatiques, auxquelles donc par définition on doit se plier. Mais qui détermine quelles sont ces positions pragmatiques ? À en croire Serna, mais aussi à en croire Mauduit dans son ouvrage sur « La Caste », c'est la grande administration d’État, trustée par les représentants de l'extrême-centre (Serna), aujourd'hui essentiellement les inspecteurs des finances de Bercy, issus de grandes écoles qui se sont toujours pensées en opposition à la démocratie et qui, depuis les années 80 et les grandes vagues de privatisations, évoluent entre le privé et le public, passant allégrement de l'un à l'autre, au bénéfice surtout des grandes banques d'investissement et des grandes multinationales (Mauduit). Or cette technocratie économique est pragmatique en ce qui concerne ses propres intérêts, mais pour le peuple, ses préconisations, devenues aujourd'hui de véritables décisions, sont catastrophiques : réduire à tout prix l’État, privatiser au maximum, favoriser systématiquement les grandes fortunes et les grands groupes, choisir quelque soit la situation l'austérité plutôt que la relance, ça ne fonctionne pas. Par pour l’État en tout cas. Ni pour le peuple qui, il faut le dire, se trouve soumis à un programme politique et économique décidé et mis en place essentiellement par des individus qui n'ont jamais été élus.

Quel est aujourd'hui la situation de la radicalité, si tant est qu'il y ait un sens à parler ainsi ?
On l'a dit rapidement, les positions radicales, c'est-à-dire qui se fondent sur de fortes convictions politiques sont évacuées de la vie politique institutionnelle. Il n'y a plus de convictions politiques à l'heure actuelle à la tête de l’État, juste une conviction économique ultra-libérale qui ne peut penser l’État et la politique que du point de vue du marché. Or du point de vue du marché, donc des banques d'investissement et des grandes entreprises cotées en bourse, la politique, faite de convictions, de délibérations, de votes, de débats, est une entrave. Mais ce que les institutions politiques rejettent ne meurt pas, mais survit dans les marges et le destin d'une conviction politique forte qui ne trouve pas à s'exprimer et à se faire entendre par le vote, trouve d'autres manières de se faire entendre. Extinction Rébellion, comme on en parle beaucoup, est la réponse au rejet institutionnel de l'écologie politique, jugée radicale. Et pour cause, elle est fondée sur des convictions. Rejet qui se fait au nom d'une politique écologique pragmatique, sans conviction ni efficace. Qu'en haut lieu on craigne que ce mouvement n'en guide certains vers un écoterrorisme est d'ailleurs parlant. Cependant, le meilleur moyen d'empêcher cela, d'empêcher que la radicalité politique, finalement saine lorsqu'elle est encadré par la vie publique, ne vire à l’extrémisme, n'est-ce pas justement de remettre la politique, le conflit des convictions, au cœur de la vie publique ?
Or, malheureusement, il est bien là le problème, cette place au cœur des institutions ne sera jamais accordée par les représentants de l'extrême-centre, qui ont tout intérêt à l'empêcher ; la radicalité politique est donc condamnée à faire effraction dans la vie publique. Le choix des moyens décidera de sa réussite.


mardi 22 octobre 2019

La reprise (l'affaire Moix, encore)


Je vais revenir un peu sur l'affaire Moix.
Suite à la chronique que j'ai publiée sur le livre Orléans, on m'a fait savoir que ma position sur l'affaire, malgré sa prétention à la distance et à l'objectivité, était partisane. J'adopte le point de vue des accusateurs de Moix, je critique celle de ses défenseurs. Depuis mon article ici, la grand-mère maintenant intervient, le frère menace de procès. Bref, l'affaire se poursuit, les camps sont partagés, les défenses cependant semblent maintenant être largement de mise. Troisième temps qui s'étire, qui s'étirera jusqu'à oubli ou rédemption.

Reste moi. Dans mon article sur les Suppliantes, j'affirme que le rôle du philosophe, lorsqu'il parle de l'actualité, consiste à analyser le débat et le faire comprendre, non pas à y prendre part, mais à situer et juger le débat en tant qu'objet. Cela malheureusement n'est possible qu'une fois le débat clos, qu'à partir du moment où tous les éléments permettant de comprendre ce qui se passe sont disponibles à l'analyse. Ici, il faudrait donc établir déjà qui dit vrai et qui ment pour pouvoir trancher. Dans un débat en cours, analyser le débat, c'est y prendre part. Qu'on le veuille ou non, on est embarqué. Le signe de cela, c'est l'absence de conditionnel : par ce manque de rigueur, je trahis ma position idéale en m'associant à un camp, en m'opposant à l'autre. La philosophie, la hauteur, deviennent des outils rhétoriques pour faire valoir un point de vue qui, au final, se réduit à ça : Moix ne vaut rien. C'était pas le but. Cela pour dire une chose : l'actualité est un objet inaccessible.

Cela m'ennuie : l'actualité, j'y reviendrai à un autre moment, c'est malgré moi l'objet unique qui m'intéresse aujourd'hui. Je ne peux donc pas tellement me satisfaire d'un tel constat. Dire qu'au fond je suis condamné à m'intéresser à l'actualité comme concept et non pas comme fait me dérange évidemment. Ce serait se retirer du monde, et si j'avoue que c'est une tentation, c'est aussi je le sais une impasse. À moins qu'il ne faille considérer qu'on ne l'atteint d'abord qu'en s'immergeant en elle, quitte à se tromper, pour ensuite comprendre les raisons de ses propres errements. Il faudrait alors que je me jette délibérément dans l'outrance, que je prenne des positions tranchées, que je fasse preuve, sans doute, d'une certaine complaisance. Temporaire, mais malgré tout gênante.
Car c'est bien cette complaisance que l'on reproche aux éditorialistes, à une certaine presse sensationnaliste, à des hommes politiques trop peu avares de leur parole. Complaisance qui les autorise finalement à jamais rendre des comptes. L'idéal serait bien sûr d'avoir tous les éléments, de pouvoir juger d'en haut, avec superbe et distance. Mais comme pour tout, l'idéal …

Le premier élément qui rend instable la position que j'ai essayé de prendre sur l'affaire Moix, sur les Suppliantes, que je m'apprêtais à prendre sur le nouveau débat sur le voile, c'est, intuition que m'a laissée un récent colloque universitaire, la fictionalisation de l'actualité. On ne peut s'empêcher de « raconter » l'événement, les écoles de journalistes d'ailleurs apprennent à écrire avec cet espèce de schéma actanciel ancré dans l'esprit : qui fait quoi, où, quand, comment, à qui, pourquoi, etc (les anglais parlent des « 5 w »). On transforme les « acteurs », le mot en dit déjà long, en personnages, voire en caricatures, on réduit à une trame simple, on se livre, fatalité (les informations ne viennent pas toutes en même temps, les articles ouvrent à contestations, vérifications et approfondissements) ou stratégie (il faut tenir en halène), à un feuilletonage de l'information, comme autant de « chapitres » ou d'« épisodes », on saute sur les « rebondissements » et les « coups de théâtre » pour relancer l'intérêt, sans oublier, au moins pour l'information TV, qu'on joue, trop, sur les sentiments. Il est typique en ce sens que plusieurs films récemment aient fait le récit de grands scoops. Plus que les événements, c'est maintenant le traitement médiatique et le travail de mise en forme journalistique des événements qui devient la matière des films. Reconnaissance, de la part du cinéma, de la nature fictionnelle, romanesque, du journalisme. Ambiguïté réalité/fiction que l'on retrouve du reste dans l'affaire Moix : « c'est un roman ; tout y est vrai ». Ambiguïté qui converge vers l'obsession de la fake news et de la post-vérité qui établit la métaphysique de notre temps : un fait peut être faux ; ce qui le rendra vrai, c'est l'adhésion collective au récit dans lequel il s'inscrit. Le postmodernisme a ainsi trouvé à restructuré le monde, plutôt à le suturer. En absence de grand récit imposé par la tradition, c'est la guerre des micro-récits. De la cohue certains se massifient, se densifient, fédèrent. Ils deviennent vrais non pas parce qu'ils l'étaient, mais parce qu'on les rend tels en ne les contestant pas. Ce pourquoi même le faux peut devenir factuel.
Prendre la parole au milieu d'un débat, c'est faire pencher le vrai, qu'on le veuille ou non, sur la base du peu qu'on croit savoir, d'un côté ou de l'autre. Ce pourquoi il est plus facile de parler après-coup : mais alors on ne fera que valider la « fiction réalisée » et les identifications opérées, distribuer les bons points. Ou la contester, mais ce faisant, on est dans le débat non au dessus.

La seconde difficulté, c'est que la réalité est une masse dans laquelle on découpe. Or ce découpage n'a rien d'évident, oblige à laisser des éléments de côté, on ne peut pas tout voir, tout traiter, tout aborder d'un coup. Choisir un angle—est-il si vrai qu'on le choisisse d'ailleurs ? Revient à se situer par rapport à la réalité qu'on prétend traiter et donc à ne dire que ce que cet angle permet de dire. Les mises sous silence sont sans doute aussi importantes que ce qui est dit. Reprenons l'affaire Moix, qu'est-ce que j'essayais de faire ? De traiter cette chose comme événement médiatique (mon évocation ici de l'affaire) et comme événement littéraire (mon analyse du roman comme auto-hagiographie ratée). Mais c'est aussi tout autre chose. Un événement familial, et je suis pourtant bien placé pour savoir que les relations entre frères sont pénibles, douloureuses et que les rancœurs ont de tenace. C'est aussi un événement psychologique ou psychosocial : comment on se construit en étant battu, en ayant des « parents toxiques », quelles conséquences à long terme dans la vie, etc. Sans doute peut-on en voir encore d'autres, un événement micro-historique sur les mentalités et la vie quotidienne dans la ville d'Orléans au milieu des années 70, événement à construire à partir d'autres témoignages et de fouilles dans les archives. À ne vouloir parler du plus inhumain, littérature et médias, je ne fais finalement que me plier à ce que ma position revendiquée (celle de philosophe) m'impose : je traite de tout ça comme je traite des idées et des textes. Mais l'humain ? Je le laisse à d'autres, mais il va sans dire que ce qu'un psychologue bien informé dirait mettrait sans doute à mal ce que j'écris et m'obligerait à me réviser. D'ailleurs, dans mon analyse du livre, je dis bien qu'on est plus proche de la mise en texte d'une mémoire traumatique que d'un roman à proprement parler. N'est-ce pas là déjà la reconnaissance d'une faille dans mes analyses ? Que sous un autre angle un tout autre événement m'apparaîtrait ?

Que faire alors ? Ne rien écrire ou assumer le fait d'écrire des choses dont j'aurai à me repentir, qui mettront à mal l'idée que je me fais de moi-même et de ma capacité à comprendre les choses, des choses qui, à la réflexion, me révolteront contre moi-même. Ne rien écrire ou écrire et s'en vouloir d'avoir écrit. À tout prendre, tant pis pour mon sentiment de toute-puissance et d'infaillibilité, ne rien écrire serait pire : cela m'ôterait toute occasion de me reprendre, donc de penser mieux, d'agir mieux. Toute occasion d'opérer des identifications et donc toute possibilité de les briser. Or c'est un des enjeux du débat, identifier les acteurs, leur rôle, en construire le récit. Moix-victime n'ouvre pas au même récit que Moix-bourreau. Croire en ces identifications, ce n'est pas faire le même récit que lorsqu'on les conteste avec violence : non pas proposer un Moix-victime-bourreau ou Moix-bourreau-victime, mais un Moix-tout-autre (ce vers quoi je tendais, en isolant un Moix-marchadise, mais d'autres sont possibles). Car opérant cette reprise, je me rend compte que plus important que tout ce que j'ai écrit sur Orléans, ce qui fait que ce livre est un signe de ce qu'est notre époque actuelle, c'est bien qu'en lui comme autour de lui ce noue la fusion du réel et du fictif : « c'est un roman, tout y est vrai » est une parole de plateau que finalement j'aurai dû savoir prendre tout à fait au sérieux.

vendredi 4 octobre 2019

Radicalité 5 : cartographies de l'impossible (Marx)


Ce que l'on vient de faire avec l’État, situer entre elles, plus ou moins bien, les diverses positions qu'il est possible de tenir, des plus aux moins radicales, il faudrait, pour s'assurer que ce soit vraiment utile, le faire avec tout le reste. Tous les chantiers, tous les champs, tous les lieux où il y a conflit en cours pour savoir quoi penser, quoi dire, quoi faire, en un mot sur toutes les luttes, mais même sur ces trucs pour lesquels on dit pas qu'il y a lutte, juste débat, donc même là où le débat n'est pas encore devenu ouvertement et manifestement une lutte.

Cela pour une raison très simple : personne n'est par nature radical, personne n'exprime une radicalité absolue et définitive sur chaque sujet, à moins de parvenir à ramener tous les maux d'une société à une cause unique. Mais sinon, certains seront plutôt conservateurs sur la famille (pas de GPA, pas de mariage pour tous) mais radicalement contre l’État (parce que les impôts, tout de même …). C'est pourquoi malheureusement sur certains combats certains se surprennent à être soutenus par des personnes qui en fait sont, profondément, des ennemis politiques. Ces confusions, ces rapprochements sporadiques sont même recherchés activement par l'extrême droite, qui peuvent, sur certains sujets, flirter avec des positions de gauche, s'en approcher ; il suffit pour découvrir la supercherie d'élargir un peu la focale. Ainsi du combat féministe, arboré comme un étendard par certains à droite, à droite de la droite même, à la dernière extrémité de l'extrême droite—comme Bellatrix, site féminin de Suavelos—à seul fin d'opposer la femme blanche et libre au crevard maghrébin ; à coup de discours sur le harcèlement de rue, sans un mot jamais sur Michel Sapin et le sexisme de la publicité ou des beaux-quartiers. Comme si on pouvait considérer la femme blanche, ou qui que ce soit d'ailleurs, de libre. Le capitalisme aussi est coutumier du fait, les dénonciations du greenwashing et autres pratiques publicitaires douteuses le montre bien.
Mais mesurer ainsi une sorte de coefficient de radicalité à tout de l'activité policière. Là n'est pas le but, le but est plus exactement sur chaque combat repérer les positions les plus radicales possibles. Pas pour désigner des personnes qui les tiennent, peut-être plutôt les groupes, tendances, mouvements ou partis, mais même ça n'est pas tellement l'enjeu. L'enjeu est vraiment de donner un contenu déterminé à la radicalité sur les divers terrains où elle intervient et quels sont ses moyens. En ce moment par exemple, autour de Extinction-Rébellion, on entends très souvent dire qu'ils ont une approche plus radicale. La question est simple : que veut-on dire par là (le plus souvent : on veut faire autre chose que manifester dans la rue, marcher d'un point à un autre avec banderoles et slogan) et est-ce un usage en accord avec le contenu du concept. C'est ma seule ambition théorique ici.

L'idée d'une telle cartographie n'est pas neuve ; Marx déjà s'y livrait en son temps, mais avec cet avantage que seul l'intéressait la constitution du prolétariat en classe. Ce qui réduisait son champ ; il soumet les question de famille, de rapports entre les sexes, de rapport à l'étranger à la lutte contre la domination bourgeoise, ramenant chaque point à une conséquence de l'organisation capitaliste de la société. Aujourd'hui, pour beaucoup en tout cas, ce cadre a explosé. Donc, sans doute, sommes-nous contraints pour le réimposer, ou pour se convaincre définitivement qu'il est dépassé, ce cadre général et, disons-le, anticapitaliste, faire le travail à l'envers : cartographier des luttes sectorielles pour reconstituer le puzzle de la domination bourgeoise. Ou tout autre dessin d'ensemble qui apparaîtrait ainsi.


Marx et le champ de la radicalité

Dans le Manifeste du parti communiste, après avoir exposé les fondements théoriques et le programme politique des communisme, Marx établit ce qu'il convient d'appeler un champ de la radicalité. Il liste les forces en présence, les positions diverses qui peuvent être tenues, commentant chacune d'elle. Une n'est pas développée : la sienne, qui fait l'objet de tout le reste du livre. Il s'agit dans la troisième partie, littérature socialiste et communiste, et dans la suivante, position des communistes à l'égard des divers partis d'opposition, d'établir les liens stratégiques possibles avec certains camps et de poser des frontières entre communisme et ennemis du communisme ; ennemis qui ne se révèlent tels qu'après analyse, qui semblent à première vue être des alliés.

C'est là une leçon importante qu'il nous donne : c'est pas parce qu'on s'accorde sur un point avec quelqu'un qu'on est nécessairement alliés et toute union contrenature est catastrophique. Il nous invite au soupçon. Marx nous oblige aussi tout à la fois à distinguer scrupuleusement la radicalité théorique (littérature) de la radicalité pratique (partis d'opposition) et à les lier ensemble : à ses yeux, la littérature radicale n'est qu'utopie réactionnaire si 1) elle ne s'ancre pas dans la situation présente 2) n'aide en rien à structurer et orienter l'action du prolétariat. Pour nous les termes de ce deuxième point changeraient certainement, mais l'idée reste la même : une pensée qui ne vise pas l'action ou qui ne permet pas d'envisager d'action n'est pas une pensée radicale.
Enfin … ne pourrait-on pas dire qu'elle est radicale mais pas révolutionnaire ? L'aspect révolutionnaire serait dès lors dans le domaine de l'action ce que la radicalité est dans le domaine théorique. Mais ce serait oublier que si on désigne la racine d'un mal, du genre l'Etat ou la propriété privée, on sous-entend déjà une certaine action. Par exemple, si on dit avec Marx « la condition la plus essentielle de l'existence et de la domination de la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse entre les mains de particuliers », si on affirme en plus que c'est de cette domination de classe que tous les problèmes découlent, la conclusion du syllogisme est évidente : « renversement de la domination de la bourgeoisie » d'une part, « abolition de la propriété privée » d'autre part. Les deux étant rigoureusement la même chose. La pensée de Marx est donc bien radicale en même temps que révolutionnaire. Elle est révolutionnaire parce que radicale.


Les socialismes

Je n'aborderai guère que la littérature, que la radicalité théorique. Il n'évoque évidemment pas les positions bourgeoises, c'est pas le but du manifeste. Mais opposé à la bourgeoisie, il y a donc le socialisme. Le prolétariat qui s'érige, grâce au communisme, en classe, peut-il trouver un soutien dans le socialisme, peut-il espérer trouver un appui théorique ou pratique dans l'un ou l'autre des courants, peut-être des familles, je ne sais comment appeler ça, du socialisme ? Même si en France Marx reconnaît, dans le Parti démocrate socialiste de Ledru-Rollin un allié, il ne présente en fait, en terme de Socialisme littéraire, que des socialismes négatifs.
Un petit mot sur la manière dont je vais les exploiter : je vais les traiter comme des courants littéraires, des courants de pensée, en accord avec ce que fait Marx, mais aussi comme des idées de classe et comme des classes, comme des forces en présence. Ce que fait Marx à certains moment, quand il affirme que tout anti-bourgeois qu'ils sont, les aristocrates appuient les bourgeois dès qu'il s'agit d'écraser les aspirations révolutionnaires du prolétariat, ce qu'il ne fait pas quand il affirme que plus personne ne défend le socialisme du point de vue de la petite-bourgeoisie. Parce qu'il doit bien y avoir encore une petite-bourgeoisie qui s'efforce de vivre politiquement, s'associe avec les uns ou avec les autres. Simplement il n'en dit rien, ne s'intéresse qu'à leur littératures, leurs écrits, leurs idées.

Les aristocrates et les religieux sont les grands perdants de la lutte des classes. Vaincus par la bourgeoisie révolutionnaire, ils n'ont plus d'autre moyen pour s'opposer encore à elle que de s'en remettre au prolétariat en lutte. C'est en cela qu'ils produisent une littérature socialiste, certes, mais réactionnaire : la solution qu'ils proposent aux prolétaires est de réinstaurer les conditions féodales d'exploitation, puisque c'était la période bénie où le prolétariat n'était pas opprimé. Socialisme réactionnaire, donc, et de pure façade : dès qu'il le faut, c'est-à-dire dès qu'il s'agit de prendre des mesures contre le mouvement révolutionnaire, les aristocrates sont les alliés objectifs de la bourgeoisie.

Le socialisme réactionnaire possède aussi une composante petite-bourgeoise—on parlerait aujourd'hui de classes moyennes. Pris entre le marteau et l'enclume, écrasés par la bourgeoisie capitaliste et craignant le déclassement, la prolétarisation. Marx reconnaît la pertinence de leurs critiques du capitalisme, mais déplore la pauvreté de leurs réponses, qui se réduisaient peu ou prou à un retour à l'ancien monde.

Le socialisme conservateur s'oppose aux positions réactionnaires, même s'il en partage certains traits. Il veut maintenir le statu quo, corriger administrativement les inégalités et empêcher à tout prix toute révolution prolétarienne. Ce socialisme, qui est au fond le socialisme du parti socialiste aujourd'hui, veut les conditions de vie capitalistes sans les révolutions violentes qu'il ne peut que générer. Réformiste, il s'oppose forcément au communisme. Marx dans le Manifeste, ne nous dit pas comment les considérer. Ils ne sont pas radicaux c'est certain, là où les aristocrates pourraient l'être, qui sont des radicaux de droite, quoi. Mais les socialistes conservateurs sont des modérés, eux. Sont-ils donc des alliés potentiels, suivant les moments, ou des ennemis plus dangereux encore ? Marx nous dit que les aristocrates ne bluffent personne quand ils essayent de jouer les socialistes. Mais les conservateurs, en cherchant à améliorer la situation des prolétaires sans changer les rapports de domination, est peut-être le plus grand danger que doit affronter la révolution. C'est le propos en tout cas de Marcuse dans L'homme unidimensionnel. Le prolétaire, ayant accédé à la consommation et au confort, par l'organisation du capitalisme de loisir, n'a plus possibilité de lutter, ne peux plus guère lutter que pour plus de confort : ce que veulent justement les socialistes conservateurs. Ce qui tue la révolution.

Enfin, le socialisme utopique, dépassé historiquement, qui ne veut pas se mouiller dans la lutte politique et ne peut prospérer et se payer de mots qu'à l'ombre des puissants. Le prolétariat n'a rien à en attendre, donc.

Cartographie temporaire

Comment organiser tout cela organiser, cartographier ? Il faudrait peut-être chercher à les situer sur divers axes. On sait, par les développements théoriques de la première partie du manifeste, que la bourgeoisie est révolutionnaire : elle est intrinsèquement révolutionnaire. On peut donc penser un premier axe structuré entre d'un côté la révolution, de l'autre son contraire, la réaction. Mais ça ne peut pas suffire : bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste sont tous deux révolutionnaires. Que choisir comme second axe ? Là j'ai longtemps hésité, j'hésite encore du reste. Jacques Julliard affirme que la gauche en France est née de la rencontre entre l'idée de progrès (axe révolution-réaction) et de l'idée de justice. Faut-il opposer Justice et iniquité ? Ça me paraît déjà très partisan, les capitalistes sans doute voient une grande justice dans l'accumulation qu'ils font du capital ; n'ont-ils pas travaillé pour ça ? N'ont-ils pas mérité leur richesse ? Ne donnent-ils pas à la collectivité méritante par bienfaisance ? Ne contraignent-ils pas les faignants improductif au travail ? Peut-être un axe égalité-intérêt est plus pertinent, en attendant mieux. Sauf que la notion d'intérêt laisse un peu à désirer ; toute classe ne cherche-t-elle pas d'abord son intérêt de classe ? Si le prolétariat à une mission messianique (réaliser l'égalité parfaite de tous avec chacun), c'est d'abord avant dans son propre intérêt qu'elle se révolte. Quelle que soit la teneur de cet axe il doit permettre en tout cas de séparer franchement capitalistes et communistes et même certainement de mieux localiser les factions en présence les unes par rapport aux autres.

Les bourgeois capitalistes sont pour la révolution et contre la justice/égalité. Révolutionnaires, mais pour la justice et l'égalité : le prolétariat communiste. On a là le haut du tableau. Tout en bas, les aristocrates, qui ne sont pas pour l'égalité et recherchent leur intérêt de classe ; ils sont du même côté que les capitalistes. Les socialistes conservateurs eux, sont pour l'égalité, même si ce n'est pour eux qu'un moyen d'éviter une révolution armée. Ils sont un peu pour le progrès, un peu pour l'égalité. Ils se retrouvent dans la même case que le prolétariat, mais plus bas, plus proche du centre du tableau. La question reste posée pour les petit-bourgeois. Eux je sais pas, je suis pas assez versé dans la littérature marxiste pour pouvoir le dire encore.
L'autre limite, c'est qu'il faudrait ancrer, c'est le deuxième temps, ces positions théoriques dans la réalité historique. C'est-à-dire aller voir, dans la seconde république et après pendant le second empire, quels sont les partis politiques qui existent et voir lesquels incarnent politiquement ces positions théoriques, lesquels portent publiquement les revendications de telle ou telle classe.

mercredi 2 octobre 2019

L'aveuglement tragique


Le 25 mars dernier, la représentation des Suppliantes, pièce d'Eschyle, par la compagnie Demodokos, est bloquée par des associations étudiantes, jugeant la mise en scène raciste. Depuis, le débat s'installe, après avoir fait rage. Des concours d'anathèmes et d'invectives, on passe à des débats de fond, parfois centrés sur l'affaire, parfois très éloignés. Débats qui se font le plus souvent sans les premiers concernés, troupe de théâtre ou militants, par commentateurs interposés. Je ne vais malheureusement pas déroger à la règle. Je mène cette réflexion à partir des éléments que j'ai pu retirer des nombreux articles, comptes rendus et interventions diverses que j'ai lus depuis le début de l'affaire. Qui date maintenant, qui sans doute est complètement oubliée.


Le philosophe a un rôle primordial dans les débats de société, qui le condamne à ne jamais être entendu. Il n'a pas à intervenir dans le débat. Ça, c'est le rôle des premiers concernés, associations militantes d'un côté, troupe de théâtre et gestionnaires du lieu de l'autre. C'est aussi le rôle des éditorialistes, des auteurs de tribunes, des citoyens pris à parti. Le philosophe doit bien se garder de participer de cette cacophonie, son rôle est ailleurs. Il doit intervenir non dans le débat, mais sur le débat, pour en déterminer les positions possibles, leurs faiblesses, leur pertinence, montrer par l'exemple que le débat se dissipe pour peu que l'on prenne en compte la position de l'autre, ce que ne font jamais ceux qui prennent part au débat : quel militant, au milieu de la controverse, se demande si son action est bien fondée ? Quel artiste, voyant son œuvre insultée et empêchée d'exister, dans sa colère et son indignation, peut essayer de voir ce qu'il y a à sauver, à accepter, dans les propos de ses accusateurs ? Cet aveuglement est tragique : en ce sens qu'il nous empêche à proprement parler de vivre ensemble, dans le même monde, et nous coupe fatalement de ceux que l'on s'efforce pourtant de convaincre ; il est tragique surtout parce que ce genre de malentendu est l'essence même du spectacle tragique, dans lequel on meurt de n'avoir pas assez vu la précarité de ses propres certitudes et la menace qu'elles font peser sur la démocratie.

Comment prendre position sur le débat ? Quelle perspective emprunter afin de s'assurer un maximum d'impartialité ? Après un ensemble de réflexions très partisanes, à chaud, mes lectures, mes recherches me permirent de voir les limites de ma première position et c'est finalement l'intervention de Louis-Georges Tin sur France Culture qui m'a donné l'occasion de tout revoir à nouveau frais. Moins ses propos d'ailleurs que son évocation simpliste de l'école de Constance, de « l'esthétique de la réception », que j'ai trouvé pour le moins faible et ineffective. Cette esthétique il faut d'une part la radicaliser et d'autre part l'ouvrir au maximum afin d'obtenir un outil, semble-t-il efficace, pour gérer les débats de ce type. D'abord radicaliser, parce qu'on ne peut pas se contenter d'une évocation aussi vague à l'école de Constance, dont les figures de proue avaient d'ailleurs tendance à concevoir le lecteur comme un lecteur érudit qui maîtrise les codes de l’œuvre qu'il reçoit et qui accepte d'en jouer le jeu. Ce qui n'aide en rien à saisir ce qui se joue dans cette affaire ; à l'esthétique de la réception, il faut préférer une approche plus radicale et s'appuyer plutôt sur une sociologie de la réception. Ouvrir au maximum enfin parce que se contenter de cette approche ne nous donnerait accès qu'à une vision partiale du débat ; il faut la mettre en balance avec une approche située plutôt du côté d'une esthétique de la création, pour saisir la position adverse, ainsi qu'avec une lecture de l’œuvre controversée qui s'accorde à en exposer la logique interne, lecture qui permettra de faire tampon entre les deux autres positions (esthétique de la réception, esthétique de la création). Cette troisième lecture est nécessaire pour permettre de voir les faiblesses de chaque position, de les corriger à partir de l'autre et de construire ainsi une vision juste et complète de l’œuvre en débat.


Esthétique de la création

L'esthétique de la création part non pas de l’œuvre achevée ou de sa réception, mais des artistes et du travail qu'ils engagent. Elle peut revêtir un aspect psychologisant ou biographique, en cherchant des explications dans l'esprit et dans le passé de l'artiste, ou sociologique et historisant, en les cherchant dans l'époque et la société contemporaines de l’œuvre. Le plus intéressant, de loin, et de chercher les explications dans le travail effectif lui-même, dans son élaboration progressive analysée comme une lutte, un marchandage constant entre des intentions d'une part et une matière qui résiste d'autre part, médiatisées par le talent et les aptitudes de l'artiste. Cela, simplement, demande plus de travail, plus de recherches. Donc plus de temps. Car si on peut tricher en dessinant de grandes fresques historiques ou sociales, on ne le peut pas en s'appuyant précisément sur le travail de l'artiste. Or, que voulait faire Philippe Brunet ? Nous le savons : reproduire le plus exactement possible un spectacle tragique antique afin de faire vivre aux spectateurs le choc esthétique que, supposons-nous, connaissaient les grecs de l'antiquité, afin de mettre le public contemporain en présence d'un théâtre total qui bouscule absolument nos habitudes, tant le théâtre antique est différent de notre théâtre contemporain. Ce travail, initié avec le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, s'appuyant sur la linguistique, l'histoire, l'archéologie, est un travail de longue haleine, de lecture patiente du texte antique, de mise en scène précise.

Or, c'est là un travail qui s'élabore sur un temps long, un an, qui affronte des difficultés techniques et philologiques : la représentation devant se faire avec masques, comment avoir une idée pendant les répétitions du résultat final sans avoir les masques ? Peut-on se contenter de laisser les visages nus ? Ne devons-nous pas essayer de nous approcher du rendu des masques ? Comment le faire ? Le choix a été fait de partir temporairement sur un maquillage bronze. Ce qui a fait crier au black-face des étudiants militants dans diverses associations de la Sorbonne. Mais comment, du point de vue du metteur en scène et de l'équipe, engagés dans un processus de création, ne pas hausser un sourcil en se voyant accusé de la sorte de vouloir se moquer, consciemment ou inconsciemment, des noirs !
Problèmes philologiques enfin : le texte parle de danses sauvages. Qu'entendaient les grecs par là ? Est-ce que l'on entend par « sauvage » la même chose qu'eux et comment, par un travail des corps, restituer l'idée que les athéniens se faisaient de la sauvagerie en oubliant, justement, les images d’Épinal du sauvage que notre passé colonial nous a léguées ?
Les discussions qui auraient dû s'ouvrir ici publiquement, au bénéfice de tous, auraient été passionnantes et auraient permis à chacun de mieux saisir l’œuvre et la nature du travail engagé. D'offrir aussi un sentiment de la sauvagerie libéré de tout soupçon raciste. Si les grecs voulaient dire par « sauvages » que les danses étaient « non grecques », on ne peut plus les suivre. Pas par bon sentiment, mais par cosmopolitisme réalisé. « Sauvage » alors pourrait vouloir dire soit « désordonnée », comme les marches stupides des Monty Pythons, soit « livrées à la violence de l'émotion ». Quelle émotion est mise en jeu ici, comment la représenter par une danse ?


Les critiques adressées au spectacle

Les critiques ont-ils vu cela ? Non. Ils n'ont pas cherché à embrasser le travail de création, à le saisir dans son propre mouvement et sa propre logique, mais emprisonnés dans une approche qui tient de l'esthétique de la réception, ils se sont contentés de dire : « on peut y voir du black-face, donc il s'y trouve ». À partir de là, les accusations ne pouvaient que braquer Brunet et son équipe. Ainsi que toute une partie de l'opinion publique. Les communiqués de Mélanie Luce de L'unef, de l'AMECAS, de la BAFFE dans une moindre mesure, de la BAN pour autant que j'ai pu en juger, toutes ces interventions montrent un refus obstiné de connaître ce qu'ils prétendent interdire et il est dès lors difficile de les suivre.

Ainsi le communiqué de l'AMECAS affirme :

« Nous avons pris connaissance de la réponse du service culturel de l'université, qui invitait les plaignants à venir voir la pièce « pour mieux comprendre de quoi parle cette fabuleuse pièce ». Nous nous passerons d'une telle invitation. Nous invitons plutôt le service culturel de notre université à se pencher sur l'histoire et l'héritage de la pratique du « black-face ».
Si la réalisatrice [???] souhaitait faire un parallèle avec l'actualité migratoire, il aurait été préférable d'engager des acteurs noirs pour les rôles concernés. »

Je parlerai du Black-face dans une autre note, dont l'histoire est plus sinueuse que ce qu'on en dit aujourd'hui. Évocation d'ailleurs hors de propos puisque dans les suppliantes, il est question, à travers les danaïdes, de lointaines descendantes grecques au teint hâlé, pas du tout de « noires » au sens où ils l'entendent. Mais ce qui met à bon droit en colère, c'est que le but de la représentation n'est pas d'offrir un commentaire sur l'actualité, comme l'a fait à ce propos Elfriede Jelinek avec Les Suppliants, mais de jouer la pièce au plus proche de comment elle se jouait pendant l'antiquité, dans une démarche historique et théâtrale coupée du contexte migratoire et politique contemporain. Ne pas le reconnaître revient à avouer, pour les membres de l'AMECAS, qu'ils ne savent pas ce qu'ils interdisent, ne veulent pas le savoir. Peu importe les raisons. Dès lors, proposer d'engager des acteurs noirs, comme le fera aussi l'UNEF, revient à tirer profit de la représentation pour alerter sur le manque de visibilité des acteurs noirs ; c'est un combat nécessaire, mais ici déplacé.

Le fil twitter de l'UNEF donnait :
« Une fois la « nouvelle mise en scène présentée », on nous parle de masques pour représenter des personnes racisées OR ces masques sont caricaturaux : cela montre bien la problématique de caricaturer des personnes noires.
Après 200 ans d'histoire de la caricature des personnes noires, de tels procédés ne sont pas anodins (et cela quel que soit le niveau d'exagération des masques dans la Grèce antique).
Le recours à une pratique fondamentalement liée au racisme alors que la pièce aurait pu être réalisée en embauchant des personnes noires, dans une période où le racisme continue à gangrener notre société, ce n'est pas neutre ! »

Comment dire que le niveau d'exagération des masques grecs ne doit pas être pris en compte alors même que le but est d'être fidèle au maximum à ces masques ? Mettre en avant l'état de la société actuelle pour condamner une pièce qui cherche à s'en affranchir revient aussi à faire un faux procès. D'autant plus qu'il y à là une méconnaissance du texte (les danaïdes sont grecques) et de l'histoire des masques grecs. Le masque blanc n'y est pas symbole du blanc opposé au noir ou au racisé, mais de féminité ou de vieillesse, en un mot, de faiblesse. Les masques non blanc représentaient aussi bien grecs que non grecs.


L'esthétique de la réception

Si on ne regarde les choses que du point de vue de la création, les associations ne peuvent qu'avoir tort. Mais il faut aussi regarder les choses de leur point de vue.
Elles se placent du côté d'une esthétique de la réception. Leurs membres s'érigent en spectateurs outrés d'une œuvre achevée ou jugée telle qui, qu'on le veuille ou non, échappe toujours à son créateur pour exister dans un espace social qui n'est jamais neutre, reçue par des personnes qui elles aussi ne sont pas neutres. Quand des catholiques intégristes perturbent la représentation de « Golgotha Picnic », attaquent « Piss-Christ », ils le font au nom de leur intégrisme. Quand les images de presse de l'attentat de Charlie Hebdo font l'objet d'une vague importante de suspicion, c'est au nom d'une défiance envers tout discours médiatique et officiel, qui s'explique, comme l'intégrisme, par les outils de la sociologie. Pareil quand des étudiants empêchent la représentation des Suppliantes à la Sorbonne. C'est au nom d'une position de militant, position que la sociologie de la réception peut éclairer.
La sociologie de la réception postule en effet que le sens d'une œuvre ne dépend pas que d'elle mais se construit dans sa rencontre avec des publics, que ce dernier soit expert, qu'il accepte comme présupposé personnel et grille de lecture le sens de l’œuvre que l'artiste ou l'histoire de l'art retient, ou qu'il soit dans un rapport plus ambigu, plus conflictuel avec l’œuvre, produisant des sens inattendus, mais qui, dans cette optique, se justifient tout autant que l'analyse experte. La difficulté étant sans doute dans cette idée de lecture justifiée : qu'elle soit justifiée ne veut pas dire qu'elle soit juste, cela veut dire qu'il faut en rendre compte et l'envisager sérieusement comme un sens possible, non comme le sens.
Les œuvres aujourd'hui n'existent plus seulement dans leur espace d'exposition ou de représentation. Elles existent dans des espaces décontextualisés, sous des formes partielles. Ici, l'interprétation de la pièce s'est jouée entièrement sur twitter sur la base d'une photographie représentant une actrice au visage recouvert d'un maquillage cuivré. C'est moins la représentation que cette image sans contexte, sans commentaire, qui a orienté la lecture militante du spectacle. Le Tweet qui a lancé l'affaire était entre la demande d'information et l'invective : il demandait des éclaircissements à la Sorbonne sur le spectacle, mais affirmait d'emblée que le spectacle était un « spectacle raciste ». Twitter est le lieu du commentaire brut de l'actualité immédiate, de la mise en réseau immédiate de la parole sans filtre et de l'écho immédiat des combats autant que des scandales. Ce n'est pas étonnant que les associations, les militants, les partis politiques, les journaux et journalistes s'y trouve tous et y soient très actifs. Après ce Tweet, très tôt, les demandes de soutient ont été lancées à des personnalités publiques noires. Il leur était demandé de prendre la parole contre la représentation. Twitter n'est pas un lieu d'analyse et les réponses de la Sorbonne (la photo montre un maquillage de répétition en attendant d'avoir les masques) montrent que les responsables n'ont pas du tout perçu ce qui se passait ni à quel niveau (la réception) les accusations portaient. Ils se défendaient du côté d'une esthétique de la création et d'une réception lisse des œuvres. Leur défense a manqué de pertinence. Quand les photos de masques ont commencé à circuler, là encore déconnectées de la pièce en elle-même, il était impossible des les recevoir autrement que comme des « masques de noirs ». Cela était inévitable sur un réseau où quand une photo montre un blanc au visage grimé en noir, cela soulève immédiatement un scandale, des pressions sociales fortes, des excuses enfin. Les photos d'Antoine Griezman et Justin Trudeau nous le montrent bien. La photo des répétitions ne pouvait qu'être rattachée à ces photos là, comme énième exemple d'une pratique raciste, signe d'un mépris de race pour la souffrance passée et présente des noirs, comme dernier relent d'un orientalisme occidental : parce qu'objectivement, arrachée à son contexte de création, montrée sur twitter, cette photo ne pouvait qu'être lue ainsi. Donc quand les masques sont apparus ils ont été lus comme des masques raciaux, dans la droite lignée de la première photo. Or c'est sur cette première photo, non sur la pièce, que tout s'est joué.

La Sorbonne et la compagnie Demodokos auraient dû prendre en compte ce contexte nouveau de réception des œuvres, où tout le monde peut s'emparer d'images partielles non pour leur faire dire ce qu'on veut, mais pour extraire un sous-texte des images qui objectivement s'y trouve, et l'exploiter à diverses fins (lutter contre le racisme, le sexisme, moquer un adversaire, alerter, diffamer, etc.).


La logique des œuvres

La belle affaire si tout le monde a raison et tort à la fois. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que personne ne se soit compris ; d'un côté un travail voulait être reconnu, de l'autre des sensibilités blessées voulaient être prises en compte. Deux esthétiques irréconciliables. C'est cela même l'essence du spectacle tragique. Les tragédies présentent le plus souvent des personnes qui, parce qu'elles sont dans leur bon droit, s'enferment dans leur subjectivité, dans leur point de vue particulier, refusent de prendre en compte le point de vue autre que dans leur intransigeance elles érigent en position adverse. La scène de théâtre, dans son dispositif, est un espace commun par lequel une conciliation peut être obtenue. Certes plus souvent dans l'esprit du spectateur que sur la scène elle-même. Il faut donc un espace commun pour que ces deux esthétiques s'accordent et cessent d'entrer en conflit. Ce terrain d'entente est la logique de l’œuvre. Ce n'est que par elle que l'on peut dire que l'intention initiale de l'artiste se perd ou réussit, qu'on peut mesurer la distance entre l'intention, le travail engagé, et le résultat final. Ce n'est que par cette analyse logique que l'on peut décider si les interprétations d'un public non spécialiste sont légitimes ou non. Ce n'est qu'au travers d'une telle coopération qu'un travail de création peut se corriger et qu'une réception émotionnelle peut s'informer de ce à quoi elle réagit.
Ici par exemple, l'intention est de créer un spectacle au plus proche de ce qu'était le spectacle tragique : mais il y a des actrices. C'est une entorse, seuls les mâles jouaient pendant l'antiquité. Plus exactement un compromis. À partir de là, d'autres sont possibles. En interrogeant l'écart entre l'intention initiale et la direction prise. Comment veut-il faire apparaître les danaïdes, comme des grecques ou comme des égyptiennes ? comment le montre-t-il et pourquoi ? comment envisage-t-il la sauvagerie de leur danse ? que faire passer à travers les masques, à quel point est-on fidèle aux masques grecs ? ensemble de questions que Brunet s'est posé forcément, mais qu'il doit se poser aussi du point de vue de ceux qui recevront le spectacle. Autour desquelles surtout il faut communiquer. À l'ère d'internet, il n'est plus possible de se retrancher du monde, il est dangereux de ne pas accompagner les images d'informations sur leur contenu, sur la manière dont on a élaboré et pensé ce qui est montré. Il faut les accompagner d'une analyse, sans quoi, la première analyse risque d'imposer sa grille de lecture, aussi impropre soit-elle, et d'empêcher toute autre grille de lecture possible : les artistes, quand ils expliquent leurs choix, sont renvoyés à un « racisme inconscient » qu'il est malheureusement impossible de confirmer ou d'infirmer, qui ne peut donc qu'être un outil d'intimidation.

mardi 1 octobre 2019

Heidegger et les voyous


Voyou, voyou
C'est tellement bien quand tu joues
Qu'on est tous, tous comme des fous.
Tu mets le désordre partout.
Voyou, voyou
C'est tellement beau quand tu joues
Qu'on se fout tous tout d'un coup
De cette vie qui fait de nous
Des voyous.
Danse avec les mots qui sont au fond de nous,
Et la force qu'il y a dessous.
Tape sur nos destins comme on tape sur un clou,
Vas-y, vas-y venge nous.
Michel Berger, Voyou

Vincent Cespédès veut faire retirer Heidegger des programmes de philosophie de terminale. Au double motif que l'Etat ne devrait pas promouvoir la lecture d'un nazi. Et qu'un philosophe ne saurait être nazi. De ce que j'ai compris, à la lecture de son fil tweeter, cela semble participer de sa lutte contre la propagande d'extrême droite. Avant d'entrer dans le vif du truc, à savoir 1) la lecture d'un idéologue du nazisme est-elle recommandée par l'Etat ? 2) qu'est-ce que le nazisme de Heidegger ?, un peu d'échauffement ad hominem.

C'est que Cespédès, j'ai croisé son nom à deux reprises dans ma vie, la première m'a laissé dubitatif : il vendait un « tarot philosophique » fumeux, la seconde m'a rendu plus perplexe encore sur le bonhomme : il vendait une méthode « voyoute » aux lycéens pour avoir « 15/20 au bac ». Sa méthode ? Un concentré de tous les écueils contre lesquels on met en garde nos élèves toute l'année. Donc à chaque fois qu'il intervient sur ce qui se passe au lycée, il semble que ce soit à fin promotionnelle. Parce qu'on ne l'entend pas prendre position sur l'enseignement en lui-même, se faire l'écho des inquiétudes ou des combats des professeurs. Le virage néolibéral de l'école semble lui plaire, après tout, ça permet d'écouler des méthodes voyoutes … il n'a de toute façon pas un grand amour pour les profs, qui sont soit des jaloux (depuis le succès de son premier livre) soit des « sombres crétins ». Tout de même, à propos du bac, du bac qu'on va imposer aux terminales l'an prochain, il y aurait tout autre chose à dire.

Mais lui nous sort Heidegger. Alors soit, Heidegger.


Le programme de philosophie

L’État recommande-t-il sa lecture ? Non. Heidegger apparaît bien dans la liste des auteurs, donnée à titre indicatif, au bulletin officiel. Le programme de philosophie donne un certain nombre d'auteurs en plus des notions et des repères. À quoi sert-elle ? D'abord, l’œuvre à étudier au cours de l'année doit être l’œuvre d'un de ces auteurs. Normal, ils constituent une culture commune et le correcteur est censé savoir plus ou moins ce que pense tel ou tel. Malgré cela, chaque année, des élèves arrivent avec des livres d'auteur hors liste dont le correcteur ne connaît rien mais rien du tout. Ce qui n'aide pas l'élève. En ce sens, mieux vaut donner à lire Heidegger que Cespédès à ses terminales.
Ensuite, il est souhaitable que l'élève ait entendu parler de ces auteurs au cours de l'année. Parce que ce sont des auteurs importants—preuve en est on en parle encore, indépendamment de leurs idées : Platon dans l'antiquité était antirépublicain, Thomas d'Aquin au Moyen-âge a théorisé la guerre juste, Alain à l'époque contemporaine était antisémite, bonjour le marigot puant !). Mais là déjà deux remarques : il y a des auteurs (saint Thomas, Saint Anselme, Averroès, Heidegger sur qui on fait assez souvent l'impasse, faute de connaissance). Heidegger, son répertoire d’œuvres complètes exploitables est mince. À part « qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? » et « l'essence de la technique », je vois pas dans quoi un collègue pourrait vouloir se lancer.

Pourquoi ce n'est pas une recommandation ?
Le programme de philosophie n'est pas donné à titre d'édification et d'élévation spirituelle ; la IIIe République, c'est fini. Le programme est là pour permettre aux élèves de ressortir de leur année avec en tête quelques grands jalons de l'histoire de la philosophie, quelques éclaircissements sur de grands problèmes classiques.
Heidegger est-il important pour comprendre l'histoire de la philosophie ? Oui. Tout nazi qu'il soit. D'une part parce qu'il a un point de vue original sur l'histoire de la pensée : la question de l'être, posée par les premiers penseurs (poème de Parménide), est vite éclipsée et toute l'histoire de la pensée humaine est l'histoire de cette occultation puis de cette redécouverte. On peut la critiquer, mais elle réunit d'une part les grandes visions totalisantes du XIXe et la tentation critique de Nietzsche. Il jouit aussi d'une profonde influence sur toute une partie du XXe siècle—le déplorer ne changera rien à l'affaire. Influence sur des personnalités et des pensées très diverses : Sartre, Lévinas, Deleuze, Derrida, Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, pour n'en citer que quelques uns (que je lis ou ai lu). Dois-je rajouter quelques uns de ses élèves ? Arendt, Jonas, Anders. Doit-on effacer Heidegger de l'histoire, de l'histoire mouvementée du XXe siècle, comme on effaçait les visages des apostats de la révolution sur les photos d'archive ? Ce révisionnisme épidermique et moralisateur de l'histoire de la philosophie a quelque-chose de facile et de grotesque.
Parce que, en plus d'être important pour saisir les filiations entre auteurs et pensées, Heidegger est représentatif de son époque.



L'époque Heidegger

C'est là qu'on va se demander ce que ça signifie pour Heidegger d'être nazi, et pourquoi il l'est devenu. N'oublions pas que son livre le plus important, Être et Temps, date de 1927. Avant Hitler, avant les nazis donc. Il faut replacer Heidegger dans son époque pour comprendre comment on peut être et philosophe et nazi.

Le XXe siècle est un siècle de guerre et de mort. La première guerre a fauché plus que des vies. Elle a fauché l'espoir même de vivre une vie humaine. Elle a plongé le siècle et toute une jeunesse dans les ténèbres. Le but était d'en sortir. Il y a eu Dada qui disait merde, le surréalisme lancé dans sa quête d'un tout autre, l'écriture blanche qui se voue au silence et à la mort. Il y a eu wittgenstein, ébranlé par la guerre, écrivant pendant les combats son tractatus. Il y a eu Georges Bataille, ravagé par ce qu'il a vécu. Et Heidegger, qui assoit son questionnement philosophique sur les décombres, en vue de tout rebâtir. C'est comme ça qu'on peut comprendre ces nombreux passages où il affirme que la philosophie ne cherche pas à donner des réponses mais à approfondir l'inquiétude, l'angoisse, à creuser les questions jusqu'à ce que, au moment où tout nous lâche, la réponse vienne. Non pas d'un exercice rationnel, de la philosophie, mais du plus profond de nous, quand angoissé on n'a plus rien, pas même la philosophie, à laquelle se rattraper. Ce qui se révèle en nous alors est ce qu'il y a en nous de plus authentique et si philosophie on doit faire, c'est à partir de ça qu'on doit la construire. Car c'est la dernière chose à laquelle on est lié quand plus rien ne justifie de vivre une vie convenue. Un truc en nous qui résiste et refuse de crever. Bataille en refusant de crever s'est fait joyeux cynique, auteur d'une pensée du rire et de l'ivresse. Wittgenstein a voulu se faire moins que rien : après avoir résolu le problème fondamental de la philosophie (de quoi peut-on parler?), l'essentiel (« le mystique ») restait pleinement posé : qu'est-ce que le monde et que dois-je y faire ? Cela, la philosophie ne peut que le taire. C'est ce dont on ne peut parler. C'est pourquoi il voulait mener une vie simple, de petit prof, et ne plus parler. C'est pourquoi il voulait répondre de cet essentiel avec sa vie. Heidegger, comme beaucoup d'autres, a essayé de développer une philosophie des décombres, qui ne soit pas là pour donner les réponses (qu'est-ce que la vie bonne, qu'est-ce que le monde, qui virer du programme de philo, etc.), mais pour indiquer dans quelle direction il avait lancé sa vie et donner à voir aux autre comment lancer la leur dans sa direction propre. La vie de Heidegger, avant d'être nazie, est une vie paradoxale de refus au cœur même de l'acceptation.

On le voit, la philosophie, dans toute la première moitié du XXe siècle, est une lutte avec les mots pour transcrire ce qui ne peut qu'échapper au langage ; là dessus Wittgenstein avait raison. C'est une philosophie de l'engagement entier, de l'engagement de tout son être dans les tourments de l'époque, pour arracher aux mots ce qu'ils ne peuvent que manquer d'exprimer. Même lutte jusque chez Sartre, Lévinas. Il faudra attendre le structuralisme pour voir abandonner ces affres et ces gouffres, pour entendre dire à nouveau qu'il est possible de parler.



D'accord, mais et son nazisme ?

L'Allemagne au tournant du XXe siècle est farouchement antisémite. Heidegger, qui a grandit dans un milieu catholique, est culturellement mais foncièrement antisémite. C'est l'époque ; c'est pas le dédouaner de dire ça, les idées nous viennent bien de quelque part. Ce ne sont pas leurs raisonnements qui produisent l'antisémitisme, mais bien l'environnement dans lequel ils ont évolué et qui constitue à nos yeux leur impensé. Cet antisémitisme en Allemagne est resté très présent, pendant la grande guerre, la république de Weimar, jusqu'au IIIe Reich, et encore aujourd'hui. Heidegger est-il resté fidèle à ce catholicisme ? Le livre de Farias—c'est bien de l'évoquer, c'est mieux de le lire—semble dire que non : marié à une protestante, père d'un fils non baptisé, coupé des milieux catholiques (en raison de son mariage, mais aussi à des fins stratégiques), il mène une vie peu catholique (il trompe tout de même sa femme avec une élève juive, je réclame explication). Mais il reste fidèle à l'esprit des mouvements de jeunesse catholiques auxquels il a participé : il manifestera toujours un attachement exclusif au terroir, à l'arrière-pays, à la nature, condamnera toujours toute civilisation matérialiste, les villes et la vie urbaine, le progrès dont, avec un pessimisme certain, il ne verra que le pire (d'une certaine manière, c'était un décroissant). Or cet amour du terroir, de la tradition, de l'archaïsme, est un des deux versants du romantisme allemand, le versant nationaliste, qui l'a emporté au XIXe face à l'autre, universaliste.
Il conservera d'ailleurs une grande proximité avec les associations de jeunesse, dont celles qui imposeront le nazisme dans les universités. Avec la montée du nazisme, il va réinterpréter ses concepts à la lumière du mouvement, les utilisant afin de servir la propagande nazie, d'insuffler l'amour de la patrie, le sentiment d'appartenance à un peuple (une unité ethnique), le goût de l'abnégation au service du pouvoir. Victor Farias montre bien comment, à partir du nazisme, on peut expliquer la conception que se fait Heidegger à l'époque de ce qu'est la vie authentique et de la manière dont elle s'inscrit dans l'histoire. Ce qu'on peut en tirer c'est que oui, les concepts heideggeriens peuvent être utilisés pour prôner le nazisme, ils ont sans doute amené Heidegger au nazisme quand ce dernier à commencé à faire parler de lui (c'est un sympathisant de la première heure). Mais la question que je pose, que je me pose encore, c'est si ça fait du texte de 1927 un texte nazi avant l'heure et s'il n'est pas possible de rendre compte, avec les mêmes termes, d'une existence authentiquement communiste. Victor Farias semble dire qu'à cette époque Heidegger lui-même n'était pas tellement fixé sur le sens de son texte.

Ensuite, n'oublions pas ce fait étrange : c'est que, dès lors que les SA ont été écrasés (ils étaient trop extrêmes et Hitler devait s'en débarrasser pour s'allier les grands industriels), Heidegger condamna Hitler : ce dernier n'était plus à la hauteur de sa mission, il avait manqué au véritable nazisme que Heidegger défendait dans ses textes et qu'incarnaient les SA. À ne pas rentrer dans ces arguties on perd en finesse historique, on s'interdit de comprendre des choses. Il ne s'est pas opposé à Hitler, il ne l'a pas combattu, il était seulement sur une autre ligne plus radicale et pleine de dépit envers Hitler. Comme nous le disions : refus au sein de l'acceptation. Cela nous amène tout de même à interroger : Hegel n'avait-il pas vu dans Napoléon l'incarnation de l'esprit du temps ? Être philosophe à ses yeux, cela ne revenait-il pas à tailler un costard intellectuel à cet empereur ? À l'enrubanner d'idées ? À lui imposer une mission historique grandiose ? Virer Heidegger, c'est s'interdire de questionner le rapport que les philosophes entretiennent avec l'histoire (et pour nous l'histoire, c'est d'abord la révolution), la guerre, les hommes politiques. Cette histoire n'a rien de simple, pousser des cris d’orfraie sur twitter et lancer des pétitions grandiloquentes sur Change n'aide en rien. Nous devons éviter les simplismes et faire confiance aux enseignants, qui, loin de toute autopromotion et forts de leur liberté académique, peuvent utiliser non seulement les textes de Heidegger, mais sa personne même, pour soulever des problèmes importants qui sont encore d'actualité. Après tout, le problème mérite d'être posé : comment des philosophes embarqués par l'histoire, poussé par les traditions dans lesquelles ils ont grandi, peuvent/pourraient en pensant l'histoire qui se joue devant s'en extraire et la juger impartialement ? Peut-on même s'extraire du cours des choses ? Ne reproche-t-on pas à Sartre de n'avoir pas résisté ?

mercredi 25 septembre 2019

Radicalité 4 : la radicalité en pratique


Je peux être content. J'ai forgé un beau concept de radicalité. Mais il ne suffit pas qu'il soit beau, et utile et clair comme on l'a vu ; il faut encore qu'il puisse être appliqué à la réalité et cette belle théorie de la radicalité, encore sommaire, mais j'espère convaincante, doit se doubler d'une approche pratique. Pas juste une application de la théorie à la réalité. Mais une observation de ce qu'est la radicalité en pratique pour voir l'écart ou l'accord qui peut exister entre elle et la théorie. Pour cette série d'articles, je me contenterai de suivre le propos tenu lors de la conférence ; mais par la suite, en lien aussi avec ce que j'ai écrit sur la convergence des luttes, cela servira à lire les radicalités présentes.

Comment définir la radicalité dans la pratique ?
Rappelons-le : elle n'est pas une population, pas une série d'actions, pas des paroles, etc. Il n'est même pas certain qu'on puisse simplement la réduire à de simples idées. Lors de la conférence, je proposais une sorte de bourdieusisme simplifié, qui consistait à dire que la radicalité se présente pratiquement comme « une position fortement polarisée dans un champ ». Ce qui oblige à dire rapidement ce qu'est un champ, ce qu'est une position. Ce qui oblige à montrer comment ce champ se polarise.


La clé des Champs

Disons qu'il y a deux manières d'envisager la société. Comme un ensemble d'individus libres, qui développent librement leurs idées, leurs désirs, leurs projets ; la société serait le résultat d'ensemble de toutes ces démarches individuelles. En ce sens, la société est ce qu'on en fait, ce qu'on participe à en faire. Mais c'est oublier trop vite que nous sommes avant tout ce que la société fait de nous. Nos idées, désirs et projets sont certes individuels, mais il se construisent à partir de la position que nous occupons dans la société, position qui nous préexiste et dépend de personne, qui est un pur effet de structure. Or on ne se place pas n'importe comment dans une structure. Chaque place est réservée à certains, interdite à d'autres. On peut comprendre la notion de Champ ainsi. De même que la limaille de fer ne se place pas n'importe où autour des deux pôles de l'aimant, mais s'organise en fonction du champ magnétique qui détermine quelles positions peuvent être occupées et quelles zones doivent rester vides, les individus, en fonction des oppositions qui parcourent la société et de leur place initiale au sein de cette dernière, vont s'orienter d'une certaine manière déterminée, prendre une position qui statistiquement était plus ou moins faite pour eux. C'est dire que la notion de champ est utile surtout pour décrire les oppositions, les lignes de tension qui traversent la société et les positions qu'il est possible de prendre relativement aux objets en débat. Bourdieu parle de « conflits de légitimité », et essaye de rendre compte dans ces conflits des raisons pour lesquelles untel va opter pour l'une des diverses positions en présence, en quoi elles prétendent toutes à une certaine légitimité, essaye d'expliquer ce qui fait que certains s'unissent parfois, ou cherchent à se distinguer.

Prenons comme exemple les cours au Collège de France réunis dans son Manet. Ils donnent une image très claire de ce qu'est un champ, appliqué au domaine de l'art. On voit en effet s'affronter au XIXe siècle l'académisme, peinture officielle, faite de normes, d'écoles, d'épreuves, de salons, déterminant une hiérarchie et une certaine idée du mérite et de la réussite, et les avant-gardes, qui refusent tout ce qui définit l'académisme et se revendiquent être la vraie peinture : celle qui invente les règles, laisse place à la subjectivité du peintre, s'autorise l'humour, le pastiche, l'irrévérence et la création d'un nouveau langage. Ce nouveau langage deviendra, après Manet et grâce à lui, l'impressionnisme. Il sera amené à renverser l'académisme. Mais pas tellement parce qu'il a plus raison, pas parce qu'il correspond à la vraie peinture, mais pour des raisons sociales, économiques, techniques, historiques.
À ce conflit prennent part des peintres, évidemment, mais aussi des journalistes, des écrivains, des collectionneurs, qui vont prendre plus ou moins parti pour ou contre, se situer diversement les uns par rapport aux autres et ainsi polariser le champ. À partir d'un conflit d'école, c'est toute la société qui de débat en scandale va s'orienter, se positionner, s'allier contre l'ennemi. Une position polarisée n'est ici rien d'autre que ce qui permet de structurer le champ, c'est une position opposée à d'autres positions exprimée autour d'une question et qui cherche à s'imposer comme légitime. On voit ainsi déjà que décrivant le champ, on s'interdit de juger les positions qui polarisent le champ, on se contente de reconnaître leur existence, de mesurer leur force, de lister, de classer les arguments en leur faveur, les actions menées en leur nom. Ce n'est qu'après éventuellement que l'on peut espérer pouvoir les juger (pertinence des arguments, conséquence des actions, solidité historique, etc.) mais les juger c'est déjà prendre part, or on prend part en situation, en fonction de sa place sociale. C'est à partir sa place qu'on se positionne ; juger ainsi n'est pas juger, c'est prêter allégeance.



Le champ de la radicalité

Simplifions encore. Le plus schématiquement possible, la radicalité n'est pas d'abord une position extrême dans un quelconque champ en tension, dans un quelconque problème névralgique en discussion. La radicalité se polarise elle-même, construit logiquement, mécaniquement, ses adversaires, ses divisions, ses tensions, si bien qu'il n'est pas interdit de penser qu'une même structure pourra être relevée dans chaque cas de radicalité, pour chaque position radicale quelle que soit la question en jeu. Ainsi, on peut construire dans l'abstrait un champ de la radicalité :

Radicalisme
Mal à extirper, à détruire

Réformisme
Imperfection à corriger

Conformisme
Tout est très bien

Ces trois positions se polarisent, se scindent, sont en tension, dès lors qu'il s'agit d'agir, de mettre, justement, la radicalité en pratique. Ce qui autorise des rapprochements entre les différentes positions, des glissements : entre action immédiate, progressive et réaction. Il y aura toujours très schématiquement au moins ces trois positions, qui se sécrètent les unes les autres.

Radicalisme
Mal à extirper, à détruire
Réformisme
Imperfection à corriger
Conformisme
Tout est très bien
Action immédiate,
radicale

Action progressive ou
mesurée
Réaction,
violente ou mesurée
Refus de prendre part

Ici, les catégories d'action sont plus mouvantes, dépendent des actions, de l'opinion publique, des personnes concernées et de la question qui est en jeu. Mais disons très schématiquement que les radicaux sont plus susceptibles d'une action immédiate (celle que l'on dit justement radicale) que les réformistes ou les conformistes. Mais le radicalisme agit aussi sur le temps long, opte aussi pour des démarches légales, vise aussi la transformation de la société et agit parfois de concert avec les réformistes. L'action radicale n'est pas fatalement immédiate et violente, elle vise juste à remonter à la racine du mal : parfois cela passe par des actions au long cours. Mais parfois les actions radicales vont échauder les réformistes qui seront alors tentés de délégitimer les radicaux : l'association avec les conformistes, pour périlleuse qu'elle soit, s'impose alors. Il suffit de voir les marches pour le climat : le cortège de tête se forme, la répression policière s'abat lourdement comme le couperet d'une guillotine sur tous les manifestants, sur les passants, etc. Mais c'est pas la police que certains accusent, mais le cortège de tête, affirmant qu'ils y réfléchirons à deux fois maintenant avant d'organiser des manifestations et qu'ils chercheront d'autres manières d'agir. La volonté d'une action modérée, le désespoir face à l'action radicale, forme bloc avec les position réactionnaires, qui défendent par nature l'ordre et le statu quo.
Mais on peut aller encore plus loin.

Radicalisme
Mal à extirper, à détruire
Réformisme
Imperfection à corriger
Conformisme
Tout est très bien
Action immédiate,
radicale

Action progressive ou
mesurée
Réaction,
violente ou mesurée
Refus de prendre part
Propagande par le fait (action individuelle non organisée )
Révolte
(action collective organisée et non finalisée)
Rejet du monde, fuite
Révolution
(action collective organisée et finalisée)
Subversion
(infiltration des structures en vue de les renverser)
Propagande par l'éducation,
presse

J'aurai aimé rendre ce tableau des actions radicales plus clair, mais difficile ici, sauf à photographier mes dessins préparatoires illisibles. Le souci c'est que ces actions peuvent, pour certaines, être utilisées par tous, ou se justifier sur cinq registres différents : le rejet du monde par exemple peut se faire au nom du radicalisme (rejet du capitalisme), comme propagande par le fait (faites comme moi), comme révolte (y en a marre!), comme réaction (vivre comme avant) ou comme refus de prendre part (qu'ils s’entre-tuent, pourvu qu'on me laisse tranquille). Pareil pour l'éducation : on parle bien de lepénisation des esprits, c'est bien que la propagande est aussi une arme réactionnaire. Pareil pour le coup de force : l'action individuelle non organisée et l'action collective organisée ne sont pas l'apanage des forces progressistes, on en sait quelque-chose.


La radicalité en pratique (l’État)

Glosons un peu sur chacun de ces types d'action.
Disons qu'on considère l’État. C'est pas la joie en ce moment on le voit : désengagement complet du social, destruction de tous les services publics, cadeaux fiscaux aux riches, répression policière violente et aveugle, arrestations sommaires, etc. Scandale évidemment. Oui, mais que faire ?

Renforcer le pouvoir de l’État, de la police et lui donner des outils répressifs et préventifs pour lutter contre la radicalité. Position conformiste (c'est déjà ce qu'on fait depuis un moment, ça s'est accéléré depuis 2015) ou réactionnaire (à entendre ici en réaction à ce qui se passe pour maintenir les choses en l'état). Les partis de l'ordre marchent sur des œufs entre critique du gouvernement en place, condamnation des violences et défense de l'action policière. Wauquiez (LR) dit sobrement que le gouvernement doit se donner les moyens d'agir, Bardella (RN) que le gouvernement laisse volontairement les black blocs discréditer le mouvement écolo et des gilets jaunes.
On peut aussi estimer que le problème n'est pas la violence des émeutiers, mais, profondément, l’État. On pourra dire alors avec Bakounine : « l’État, c'est le mal ». Un mal historiquement nécessaire ajoutait-il, aussi nécessaire que le sera sa destruction. On sera anarchiste. C'est une position radicale. Notons que les marxistes aussi veulent abolir l’État. Ce dernier est pour eux l'outil de pouvoir de la classe dominante et abolir les classes doit amener à la suppression de son outil de domination : l’État. Marx remarque que le prolétariat ne peut pas se contenter de prendre l’État pour lui faire servir ses propres intérêts de classe. Déjà parce que l’État en lui-même est bourgeois, il faut donc d'abord le transformer intégralement, afin qu'il cesse de servir les intérêts de la classe dominante (ce qu'ils semble bien faire en ce moment). C'est ça la « dictature du prolétariat » qui fait tant trembler dans les chaumières : la transformation de l’État de telle sorte à ce qu'il détruise les avantages indus et rétablisse une parfaite équité dans la société. Ensuite parce que le but n'est pas d'avoir le pouvoir, mais de détruire le pouvoir. L’État n'est pas pour le marxiste la racine du mal, qui serait plutôt la domination de classe, mais il est bien le mal le plus grand.
Les réformistes, eux, ne veulent pas supprimer l’État, mais l'améliorer. L'idée étant que les problèmes rencontrés ne sont pas l'effet d'une nature immuable et mauvaise de l’État, comme outil de domination ou mal historique, mais simplement le contrecoup de sa mauvaise gestion ou organisation. Qui peuvent être traités par la réforme. Dans la pratique la question n'est pas tellement de savoir s'ils ont raison que de voir à quoi servent leurs discours : dans la mesure où tous les appels à une VIe République sont sans effet, ils ne servent qu'à détruire les services publics, à renforcer le pouvoir coercitif, à jeter dans la plus grande misère une masse toujours plus importante de citoyens.
Ah, c'est donc qu'il faut combattre ! Oui d'accord, mais comment ? Nouvelles tensions, nouvelles fractures. Laissons de côté le camp de la réaction pour envisager juste le camp radical.
Certains voudront une action immédiate. Loin de s'entendre entre eux, ils vont se répartir et s'opposer. Les uns seront partisans d'une révolution immédiate, mais en dehors de conditions historiques particulières, ce n'est qu'un rêve. L'action stratégique, collective et violente ne se décrète pas. D'autres d'actions insurrectionnelles, faites de révoltes sporadiques, d'émeutes. Le but étant d'épuiser l’État, de mobiliser une part toujours plus grande de la population dans les mouvements radicaux. C'est le cortège de tête, fait de techniques du black bloc et de slogans populaires ; qui ne fait pas l'unanimité (j'ai connu des mecs de Lutte Ouvrière, marxistes, qui grinçaient des dents face à cet anarchisme) mais s'avère en partie payant. D'autres préféreront peut-être une action violente et immédiate, plus solitaire : l'attentat. C'est la grande peur en ce moment, que la lutte écologique se radicalise au point que des actions écoterroristes soient menées dans le pays. Notez que c'est une raisons invoquées pour justifier la tuerie d'El Paso. Au XIXe siècle on appelait ça la propagande par le fait. On volait pour militer contre la propriété privée, fomentait des attentats contre les élus pour lutter contre l’État et contre le capitalisme, les journaux anarchistes dressaient des listes de grands patrons à abattre (on le voit, on est loin de El Paso, dont le tireur a essayé de verdir son racisme). Tout ça a été balayé à l'époque par les lois scélérates, mais la vogue de la désobéissance civile est une forme de propagande par le fait : enfreindre une loi pour en montrer le caractère arbitraire et injuste, comme aider les réfugiés, entre dans ce cadre. Certains encore vont simplement préférer partir, tout quitter pour construire de nouveaux rapports humains ailleurs. Eric Dupin nous en offre quelques exemples dans son livre Les Défricheurs. Ce dernier mode consiste à montrer que l'on vit mieux sans l'Etat, en s'éloignant le plus possible des institutions et en menant une vie en marge. Ce qui n'a jamais réellement marché à lire les témoignages recueillis par le journaliste).
En face, parfois farouchement opposés aux premiers, les partisans d'une action progressive vont préférer se lancer dans l'éducation d'une part et dans la subversion de l'autre. L'éducation consistera en la propagande des idées révolutionnaires par l'éducation, le journalisme, des associations, la subversion pourra consister en une infiltration des appareils d’État par des révolutionnaires qui brigueront des postes de directeurs d'école, de professeur, d'élus, de collecteurs d'impôts, etc. de telle sorte à être en mesure de perturber le bon fonctionnement de l’État jusqu'à ce qu'il s'effondre de lui-même et de diffuser massivement les idées révolutionnaires jusqu'à ce que ses partisans soient si nombreux qu'une révolution devienne envisageable. Ce que la RAF appelait la « longue marche à travers les institutions ».


Pas de degrés dans la radicalité

Ce ne seront donc pas les mêmes personnes qui occuperont ces positions puisqu'elles s'opposent les unes aux autres. Un travail sociologique et non plus philosophique consisterait à déterminer les raisons sociologiques, historiques, qui président à l'accord avec telle ou telle d'entre elles. Mais ce n'est pas mon objet. Mon objectif, beaucoup plus limité, était de dresser un champ pratique de la radicalité, et de le plaquer sur un objet en tension : l’État, sans chercher à en épuiser le champ. Je ne dis rien du mouvement ultralibéral des seashore states, je ne dit rien de certaines positions d'extrême droite qui se veulent anarchistes, etc. J'en reste à un niveau de généralité sans doute trop grand, mais approfondir et appliquer plus finement l'analyse à la situation contemporaine demanderait un travail que je ne me vois pas accomplir dans l'immédiat.
Par contre, on peut essayer de savoir s'il est possible de réserver l'usage du terme de radicalité à un seul de ces modes d'action. C'est une possibilité pour réduire drastiquement l'usage pléthorique qui est fait du mot. On aurait tendance à le réserver à la branche illégale des actions. C'est d'ailleurs ce qui se fait souvent. Mais ce serait oublier d'une part que l'extrémisme n'est pas la radicalité (la tuerie de El Paso : extrémisme et pas radicalité, les attentats contre les populations ne sont pas radicaux) et que la lutte radicale (qui cherche à remonter à la racine d'un mal) n'est pas par nature illégale ni violente. On peut donc être radical et s'en tenir aux limites de la loi. On est tenté face à ça de dire qu'on est alors « moins radical ». Mais est-ce vraiment une question de degré ? Ça le pourrait, mais il faudrait préciser. Degré de conviction ? La radicalité alors serait au moins en partie une affaire de psychologie. Il s'agirait de se demander ce qui fait qu'on s'accroche plus qu'on ne s'accorde à une idée. Mais ça, c'est pas un un attachement radical, mais un attachement désespéré à une idée, radicale ou non. La question reste cependant posée : est-on radical quand on n'est que modérément convaincu par les idées radicales qu'on professe mollement ? Il semble bien que non. La forte conviction semble donc bien être un critère, mais commun aux diverses formes d'action, aux diverses convictions. Cela ne peut pas être d'un grand secours. Degré d'engagement ? Les ressors tiendraient plus à la théorie de l'action politique. Celui qui agit est-il nécessairement plus radical que celui qui écrit ? Degré de violence ? Ce serait alors une question juridique. Mais plus instrumentale que descriptive : utile pour juger, non pour classifier. On en revient en effet à dire que l'extrémisme n'est pas la radicalité et on n'est pas plus avancé pour autant.
Pour le moment, donc, la radicalité est une position théorique qui consiste à remonter à la racine d'une conviction et une position pratique, coordonnée à la position théorique, qui vise à combattre un mal en l'attaquant à la racine. Les actions qui peuvent être envisagées pour ce faire, qu'on peut à juste titre dire « radicales », sont multiples, parfois opposées entre elles et tendent à rendre confuse la notion de radicalité. Mais on aurait tort de chercher à designer des positions plus radicales que d'autres : est radicale l'action qui vise à combattre un mal à la racine, radicale la théorie qui désigne cette racine, propose des moyens de la combattre, quels que soient ces moyens, développe des raisons pertinentes, justifiées, fortes de la combattre (sans quoi on verse dans l'extrémisme).
Il faut ainsi se garder absolument de confondre radicalité et violence, radicalité et extrémisme.