Je vais revenir un peu sur l'affaire
Moix.
Suite à la chronique que j'ai publiée
sur le livre Orléans, on m'a fait savoir que ma position sur
l'affaire, malgré sa prétention à la distance et à l'objectivité,
était partisane. J'adopte le point de vue des accusateurs de Moix,
je critique celle de ses défenseurs. Depuis mon article ici, la
grand-mère maintenant intervient, le frère menace de procès. Bref,
l'affaire se poursuit, les camps sont partagés, les défenses
cependant semblent maintenant être largement de mise. Troisième
temps qui s'étire, qui s'étirera jusqu'à oubli ou rédemption.
Reste moi. Dans mon article sur les
Suppliantes, j'affirme que le rôle du philosophe, lorsqu'il parle de
l'actualité, consiste à analyser le débat et le faire comprendre,
non pas à y prendre part, mais à situer et juger le débat en tant
qu'objet. Cela malheureusement n'est possible qu'une fois le débat
clos, qu'à partir du moment où tous les éléments permettant de
comprendre ce qui se passe sont disponibles à l'analyse. Ici, il
faudrait donc établir déjà qui dit vrai et qui ment pour pouvoir
trancher. Dans un débat en cours, analyser le débat, c'est y
prendre part. Qu'on le veuille ou non, on est embarqué. Le signe de
cela, c'est l'absence de conditionnel : par ce manque de
rigueur, je trahis ma position idéale en m'associant à un camp, en
m'opposant à l'autre. La philosophie, la hauteur, deviennent des
outils rhétoriques pour faire valoir un point de vue qui, au final,
se réduit à ça : Moix ne vaut rien. C'était pas le but. Cela
pour dire une chose : l'actualité est un objet inaccessible.
Cela m'ennuie : l'actualité, j'y
reviendrai à un autre moment, c'est malgré moi l'objet unique qui
m'intéresse aujourd'hui. Je ne peux donc pas tellement me satisfaire
d'un tel constat. Dire qu'au fond je suis condamné à m'intéresser
à l'actualité comme concept et non pas comme fait me dérange
évidemment. Ce serait se retirer du monde, et si j'avoue que c'est
une tentation, c'est aussi je le sais une impasse. À moins qu'il ne
faille considérer qu'on ne l'atteint d'abord qu'en s'immergeant en
elle, quitte à se tromper, pour ensuite comprendre les raisons de
ses propres errements. Il faudrait alors que je me jette délibérément
dans l'outrance, que je prenne des positions tranchées, que je fasse
preuve, sans doute, d'une certaine complaisance. Temporaire, mais
malgré tout gênante.
Car c'est bien cette complaisance que
l'on reproche aux éditorialistes, à une certaine presse
sensationnaliste, à des hommes politiques trop peu avares de leur
parole. Complaisance qui les autorise finalement à jamais rendre des
comptes. L'idéal serait bien sûr d'avoir tous les éléments, de
pouvoir juger d'en haut, avec superbe et distance. Mais comme pour
tout, l'idéal …
Le premier élément qui rend instable
la position que j'ai essayé de prendre sur l'affaire Moix, sur les
Suppliantes, que je m'apprêtais à prendre sur le nouveau débat sur
le voile, c'est, intuition que m'a laissée un récent colloque
universitaire, la fictionalisation de l'actualité. On ne peut
s'empêcher de « raconter » l'événement, les écoles de
journalistes d'ailleurs apprennent à écrire avec cet espèce de
schéma actanciel ancré dans l'esprit : qui fait quoi, où,
quand, comment, à qui, pourquoi, etc (les anglais parlent des « 5
w »). On transforme les « acteurs », le mot en dit
déjà long, en personnages, voire en caricatures, on réduit à une
trame simple, on se livre, fatalité (les informations ne viennent
pas toutes en même temps, les articles ouvrent à contestations,
vérifications et approfondissements) ou stratégie (il faut tenir en
halène), à un feuilletonage de l'information, comme autant de
« chapitres » ou d'« épisodes », on saute
sur les « rebondissements » et les « coups de
théâtre » pour relancer l'intérêt, sans oublier, au moins
pour l'information TV, qu'on joue, trop, sur les sentiments. Il est
typique en ce sens que plusieurs films récemment aient fait le récit
de grands scoops. Plus que les événements, c'est maintenant le
traitement médiatique et le travail de mise en forme journalistique
des événements qui devient la matière des films. Reconnaissance,
de la part du cinéma, de la nature fictionnelle, romanesque, du
journalisme. Ambiguïté réalité/fiction que l'on retrouve du reste
dans l'affaire Moix : « c'est un roman ; tout y est
vrai ». Ambiguïté qui converge vers l'obsession de la fake
news et de la post-vérité qui établit la métaphysique de notre
temps : un fait peut être faux ; ce qui le rendra vrai,
c'est l'adhésion collective au récit dans lequel il s'inscrit. Le
postmodernisme a ainsi trouvé à restructuré le monde, plutôt à
le suturer. En absence de grand récit imposé par la tradition,
c'est la guerre des micro-récits. De la cohue certains se
massifient, se densifient, fédèrent. Ils deviennent vrais non pas
parce qu'ils l'étaient, mais parce qu'on les rend tels en ne les
contestant pas. Ce pourquoi même le faux peut devenir factuel.
Prendre la parole au milieu d'un débat,
c'est faire pencher le vrai, qu'on le veuille ou non, sur la base du
peu qu'on croit savoir, d'un côté ou de l'autre. Ce pourquoi il est
plus facile de parler après-coup : mais alors on ne fera que
valider la « fiction réalisée » et les identifications
opérées, distribuer les bons points. Ou la contester, mais ce
faisant, on est dans le débat non au dessus.
La seconde difficulté, c'est que la
réalité est une masse dans laquelle on découpe. Or ce découpage
n'a rien d'évident, oblige à laisser des éléments de côté, on
ne peut pas tout voir, tout traiter, tout aborder d'un coup. Choisir
un angle—est-il si vrai qu'on le choisisse d'ailleurs ?
Revient à se situer par rapport à la réalité qu'on prétend
traiter et donc à ne dire que ce que cet angle permet de dire. Les
mises sous silence sont sans doute aussi importantes que ce qui est
dit. Reprenons l'affaire Moix, qu'est-ce que j'essayais de faire ?
De traiter cette chose comme événement médiatique (mon évocation
ici de l'affaire) et comme événement littéraire (mon analyse du
roman comme auto-hagiographie ratée). Mais c'est aussi tout autre
chose. Un événement familial, et je suis pourtant bien placé pour
savoir que les relations entre frères sont pénibles, douloureuses
et que les rancœurs ont de tenace. C'est aussi un événement
psychologique ou psychosocial : comment on se construit en étant
battu, en ayant des « parents toxiques », quelles
conséquences à long terme dans la vie, etc. Sans doute peut-on en
voir encore d'autres, un événement micro-historique sur les
mentalités et la vie quotidienne dans la ville d'Orléans au milieu
des années 70, événement à construire à partir d'autres
témoignages et de fouilles dans les archives. À ne vouloir parler
du plus inhumain, littérature et médias, je ne fais finalement que
me plier à ce que ma position revendiquée (celle de philosophe)
m'impose : je traite de tout ça comme je traite des idées et
des textes. Mais l'humain ? Je le laisse à d'autres, mais il va
sans dire que ce qu'un psychologue bien informé dirait mettrait sans
doute à mal ce que j'écris et m'obligerait à me réviser.
D'ailleurs, dans mon analyse du livre, je dis bien qu'on est plus
proche de la mise en texte d'une mémoire traumatique que d'un roman
à proprement parler. N'est-ce pas là déjà la reconnaissance d'une
faille dans mes analyses ? Que sous un autre angle un tout autre
événement m'apparaîtrait ?
Que faire alors ? Ne rien écrire
ou assumer le fait d'écrire des choses dont j'aurai à me repentir,
qui mettront à mal l'idée que je me fais de moi-même et de ma
capacité à comprendre les choses, des choses qui, à la réflexion,
me révolteront contre moi-même. Ne rien écrire ou écrire et s'en
vouloir d'avoir écrit. À tout prendre, tant pis pour mon sentiment
de toute-puissance et d'infaillibilité, ne rien écrire serait
pire : cela m'ôterait toute occasion de me reprendre, donc de
penser mieux, d'agir mieux. Toute occasion d'opérer des
identifications et donc toute possibilité de les briser. Or c'est un
des enjeux du débat, identifier les acteurs, leur rôle, en
construire le récit. Moix-victime n'ouvre pas au même récit que
Moix-bourreau. Croire en ces identifications, ce n'est pas faire le
même récit que lorsqu'on les conteste avec violence : non pas
proposer un Moix-victime-bourreau ou Moix-bourreau-victime, mais un
Moix-tout-autre (ce vers quoi je tendais, en isolant un
Moix-marchadise, mais d'autres sont possibles). Car opérant cette
reprise, je me rend compte que plus important que tout ce que j'ai
écrit sur Orléans, ce qui fait que ce livre est un signe de ce
qu'est notre époque actuelle, c'est bien qu'en lui comme autour de
lui ce noue la fusion du réel et du fictif : « c'est un
roman, tout y est vrai » est une parole de plateau que
finalement j'aurai dû savoir prendre tout à fait au sérieux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire