Voyou, voyou
C'est tellement bien quand tu joues
Qu'on est tous, tous comme des fous.
Tu mets le désordre partout.
Voyou, voyou
C'est tellement beau quand tu joues
Qu'on se fout tous tout d'un coup
De cette vie qui fait de nous
Des voyous.
Danse avec les mots qui sont au fond de nous,
Et la force qu'il y a dessous.
Tape sur nos destins comme on tape sur un clou,
Vas-y, vas-y venge nous.
Michel Berger, Voyou
Vincent Cespédès veut faire retirer
Heidegger des programmes de philosophie de terminale. Au double motif
que l'Etat ne devrait pas promouvoir la lecture d'un nazi. Et qu'un
philosophe ne saurait être nazi. De ce que j'ai compris, à la
lecture de son fil tweeter, cela semble participer de sa lutte contre
la propagande d'extrême droite. Avant d'entrer dans le vif du truc,
à savoir 1) la lecture d'un idéologue du nazisme est-elle
recommandée par l'Etat ? 2) qu'est-ce que le nazisme de
Heidegger ?, un peu d'échauffement ad hominem.
C'est que Cespédès, j'ai croisé son
nom à deux reprises dans ma vie, la première m'a laissé
dubitatif : il vendait un « tarot philosophique »
fumeux, la seconde m'a rendu plus perplexe encore sur le bonhomme :
il vendait une méthode « voyoute » aux lycéens pour
avoir « 15/20 au bac ». Sa méthode ? Un concentré
de tous les écueils contre lesquels on met en garde nos élèves
toute l'année. Donc à chaque fois qu'il intervient sur ce qui se
passe au lycée, il semble que ce soit à fin promotionnelle. Parce
qu'on ne l'entend pas prendre position sur l'enseignement en
lui-même, se faire l'écho des inquiétudes ou des combats des
professeurs. Le virage néolibéral de l'école semble lui plaire,
après tout, ça permet d'écouler des méthodes voyoutes … il n'a
de toute façon pas un grand amour pour les profs, qui sont soit des
jaloux (depuis le succès de son premier livre) soit des « sombres
crétins ». Tout de même, à propos du bac, du bac qu'on va
imposer aux terminales l'an prochain, il y aurait tout autre chose à
dire.
Mais lui nous sort Heidegger. Alors
soit, Heidegger.
Le programme de philosophie
L’État recommande-t-il sa lecture ?
Non. Heidegger apparaît bien dans la liste des auteurs, donnée à
titre indicatif, au bulletin officiel. Le programme de philosophie
donne un certain nombre d'auteurs en plus des notions et des repères.
À quoi sert-elle ? D'abord, l’œuvre à étudier au cours de
l'année doit être l’œuvre d'un de ces auteurs. Normal, ils
constituent une culture commune et le correcteur est censé savoir
plus ou moins ce que pense tel ou tel. Malgré cela, chaque année,
des élèves arrivent avec des livres d'auteur hors liste dont le
correcteur ne connaît rien mais rien du tout. Ce qui n'aide pas
l'élève. En ce sens, mieux vaut donner à lire Heidegger que
Cespédès à ses terminales.
Ensuite, il est souhaitable que l'élève
ait entendu parler de ces auteurs au cours de l'année. Parce que ce
sont des auteurs importants—preuve en est on en parle encore,
indépendamment de leurs idées : Platon dans l'antiquité était
antirépublicain, Thomas d'Aquin au Moyen-âge a théorisé la guerre
juste, Alain à l'époque contemporaine était antisémite, bonjour
le marigot puant !). Mais là déjà deux remarques : il y
a des auteurs (saint Thomas, Saint Anselme, Averroès, Heidegger sur
qui on fait assez souvent l'impasse, faute de connaissance).
Heidegger, son répertoire d’œuvres complètes exploitables est
mince. À part « qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? »
et « l'essence de la technique », je vois pas dans quoi
un collègue pourrait vouloir se lancer.
Pourquoi ce n'est pas une
recommandation ?
Le programme de philosophie n'est pas
donné à titre d'édification et d'élévation spirituelle ; la
IIIe République, c'est fini. Le programme est là pour permettre aux
élèves de ressortir de leur année avec en tête quelques grands
jalons de l'histoire de la philosophie, quelques éclaircissements
sur de grands problèmes classiques.
Heidegger est-il important pour
comprendre l'histoire de la philosophie ? Oui. Tout nazi qu'il
soit. D'une part parce qu'il a un point de vue original sur
l'histoire de la pensée : la question de l'être, posée par
les premiers penseurs (poème de Parménide), est vite éclipsée et
toute l'histoire de la pensée humaine est l'histoire de cette
occultation puis de cette redécouverte. On peut la critiquer, mais
elle réunit d'une part les grandes visions totalisantes du XIXe et
la tentation critique de Nietzsche. Il jouit aussi d'une profonde
influence sur toute une partie du XXe siècle—le déplorer ne
changera rien à l'affaire. Influence sur des personnalités et des
pensées très diverses : Sartre, Lévinas, Deleuze, Derrida,
Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, pour n'en citer que quelques uns
(que je lis ou ai lu). Dois-je rajouter quelques uns de ses élèves ?
Arendt, Jonas, Anders. Doit-on effacer Heidegger de l'histoire, de
l'histoire mouvementée du XXe siècle, comme on effaçait les
visages des apostats de la révolution sur les photos d'archive ?
Ce révisionnisme épidermique et moralisateur de l'histoire de la
philosophie a quelque-chose de facile et de grotesque.
Parce que, en plus d'être important
pour saisir les filiations entre auteurs et pensées, Heidegger est
représentatif de son époque.
L'époque Heidegger
C'est là qu'on va se demander ce que
ça signifie pour Heidegger d'être nazi, et pourquoi il l'est
devenu. N'oublions pas que son livre le plus important, Être et
Temps, date de 1927. Avant
Hitler, avant les nazis donc. Il faut replacer Heidegger dans son
époque pour comprendre comment on peut être et philosophe et nazi.
Le XXe
siècle est un siècle de guerre et de mort. La première guerre a
fauché plus que des vies. Elle a fauché l'espoir même de vivre une
vie humaine. Elle a plongé le siècle et toute une jeunesse dans les
ténèbres. Le but était d'en sortir. Il y a eu Dada qui disait
merde, le surréalisme lancé dans sa quête d'un tout
autre, l'écriture blanche qui
se voue au silence et à la mort. Il y a eu wittgenstein, ébranlé
par la guerre, écrivant pendant les combats son tractatus.
Il y a eu Georges Bataille, ravagé par ce qu'il a vécu. Et
Heidegger, qui assoit son questionnement philosophique sur les
décombres, en vue de tout rebâtir. C'est comme ça qu'on peut
comprendre ces nombreux passages où il affirme que la philosophie ne
cherche pas à donner des réponses mais à approfondir l'inquiétude,
l'angoisse, à creuser les questions jusqu'à ce que, au moment où
tout nous lâche, la réponse vienne. Non pas d'un exercice
rationnel, de la philosophie, mais du plus profond de nous, quand
angoissé on n'a plus rien, pas même la philosophie, à laquelle se
rattraper. Ce qui se révèle en nous alors est ce qu'il y a en nous
de plus authentique et si philosophie on doit faire, c'est à partir
de ça qu'on doit la construire. Car c'est la dernière chose à
laquelle on est lié quand plus rien ne justifie de vivre une vie
convenue. Un truc en nous qui résiste et refuse de crever. Bataille
en refusant de crever s'est fait joyeux cynique,
auteur d'une pensée du rire et de l'ivresse. Wittgenstein a voulu se
faire moins que rien :
après avoir résolu le problème fondamental de la philosophie (de
quoi peut-on parler?), l'essentiel (« le mystique »)
restait pleinement posé : qu'est-ce que le monde et que dois-je
y faire ? Cela, la philosophie ne peut que le taire. C'est ce
dont on ne peut parler. C'est pourquoi il voulait mener une vie
simple, de petit prof, et ne plus parler. C'est pourquoi il voulait
répondre de cet essentiel avec sa vie. Heidegger, comme beaucoup
d'autres, a essayé de développer une philosophie des décombres,
qui ne soit pas là pour donner les réponses (qu'est-ce que la vie
bonne, qu'est-ce que le monde, qui virer du programme de philo,
etc.), mais pour indiquer dans quelle direction il avait lancé sa
vie et donner à voir aux autre comment lancer la leur dans sa
direction propre. La vie de Heidegger, avant d'être nazie, est une
vie paradoxale de refus au cœur même de l'acceptation.
On le
voit, la philosophie, dans toute la première moitié du XXe siècle,
est une lutte avec les mots pour transcrire ce qui ne peut
qu'échapper au langage ; là dessus Wittgenstein avait raison.
C'est une philosophie de l'engagement entier, de l'engagement de tout
son être dans les tourments de l'époque, pour arracher aux mots ce
qu'ils ne peuvent que manquer d'exprimer. Même lutte jusque chez
Sartre, Lévinas. Il faudra attendre le structuralisme pour voir
abandonner ces affres et ces gouffres, pour entendre dire à nouveau
qu'il est possible de parler.
D'accord, mais et son nazisme ?
L'Allemagne
au tournant du XXe siècle est farouchement antisémite. Heidegger,
qui a grandit dans un milieu catholique, est culturellement mais
foncièrement antisémite. C'est l'époque ; c'est pas le
dédouaner de dire ça, les idées nous viennent bien de quelque
part. Ce ne sont pas leurs raisonnements qui produisent
l'antisémitisme, mais bien l'environnement dans lequel ils ont
évolué et qui constitue à nos yeux leur impensé. Cet
antisémitisme en Allemagne est resté très présent, pendant la
grande guerre, la république de Weimar, jusqu'au IIIe Reich, et
encore aujourd'hui. Heidegger est-il resté fidèle à ce
catholicisme ? Le livre de Farias—c'est bien de l'évoquer,
c'est mieux de le lire—semble dire que non : marié à une
protestante, père d'un fils non baptisé, coupé des milieux
catholiques (en raison de son mariage, mais aussi à des fins
stratégiques), il mène une vie peu catholique (il trompe tout de
même sa femme avec une élève juive, je réclame explication). Mais
il reste fidèle à l'esprit des mouvements de jeunesse catholiques
auxquels il a participé : il manifestera toujours un
attachement exclusif au terroir, à l'arrière-pays, à la nature,
condamnera toujours toute civilisation matérialiste, les villes et
la vie urbaine, le progrès dont, avec un pessimisme certain, il ne
verra que le pire (d'une certaine manière, c'était un décroissant).
Or cet amour du terroir, de la tradition, de l'archaïsme, est un des
deux versants du romantisme allemand, le versant nationaliste, qui
l'a emporté au XIXe face à l'autre, universaliste.
Il
conservera d'ailleurs une grande proximité avec les associations de
jeunesse, dont celles qui imposeront le nazisme dans les universités.
Avec la montée du nazisme, il va réinterpréter ses concepts à la
lumière du mouvement, les utilisant afin de servir la propagande
nazie, d'insuffler l'amour de la patrie, le sentiment d'appartenance
à un peuple (une unité ethnique), le goût de l'abnégation au
service du pouvoir. Victor Farias montre bien comment, à partir du
nazisme, on peut expliquer la conception que se fait Heidegger à
l'époque de ce qu'est la vie authentique et de la manière dont elle
s'inscrit dans l'histoire. Ce qu'on peut en tirer c'est que oui, les
concepts heideggeriens peuvent être utilisés pour prôner le
nazisme, ils ont sans doute amené Heidegger au nazisme quand ce
dernier à commencé à faire parler de lui (c'est un sympathisant de
la première heure). Mais la question que je pose, que je me pose
encore, c'est si ça fait du texte de 1927 un texte nazi avant
l'heure et s'il n'est pas possible de rendre compte, avec les mêmes
termes, d'une existence authentiquement communiste. Victor Farias
semble dire qu'à cette époque Heidegger lui-même n'était pas
tellement fixé sur le sens de son texte.
Ensuite,
n'oublions pas ce fait étrange : c'est que, dès lors que les
SA ont été écrasés (ils étaient trop extrêmes et Hitler devait
s'en débarrasser pour s'allier les grands industriels), Heidegger
condamna Hitler :
ce dernier n'était plus à la hauteur de sa mission, il avait manqué
au véritable nazisme que Heidegger défendait dans ses textes et
qu'incarnaient les SA. À ne pas rentrer dans ces arguties on perd en
finesse historique, on s'interdit de comprendre des choses. Il ne
s'est pas opposé à Hitler, il ne l'a pas combattu, il était
seulement sur une autre ligne plus radicale et pleine de dépit
envers Hitler. Comme nous le disions : refus au sein de
l'acceptation. Cela nous amène tout de même à interroger :
Hegel n'avait-il pas vu dans Napoléon l'incarnation de l'esprit du
temps ? Être philosophe à ses yeux, cela ne revenait-il pas à
tailler un costard intellectuel à cet empereur ? À
l'enrubanner d'idées ? À lui imposer une mission historique
grandiose ? Virer Heidegger, c'est s'interdire de questionner le
rapport que les philosophes entretiennent avec l'histoire (et pour
nous l'histoire, c'est d'abord la révolution), la guerre, les hommes
politiques. Cette histoire n'a rien de simple, pousser des cris
d’orfraie sur twitter et lancer des pétitions grandiloquentes sur
Change n'aide en rien. Nous devons éviter les simplismes et faire
confiance aux enseignants, qui, loin de toute autopromotion et forts
de leur liberté académique, peuvent utiliser non seulement les
textes de Heidegger, mais sa personne même, pour soulever des
problèmes importants qui sont encore d'actualité. Après tout, le
problème mérite d'être posé : comment des philosophes
embarqués par l'histoire, poussé par les traditions dans lesquelles
ils ont grandi, peuvent/pourraient en pensant l'histoire qui se joue
devant s'en extraire et la juger impartialement ? Peut-on même
s'extraire du cours des choses ? Ne reproche-t-on pas à Sartre
de n'avoir pas résisté ?
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