mardi 1 octobre 2019

Heidegger et les voyous


Voyou, voyou
C'est tellement bien quand tu joues
Qu'on est tous, tous comme des fous.
Tu mets le désordre partout.
Voyou, voyou
C'est tellement beau quand tu joues
Qu'on se fout tous tout d'un coup
De cette vie qui fait de nous
Des voyous.
Danse avec les mots qui sont au fond de nous,
Et la force qu'il y a dessous.
Tape sur nos destins comme on tape sur un clou,
Vas-y, vas-y venge nous.
Michel Berger, Voyou

Vincent Cespédès veut faire retirer Heidegger des programmes de philosophie de terminale. Au double motif que l'Etat ne devrait pas promouvoir la lecture d'un nazi. Et qu'un philosophe ne saurait être nazi. De ce que j'ai compris, à la lecture de son fil tweeter, cela semble participer de sa lutte contre la propagande d'extrême droite. Avant d'entrer dans le vif du truc, à savoir 1) la lecture d'un idéologue du nazisme est-elle recommandée par l'Etat ? 2) qu'est-ce que le nazisme de Heidegger ?, un peu d'échauffement ad hominem.

C'est que Cespédès, j'ai croisé son nom à deux reprises dans ma vie, la première m'a laissé dubitatif : il vendait un « tarot philosophique » fumeux, la seconde m'a rendu plus perplexe encore sur le bonhomme : il vendait une méthode « voyoute » aux lycéens pour avoir « 15/20 au bac ». Sa méthode ? Un concentré de tous les écueils contre lesquels on met en garde nos élèves toute l'année. Donc à chaque fois qu'il intervient sur ce qui se passe au lycée, il semble que ce soit à fin promotionnelle. Parce qu'on ne l'entend pas prendre position sur l'enseignement en lui-même, se faire l'écho des inquiétudes ou des combats des professeurs. Le virage néolibéral de l'école semble lui plaire, après tout, ça permet d'écouler des méthodes voyoutes … il n'a de toute façon pas un grand amour pour les profs, qui sont soit des jaloux (depuis le succès de son premier livre) soit des « sombres crétins ». Tout de même, à propos du bac, du bac qu'on va imposer aux terminales l'an prochain, il y aurait tout autre chose à dire.

Mais lui nous sort Heidegger. Alors soit, Heidegger.


Le programme de philosophie

L’État recommande-t-il sa lecture ? Non. Heidegger apparaît bien dans la liste des auteurs, donnée à titre indicatif, au bulletin officiel. Le programme de philosophie donne un certain nombre d'auteurs en plus des notions et des repères. À quoi sert-elle ? D'abord, l’œuvre à étudier au cours de l'année doit être l’œuvre d'un de ces auteurs. Normal, ils constituent une culture commune et le correcteur est censé savoir plus ou moins ce que pense tel ou tel. Malgré cela, chaque année, des élèves arrivent avec des livres d'auteur hors liste dont le correcteur ne connaît rien mais rien du tout. Ce qui n'aide pas l'élève. En ce sens, mieux vaut donner à lire Heidegger que Cespédès à ses terminales.
Ensuite, il est souhaitable que l'élève ait entendu parler de ces auteurs au cours de l'année. Parce que ce sont des auteurs importants—preuve en est on en parle encore, indépendamment de leurs idées : Platon dans l'antiquité était antirépublicain, Thomas d'Aquin au Moyen-âge a théorisé la guerre juste, Alain à l'époque contemporaine était antisémite, bonjour le marigot puant !). Mais là déjà deux remarques : il y a des auteurs (saint Thomas, Saint Anselme, Averroès, Heidegger sur qui on fait assez souvent l'impasse, faute de connaissance). Heidegger, son répertoire d’œuvres complètes exploitables est mince. À part « qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? » et « l'essence de la technique », je vois pas dans quoi un collègue pourrait vouloir se lancer.

Pourquoi ce n'est pas une recommandation ?
Le programme de philosophie n'est pas donné à titre d'édification et d'élévation spirituelle ; la IIIe République, c'est fini. Le programme est là pour permettre aux élèves de ressortir de leur année avec en tête quelques grands jalons de l'histoire de la philosophie, quelques éclaircissements sur de grands problèmes classiques.
Heidegger est-il important pour comprendre l'histoire de la philosophie ? Oui. Tout nazi qu'il soit. D'une part parce qu'il a un point de vue original sur l'histoire de la pensée : la question de l'être, posée par les premiers penseurs (poème de Parménide), est vite éclipsée et toute l'histoire de la pensée humaine est l'histoire de cette occultation puis de cette redécouverte. On peut la critiquer, mais elle réunit d'une part les grandes visions totalisantes du XIXe et la tentation critique de Nietzsche. Il jouit aussi d'une profonde influence sur toute une partie du XXe siècle—le déplorer ne changera rien à l'affaire. Influence sur des personnalités et des pensées très diverses : Sartre, Lévinas, Deleuze, Derrida, Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, pour n'en citer que quelques uns (que je lis ou ai lu). Dois-je rajouter quelques uns de ses élèves ? Arendt, Jonas, Anders. Doit-on effacer Heidegger de l'histoire, de l'histoire mouvementée du XXe siècle, comme on effaçait les visages des apostats de la révolution sur les photos d'archive ? Ce révisionnisme épidermique et moralisateur de l'histoire de la philosophie a quelque-chose de facile et de grotesque.
Parce que, en plus d'être important pour saisir les filiations entre auteurs et pensées, Heidegger est représentatif de son époque.



L'époque Heidegger

C'est là qu'on va se demander ce que ça signifie pour Heidegger d'être nazi, et pourquoi il l'est devenu. N'oublions pas que son livre le plus important, Être et Temps, date de 1927. Avant Hitler, avant les nazis donc. Il faut replacer Heidegger dans son époque pour comprendre comment on peut être et philosophe et nazi.

Le XXe siècle est un siècle de guerre et de mort. La première guerre a fauché plus que des vies. Elle a fauché l'espoir même de vivre une vie humaine. Elle a plongé le siècle et toute une jeunesse dans les ténèbres. Le but était d'en sortir. Il y a eu Dada qui disait merde, le surréalisme lancé dans sa quête d'un tout autre, l'écriture blanche qui se voue au silence et à la mort. Il y a eu wittgenstein, ébranlé par la guerre, écrivant pendant les combats son tractatus. Il y a eu Georges Bataille, ravagé par ce qu'il a vécu. Et Heidegger, qui assoit son questionnement philosophique sur les décombres, en vue de tout rebâtir. C'est comme ça qu'on peut comprendre ces nombreux passages où il affirme que la philosophie ne cherche pas à donner des réponses mais à approfondir l'inquiétude, l'angoisse, à creuser les questions jusqu'à ce que, au moment où tout nous lâche, la réponse vienne. Non pas d'un exercice rationnel, de la philosophie, mais du plus profond de nous, quand angoissé on n'a plus rien, pas même la philosophie, à laquelle se rattraper. Ce qui se révèle en nous alors est ce qu'il y a en nous de plus authentique et si philosophie on doit faire, c'est à partir de ça qu'on doit la construire. Car c'est la dernière chose à laquelle on est lié quand plus rien ne justifie de vivre une vie convenue. Un truc en nous qui résiste et refuse de crever. Bataille en refusant de crever s'est fait joyeux cynique, auteur d'une pensée du rire et de l'ivresse. Wittgenstein a voulu se faire moins que rien : après avoir résolu le problème fondamental de la philosophie (de quoi peut-on parler?), l'essentiel (« le mystique ») restait pleinement posé : qu'est-ce que le monde et que dois-je y faire ? Cela, la philosophie ne peut que le taire. C'est ce dont on ne peut parler. C'est pourquoi il voulait mener une vie simple, de petit prof, et ne plus parler. C'est pourquoi il voulait répondre de cet essentiel avec sa vie. Heidegger, comme beaucoup d'autres, a essayé de développer une philosophie des décombres, qui ne soit pas là pour donner les réponses (qu'est-ce que la vie bonne, qu'est-ce que le monde, qui virer du programme de philo, etc.), mais pour indiquer dans quelle direction il avait lancé sa vie et donner à voir aux autre comment lancer la leur dans sa direction propre. La vie de Heidegger, avant d'être nazie, est une vie paradoxale de refus au cœur même de l'acceptation.

On le voit, la philosophie, dans toute la première moitié du XXe siècle, est une lutte avec les mots pour transcrire ce qui ne peut qu'échapper au langage ; là dessus Wittgenstein avait raison. C'est une philosophie de l'engagement entier, de l'engagement de tout son être dans les tourments de l'époque, pour arracher aux mots ce qu'ils ne peuvent que manquer d'exprimer. Même lutte jusque chez Sartre, Lévinas. Il faudra attendre le structuralisme pour voir abandonner ces affres et ces gouffres, pour entendre dire à nouveau qu'il est possible de parler.



D'accord, mais et son nazisme ?

L'Allemagne au tournant du XXe siècle est farouchement antisémite. Heidegger, qui a grandit dans un milieu catholique, est culturellement mais foncièrement antisémite. C'est l'époque ; c'est pas le dédouaner de dire ça, les idées nous viennent bien de quelque part. Ce ne sont pas leurs raisonnements qui produisent l'antisémitisme, mais bien l'environnement dans lequel ils ont évolué et qui constitue à nos yeux leur impensé. Cet antisémitisme en Allemagne est resté très présent, pendant la grande guerre, la république de Weimar, jusqu'au IIIe Reich, et encore aujourd'hui. Heidegger est-il resté fidèle à ce catholicisme ? Le livre de Farias—c'est bien de l'évoquer, c'est mieux de le lire—semble dire que non : marié à une protestante, père d'un fils non baptisé, coupé des milieux catholiques (en raison de son mariage, mais aussi à des fins stratégiques), il mène une vie peu catholique (il trompe tout de même sa femme avec une élève juive, je réclame explication). Mais il reste fidèle à l'esprit des mouvements de jeunesse catholiques auxquels il a participé : il manifestera toujours un attachement exclusif au terroir, à l'arrière-pays, à la nature, condamnera toujours toute civilisation matérialiste, les villes et la vie urbaine, le progrès dont, avec un pessimisme certain, il ne verra que le pire (d'une certaine manière, c'était un décroissant). Or cet amour du terroir, de la tradition, de l'archaïsme, est un des deux versants du romantisme allemand, le versant nationaliste, qui l'a emporté au XIXe face à l'autre, universaliste.
Il conservera d'ailleurs une grande proximité avec les associations de jeunesse, dont celles qui imposeront le nazisme dans les universités. Avec la montée du nazisme, il va réinterpréter ses concepts à la lumière du mouvement, les utilisant afin de servir la propagande nazie, d'insuffler l'amour de la patrie, le sentiment d'appartenance à un peuple (une unité ethnique), le goût de l'abnégation au service du pouvoir. Victor Farias montre bien comment, à partir du nazisme, on peut expliquer la conception que se fait Heidegger à l'époque de ce qu'est la vie authentique et de la manière dont elle s'inscrit dans l'histoire. Ce qu'on peut en tirer c'est que oui, les concepts heideggeriens peuvent être utilisés pour prôner le nazisme, ils ont sans doute amené Heidegger au nazisme quand ce dernier à commencé à faire parler de lui (c'est un sympathisant de la première heure). Mais la question que je pose, que je me pose encore, c'est si ça fait du texte de 1927 un texte nazi avant l'heure et s'il n'est pas possible de rendre compte, avec les mêmes termes, d'une existence authentiquement communiste. Victor Farias semble dire qu'à cette époque Heidegger lui-même n'était pas tellement fixé sur le sens de son texte.

Ensuite, n'oublions pas ce fait étrange : c'est que, dès lors que les SA ont été écrasés (ils étaient trop extrêmes et Hitler devait s'en débarrasser pour s'allier les grands industriels), Heidegger condamna Hitler : ce dernier n'était plus à la hauteur de sa mission, il avait manqué au véritable nazisme que Heidegger défendait dans ses textes et qu'incarnaient les SA. À ne pas rentrer dans ces arguties on perd en finesse historique, on s'interdit de comprendre des choses. Il ne s'est pas opposé à Hitler, il ne l'a pas combattu, il était seulement sur une autre ligne plus radicale et pleine de dépit envers Hitler. Comme nous le disions : refus au sein de l'acceptation. Cela nous amène tout de même à interroger : Hegel n'avait-il pas vu dans Napoléon l'incarnation de l'esprit du temps ? Être philosophe à ses yeux, cela ne revenait-il pas à tailler un costard intellectuel à cet empereur ? À l'enrubanner d'idées ? À lui imposer une mission historique grandiose ? Virer Heidegger, c'est s'interdire de questionner le rapport que les philosophes entretiennent avec l'histoire (et pour nous l'histoire, c'est d'abord la révolution), la guerre, les hommes politiques. Cette histoire n'a rien de simple, pousser des cris d’orfraie sur twitter et lancer des pétitions grandiloquentes sur Change n'aide en rien. Nous devons éviter les simplismes et faire confiance aux enseignants, qui, loin de toute autopromotion et forts de leur liberté académique, peuvent utiliser non seulement les textes de Heidegger, mais sa personne même, pour soulever des problèmes importants qui sont encore d'actualité. Après tout, le problème mérite d'être posé : comment des philosophes embarqués par l'histoire, poussé par les traditions dans lesquelles ils ont grandi, peuvent/pourraient en pensant l'histoire qui se joue devant s'en extraire et la juger impartialement ? Peut-on même s'extraire du cours des choses ? Ne reproche-t-on pas à Sartre de n'avoir pas résisté ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire