lundi 22 avril 2019

TOOL 10 000 DAYS (7)


Intension semble être à la fois hors du temps et hors de l'album, prise dans une parenthèse musicale et temporelle. Suspendue au milieu des autres chansons elle nous transporte ailleurs, dès les premières secondes. Elle ne tranche pas avec le reste, comme le fait The Pot, qui est un titre frénétique, ironique et incisif, qui est un titre virulent. Intension met à distance. Elle met à distance le reste de l'album, finissant de le disloquer après la première parenthèse que constitue le tryptique Lipan Conjuring, Lost Keys et Rosetta Stoned. Elle met à distance l'auditeur, l'arrachant du sol. Pendant plus d'une minute, il n'est presque pas question de musique. Raclements métalliques, sons diffusés à l'envers dans une sorte d’apesanteur, propos diffusés à l'envers qui résonnent comme les paroles d'un rituel magique, percussion ronde comme une bulle d'air qui remonte à la surface puis le chant, calme, posé, presque traînant, comme une prière ou une lamentation. On est plus proche, dans cette ambiance, avec le son des tambourins, l'effet sur la voix qui transforme le chant d'un seul en chant collectif, du côté du rituel musical, rituel de conjuration, que de la chanson métal. Comme si on décollait, emportés loin d'un monde où la violence rampe au sol. Afin de la contempler et de la resituer dans un contexte plus vaste. Afin de lui redonner sa juste échelle. Et il est bien question de hauteur dans cette chanson, ainsi que dans la suivante, de hauteur de vue, du jugement supérieur, de vision synoptique que seule apporte prise de distance métaphysique.
Intension, c'est l'expérience d'une sortie hors du corps, musicalement assistée.



C'est à partir de cette chanson que la structure de l'album se dévoile pour de bon. Intension est à la fois un choc esthétique et une révélation.
Cet album est un chemin de croix, une volonté répétée de guérir l'homme de sa haine, qui échoue toujours mais se renouvelle à chaque fois. La haine exprimée dans Vicarious est d'abord exorcisée par l'expérience du deuil et de la mort ; vivant personnellement ce traumatisme, on est moins tenté de s'en réjouir quand il arrive aux autres. Mais après l'espoir qu'offrent Jambi et Wings For Mary, The Pot vient tout ruiner. Cette chanson, contre l'hypocrisie des discours religieux, radicalise des éléments déjà présents dans Wings for Mary, mais se détourne entièrement de l'expérience de la douleur, ignore la manière dont elle nous transfigure et nous élève, pour n'en tirer qu'un nouveau motif de haine et de moquerie.
Lipan Conjuring vient rabattre les cartes, mais l'espoir d'obtenir une vision cosmique des choses par les drogues mène rapidement à une impasse (rosetta stoned). Le groupe a toujours eu, dans les paroles de ses chansons, un regard critique là-dessus. Lipan Conjuring, ce pur rituel, lost keys et Rosetta Stoned est un second cycle, sans progression, qui saute et balbutie, et un second échec.
Intension semble reprendre Lipan Conjuring, mais plutôt que de simplement reprendre le rituel tel quel, comme un élément culturellement étranger, la chanson l'assimile, l'intègre musicalement et rationnellement. Ce n'est plus un rituel indien, c'est un rituel musical, avec des paroles concertées qui en reproduisent l'effet tout en en maîtrisant les moyens. Il ne mène pas dans un rechute violente dans le corps, comme Rosetta Stoned, qui en revient toujours au détail scato pour évoquer la redescente (« goddamn, shit the pants »), mais ouvre à une compréhension plus large du monde : Right In Two, où l'on s'élève au niveau des anges.
L'album là dessus s'achève sur une conclusion mystérieuse, tant dans son titre que dans son contenu, conclusion qui nous laisse démuni, incapable de savoir s'il s'agit d'un nouvel échec (23 est le signe de la discorde érigée en divinité dans un livre mystique parodique, Principia discordia) ou à une victoire définitive sur la haine (le 23 peut renvoyer à l'arcane 23 du tarot de Thot, qui renvoie à l'acquisition de connaissance et à l'élévation spirituelle par l'effort et le travail) ou n'est finalement qu'une simple manière humoristique d'achever le cd, en laissant tout en suspens (23 skidoo est une manière argotique de dire qu'on part en vitesse).

Autre élément ambivalent, les paroles passées à l'envers. Elles se moquent évidemment de ceux qui croient que des messages de haine sont diffusés à l'envers dans les disques de rocks, invitant à vénérer Satan ou à se suicider. Elles sont positives au possible, presque naïves : « écoute ta mère, ton père à raison, vas à l'école, ne prend pas de drogues ». Elles se moque aussi des fans du groupe qui surinterprètent tout et se persuadent à la fin que les chansons regorgent de messages cachés, mais elles servent surtout peut-être de solution métaphorique au problème de la haine.

Diffuser un message à l'envers, c'est l'orienter vers le passé, c'est remonter le temps afin de changer les anciens événements et les attitudes préjudiciables. Une sorte de retour vers le futur ; de la même manière que Marty est transformé par les voyages et les messages temporels, devient un jeune homme responsable et pas cette tête brûlée incapable de se contenir qu'il était au départ, nous devrions pouvoir être transformés rétroactivement par l'écoute de ces paroles conciliatrices. En corrigeant des attitudes de séparation, en invitant tôt à l'union et à la concorde, à l'écoute de l'autre, peut-être y a-t-il possibilité de prévenir les grandes fractures qui divisent la société. Or c'est justement ça que se propose de faire Intension : remonter aux premières causes des fractures sociales, des oppositions entre les hommes aujourd'hui devenues insurmontables et voir s'il était possible de les corriger, voir si une autre histoire pour l'homme aurait été possible. Il ne faut donc pas se laisser à dire, comme beaucoup, que cette chanson retrace l'histoire de l'humanité. C'est une ânerie. Il n'y est question que de quelques moments critiques pendant lesquels tout encore est possible, non pas d'une histoire continue mais de deux moments qui ont décidé de toute la suite de l'histoire. Le titre, Intension, est à la fois intention, expression d'une volonté, et In Tension, en tension, dans le sens d'être tiraillé entre deux choix, deux directions, sans pouvoir décider, mais sans pouvoir s'abstenir de choisir. Il traduit l'état de stress que l'on subit quand on doit décider en toute urgence entre deux options toutes deux catastrophiques.
Ainsi, dans les paroles, l'homme balance toujours entre amour et haine, accueil et rejet. Le stress vient du fait que l'on ne peut choisir l'un sans tomber dans l'autre : si je construit un foyer, je le fais par amour, mais je dois le protéger, et donc développer des sentiments négatifs, méfiance ou haine, envers l'étranger qui menace l'unité et la paix du foyer. De même, cet amour devient la justification des haines que l'on peut éprouver et une raison confortable de les laisser éclater. La chanson semble dire que cette situation est due entièrement à nos innovations technologiques et non à une nature particulièrement belliqueuse. Il ne faut pas se laisser abuser par l'omniprésence de la volonté (will) dans les paroles ; ce n'est pas une intention continue, une volonté libre de tuer qui s'exprime ici, mais une volonté contrainte. La chanson dit bien « moved by will alone », mis en mouvement et non pas « ruled », réglé, dirigé par la volonté. La volonté libre, l'intention pure a donné la pichenette au départ, a mis en mouvement l'humanité au tout début, mais la volonté ne dirige plus l'homme, l'habitude maintenant agit en nous collectivement. Nous sommes prisonniers d'un choix passé qui agit en nous et contre lequel nous ne pouvons rien. Prisonniers d'un inconscient que la chanson met au jour. Le contenu de la chanson ne nous concerne pas directement, le choix mis en scène n'est pas le nôtre, mais nous devons comprendre que nous sommes embarqués dans le destin technologique, que nous sommes condamnés par lui à la violence dès lors que l'on veut agir et user de ces technologies. Nous n'y pouvons rien. Nous ne pouvons plus corriger cela. D'où les échecs précédents et la fuite hors du temps et de l'espace que nous propose maintenant le groupe comme issue finale.

23 skidoo, voilà la solution : une fuite hors du monde qui nous arrache au chaos, mais qui exige pour cela que nous abandonnions tout espoir d'agir contre ce qui arrive, de combattre la haine. C'est une contemplation pure qui nous est offerte comme solution. Ici bien sûr je pourrai évoquer Schopenhauer, qui considère que tout le malheur du monde vient de l'expression de la volonté et du désir et que le bonheur réside dans la sainteté et dans la contemplation artistique qui met le soi, le désir, la volonté, entre parenthèse. En ce sens, écouter 10 000 est faire œuvre de paix. Mais cette chanson n'est pas la traduction d'une philosophie—et je voulais finir là-dessus, elle est la transcription d'un tableau. J'ai parlé d'expérience hors du corps, il faudrait plus exactement parler d'extase. L'extase est bien une sortie hors de soi, mais vers une vérité qui frappe par son évidence et sa simplicité et vers une bonté sans limite qui nous submerge. Or il est remarquable que la chanson qui suit Intension se place du point de vue des anges, véhicules de la vérité et de la bonté divine. Intension est ce pont entre le chaos, le mal, l'abysse et la plénitude divine. Entre les deux, donc, une chanson tiraillée entre les deux directions, entre le haut et le bas, un juste milieu fragile autant qu'un passage de l'un à l'autre, juste milieu et et passage entièrement concentré dans la voix merveilleuse d'un Maynard transfiguré en Sainte Cécile, sainte patronne des musiciens, à moins que ce ne soit en Raphaël.


Dans ce tableau, L'extase de Sainte Cécile, nous voyons tout en bas de l'image, au premier plan, des instruments usés, un triangle, un lirone, un tambour crevé. La sainte elle-même cesse de jouer, les tuyaux de son orgue tombent tandis qu'elle élève le regard. On croirait voir les sons de cette introduction, cymbales et triangles qui tombent, pluie d'instruments, non violemment et bruyamment comme dans disgustipated, la dernière chanson de Undertow, non avec haine, mais comme s'ils s'abandonnaient eux-mêmes. Ils se désintègrent. Et de cette musique qui tombe, seule la voix au dessus des orgues s'efforce de s'élever, les intonations finales s'envolant comme des questions. En haut, les anges chantent, leur musique se passe d'instrument et Sainte Cécile, les écoutant, est illuminée et sereine. L'orgue dans ses mains, instrument de la musique sacrée par excellence, montre qu'elle jouait afin d'emporter l'âme dans un état de contemplation, dans un état « d'extase musicale », et non seulement pour faire plaisir. Il est vrai que la musique est l'art le plus insidieux en cela qu'il pénètre en nous qu'on le veuille ou non, qu'il nous émeut malgré nous et modifie notre état bien plus directement et facilement que n'importe quel autre art. Il peut nous faire croire à Dieu malgré nous. Son orgue est le pendant des rythmes tribaux exploités par Tool, ils en ont le même but, le même effet : emporter notre âme dans la contemplation de vérités qui nous dépassent et qui ne peuvent pas s'exprimer adéquatement à travers des instruments. Cette musique qui s'entend au delà de la musique, Raphaël la restitue par un chœur d'anges chantant. D'où la sortie hors de la chanson, dans un au-delà, donc, où les anges eux-mêmes chantent.

Daniel Arasse affirme que Raphaël a traduit dans ce tableau la « conception néo-platonicienne de la triple nature de la musique ». Au premier plan, la musica instrumentalis, au centre, la musica humana, musique de l'âme, enfin, la musica mundana, la musique cosmique. Citant Chastel, il affirme que la musique est ici « reliée à tous les étages de l'être, qu'elle touche à la fois la basse conscience, liée à la nature physique, la conscience éclairée qui jouit de la beauté du nombre [j'imagine, les harmonies et les accords, qui sont des rapports mathématiques] et la conscience supérieure qui saisit un univers transfiguré ».
Dans le tableau, les instruments usés et rendus inutilisables montrent l'impuissance de ces instruments, qui flattent les sens, à jouer la musique céleste, à élever l'âme à la vérité. Cela parce qu'ils appartiennent au règne chaotique de la basse matérialité et sont vouée à la destruction. Tout le contraire d'une spiritualité intemporelle à laquelle nous accédons dans la vision béate.
C'est ce monde-là que fuit Tool à partir de cette chanson, abandonnant les destins particuliers des titres précédents qui gisent maintenant au sol, pour s'élever au niveau de l'humanité entière, pour proposer une musica humana, un chant de l'humanité qui prépare l'âme à de nouvelles révélations mais qui doit quand même passer par la médiation d'instruments, d'instruments plus dignes certes, de rythmes et d'harmonies plus pures, images d'une nature centrale et ordonnée, mélange de corps et d'esprits, mais qui ne pourra jamais égaler la musique purement sacrée, immatérielle, des anges (qui dans leur multiplicité sont les prototypes parfaits de tout ce qui se réalisera dans la nature). Ces anges se passent d'instrument, images d'une vérité qui frappe directement l'âme, chant intérieur qui illumine et béatifie et qui, sans doute, ne peut s'entendre que dans l'intimité d'une écoute solitaire ; ces anges qui chantent en lisant ressemblent à des fans de Tool qui se laissent imprégner des paroles pour en recueillir le sens, un sens qui nous frappe comme une révélation soudaine et que l'on peine à retranscrire avec des mots, qui dans leur matérialité ne peuvent que trahir la pensée qu'ils s'efforcent d'exprimer. Cette musique de conversion et d'accord profond avec le monde ne peut résonner qu'en nous et vient nous saisir en un éclair quand nous écoutons avec intelligence et sensibilité la musique qui flatte nos sens et les paroles qui émeuvent notre âme. Quand, en un mot, on se laisse pénétrer entièrement par ce qu'on écoute.

Notre-Dame des Riches




le 20 avril, Le Monde publie dans ses pages un article de Nicole Vulser : « suspicions autour d'un élan de générosité », repris ensuite sur le site sous le titre : « l'élan de générosité décrié des grandes entreprises pour Notre-Dame de Paris ». Cet article vise très clairement à défendre les grandes richesses face aux accusations qu'elles essuient. Ce n'est pas le seul article du Monde qui va dans ce sens. Ainsi en va-t-il de la réaction indignée (« pourquoi opposer les causes ? » de Frédéric Lenoir (ancien directeur du Monde des Religions) deux jours après :

« Cette communion nationale commence toutefois à se fissurer à travers diverses polémiques concernant les sommes colossales annoncées pour le coût de la reconstruction de la cathédrale. Tout est parti de la contribution des plus grandes fortunes françaises à sa reconstruction. Que les familles Arnault, Bettencourt et Pinault souhaitent donner plusieurs centaines millions d'euros, on ne peut que s'en réjouir, et il n'y a qu'en France qu'une telle polémique peut se développer, tant notre rapport à l'argent est paradoxal : la plupart des français souhaitent s'enrichir, mais ils détestent les riches. Peu importe, me semble-t-il, les motivations de ces milliardaires : leur geste est utile ... »

Plus loin, il balaye d'un revers de la main les revendications populaires qui exigent qu'autant d'argent soit mis dans les causes humanitaires et pour venir en aide aux plus pauvres. C'est, à ces yeux, un « faux problème », qu'il justifie par une comparaison et de la preuve de son absolue niaiserie :

« Cela me fait penser à ceux qui refusent de s'engager dans la lutte pour l'amélioration du bien-être animal sous prétexte qu'il y a encore trop à faire pour aider les humains. Comme si notre cœur n'était pas assez grand pour aimer et protéger les humains et les animaux. Je trouverais plus juste, par contre, si les dons dépassent les besoins pour la reconstruction (ce qui me semble très probable), que les sommes inutilisées servent à construire des logements pour les plus déshérités ».

Donc d'abord, les gilets jaunes, les syndicats de gauche, les associations caritatives et militantes manquent de cœur, n'ont pas un cœur assez grand, pour aimer et les pierres autant que les hommes, et les riches autant que les pauvres, mal qui recoupe cette haine purement française des riches, qui est irrationnelle puisque visiblement on déteste les riches quoi qu'ils fassent. Lenoir ne le dit pas mais on le sent, ce qu'il veut dire, c'est que tous ceux qui hurlent sont des égoïstes jaloux : s'ils n'ont pas le cœur assez grand, c'est qu'ils n'aiment que deux choses, l'argent et eux-mêmes. C'est sûr, vu comme ça, les pauvres méritent qu'on ne s'occupe d'eux que par surcroît, méritent de s'arracher les miettes, les "sommes inutilisées".
Cette condamnation morale rejoint la condamnation intellectualisante proférée par Nicole Vulser, qui pour défendre les riches s'appuie sur Marcel Mauss, qu'elle déforme et trahit éhontément :

« Donner, c'est à la fois prouver sa richesse, sa générosité, sa solidarité et sa puissance tout en améliorant son image et en faisant le bien. Dans son Essai sur le Don, Marcel Mauss, en 1925, expliquait que « donner, recevoir et rendre » a longtemps constitué la source des échanges dans la société. »

Le don, preuve de richesse, de générosité, de solidarité et de puissance, amélioration de l'image, bienfaisance ? Ce n'est ni un commentaire crédible de l'essai de Mauss, ni de l'actualité présente.
Mauss fait référence à une forme de don agonistique et ritualisée. C'est une guerre qui se mène contre l'adversaire avec des offrandes. Il n'est pas question de faire œuvre de bienfaisance ou de solidarité envers lui, mais de l'humilier, d'attaquer son honneur. De générosité non plus puisque ces rivalités plongeaient les Kwakiutls dans un tel état de transe qu'ils en venaient parfois non pas à donner mais à détruire leurs richesses. C'était là assurer son prestige et son pouvoir. Oui, mais comment exactement ? Est prestigieux celui qui n'est pas attaché à sa richesse et peut, après s'en être débarrassé, la reconstituer par son propre travail. Et c'est là que le bât blesse. Comment est-ce qu'au service économie du Monde on s'aveugle au point de ne pas voir qu'en régime capitaliste, ce don ne peut plus exister et qu'il est donc vain de salir le nom de Mauss, et qu'il est vain, même, de justifier le don des grandes richesses. Car le capitaliste n'est pas riche de son travail, mais de l'appropriation du travail des autres, donc autant de la force, des ressources des travailleurs que du produit de leur activité. Il faudrait dire à Frédéric Lenoir que c'est pour cela qu'il y a des déshérités qui crient au scandale : parce qu'ils sont déshérités, c'est parce que leur travail et celui de leurs pères leur sont retirés. Ils pourraient bien se retourner vers cet autre père, la « patrie », mais lui aussi les déshérite, en ne leur redistribuant pas les richesses appropriés qui s'accumulent dans les mains de quelques grandes familles, riches du travail d'individus qu'ils mettent au chômage et jettent dans la plus grande précarité. Mais Nicole Vulser oublie aussi qu'en régime capitaliste, tout change de nature, tout est transformé pour devenir un business, un moyen de s'enrichir plus. Marx était admiratif de la grande puissance des capitalistes, « les premiers à montrer ce dont est capable l'activité des hommes », de leur capacité à transformer les réel, même si c'était pour le pire, ou en tout cas avec les pires intentions du monde, le profit. Il faut rappeler les formules qu'il utilise dans le « manifeste du Parti Communiste », ces « eaux glacées du calcul égoïste », et cette douche froide, quand il dit que la bourgeoisie, qui « n'a laissé subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu » « a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, en salariés à ses gages ». Il manque là-dedans les homme d'état, président, ministres, députés.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Non pas d'une opposition entre riches et pauvres, entre pierres et hommes. Mais entre entre charité et impôt, c'est-à-dire, entre un État « fondé de pouvoir du capital », au service des grandes richesses, qui agit dans le but de les enrichir encore plus, État qui s'appauvrit en les servant, et un État qui est au service de tout le peuple, qui par un juste prélèvement de l'impôt (de chacun selon ses moyens ...) et une juste redistribution (… à chacun selon ses besoins) fait ce que l'on est en droit d'estimer être son travail. Cela, Emmanuel Lévy nous le fait bien sentir dans un article récent de Marianne. Il y dénonce l'aubaine fiscale que représente le mécénat pour ces grands groupes et ces grandes familles et les malversations qui leurs permettent de s'enrichir en donnant le sentiment de donner.

« la formule est simple et magique : tout don entraîne plus de 60 % de déductions fiscales sur l'impôt sur les sociétés. Si simple et magique qu’on ne compte plus une firme du CAC 40 sans sa fondation d’entreprise maison. Le mécénat est devenu la vitrine par excellence des multinationales soucieuses de se faire passer pour les Médicis du XXIe siècle. […] Résultat : en 2017, la déduction fiscale réalisée au titre du mécénat par 60.000 entreprises frôle le milliard d’euros, contre à peine 235 millions dix ans auparavant. Cela correspond a des dons atteignant le montant total d’1,6 milliard d’euros. »

Puis des chiffres étourdissants : on y apprend que les 10 plus gros bénéficiaires de ces réductions, donc de ces dépenses d’État, pompent plus du tiers du coût total (369 des 990 millions d'euros alloués), que les 100 plus gros s'en partagent la moitié et que 99% des entreprises touchent un crédit d'impôts de moins de 4000 euros. Outre ces chiffres, deux éléments inquiètent plus que tout. D'abord le fait que Eiffage, qui s'enrichit déjà considérablement avec la concession des autoroutes, facture ses prestations de « mécénat de compétence » (participer à un chantier d'utilité publique sans toucher de marge de bénéfice) non au coût de revient, mais au coût de catalogue, donc avec la marge, ce qui est « écrit noir sur blanc dans un rapport officiel de la cours des comptes », sans que cela « donne lieu ni à une enquête du parquet, ni à un redressement fiscal. » Ensuite le fait que nos députés sont aussi impuissant à agir contre ces dérives et soient empêchés de fermer le robinet :

« Ces dérives n’ont pas plu du tout à certains députés qui ont tenté de mettre la pédale douce sur le dispositif, lors de l’examen du budget 2019. C’est le cas de Gilles Carrez, député LR du Val-de-Marne, mais aussi de Joël Giraud, élu LREM des Hautes-Alpes et rapporteur général du budget. Mais les lobbys ont tonné, et il leur a fallu reculer… »

On fait donc face à des entreprises passées maîtres dans l'optimisation fiscale, dont les patrons partent vivre à l'étranger, qui détournent les aident à la recherche et au développement, qui tirent profit des mécénats, des partenariats privé-public, qui suppriment des emplois pour délocaliser là où la main d'oeuvre est moins cher, qui font pression sur le président pour que l'impôt sur la fortune saute, qui assèchent donc considérablement les caisses de l'état et s'arrangent pour que les aides aux entreprises soient maintenu telles quelles, de telle sorte à ce que ce soit les services publics, hôpitaux, écoles, allocations diverses et chantiers de rénovation qui se voient dès lors menacés, faute d'argent. Le grand risque à terme, c'est que l'Etat incapable de payer quoi que ce soit se rabatte entièrement sur le privé, et que ce soit lui du coup qui décide des urgences sociales, qui décide quelles causes doivent être soutenues et quelles causes abandonnées. En fonction du profit à en tirer. N'oublions pas que si Carlos Ghosn a pu se marier à Versailles, c'est grâce au mécénat, c'est une contrepartie du financement, déduit des impôts, d'une partie de la rénovation du Palais de Versailles. On a beau jeu du coup de venir dire que l'aide des entreprises et fortunes privées est nécessaire à la reconstruction de Notre-Dame de Paris, étant donné que c'est de leur faute si l'État est incapable de financer seul la reconstruction. 
Versailles et Notre-Dame on rénove, quels magnifiques cadres pour la promotion de l'entreprise, pour accueillir les actionnaires ou pour faire de belles photos de mariage. Le logement social, les centres d'accueils pour sans abris, pour demandeurs d'asile, quel "intérêt" ? Frédéric Lenoir a tort. Il n'est pas vain d'opposer les causes. On voit qu'il n'y a pas le même empressement pour l'une comme pour l'autre. En décembre, pour essayer de mettre un terme aux manifestations des gilets jaunes, Macron a demandé aux grands patrons, à ses proches amis rappelons-le, de faire un geste pour les français, d'octroyer une prime à leurs employés. La vraie générosité aurait été de revaloriser durablement et en conséquence les salaires, afin d'améliorer réellement le quotidien de ces travailleurs, mais non. Une prime. Autrement dit rien. Rappelons ce qu'est la générosité. C'est la « disposition à donner plus qu'on n'est tenu à le faire ». Mais elle suppose déjà que l'on donne ce que l'on doit. C'est-à-dire qu'elle passe d'abord et avant tout par l'impôt et un juste salaire.

jeudi 18 avril 2019

Spoiler Alert ! (4) Atomic bomb, Blade Runner, Mulholland Drive



Prenons quelques films et essayons de donner des exemples. D'abord à ces divers types de twists, ensuite à ce plaisir particulier que l'on peut avoir à revoir un film.

Notons que les retournements de situation susceptibles d'être spoilés dans un film sont :

1_la perturbation de la situation initiale.

2_une perturbation qui fait passer d'une situation délicate à une situation désespérée

3_la perturbation qui rétablit une situation d'équilibre.

4_la révélation, finale ou non, qui modifie intégralement notre lecture du film ou d'un personnage.

Mais plusieurs remarques s'imposent d'emblée.

D'abord, la perturbation de la situation initiale est généralement connue par avance et attendue. Il est rare que les surprises interviennent à ce niveau là. Souvent, la fin est connue d'avance, on ignore seulement comment on y parviendra. Donc la perturbation qui rétablit une situation d'équilibre, en toute logique, est elle aussi assez peu surprenante. Reste surtout le twist final (4) et les perturbations dramatiques (2). Ces perturbations dramatiques devenant d'ailleurs un code dans les films d'actions construits en quatre chapitres, le troisième chapitre étant une phase de ralentissement dans la narration à l'occasion de la chute ou de la défaite du personnage, peu avant que la situation ne se rétablisse dans un dernier feu d'artifice.

Ensuite, il faudrait ajouter également que dans l'immense somme des récits fictifs, tous ne subissent pas le spoil de la même manière, certains même semble le supporter sans trop d'effort. Il en va ainsi des films de genre ; le genre correspond à un ensemble de codes qu'il est difficile de transgresser, qu'il faut respecter un minimum et qui imposent autant de situations et de structures types. Ainsi des comédies romantiques. La structure est connue : un personnage en rencontre un autre, l'aime tout de suite, bien qu'il soit déjà pris dans une relation. Il affrontent un épreuve, se heurtent sur un obstacle qui les sépare. Le personnage peut même vouloir couper tous les ponts avec l'autre, mais à la fin, à la lumière d'une révélation soudaine, il court vers l'autre personnage et plaque tout pour se mettre avec, filer le parfait amour, puisqu'ils sont faits l'un pour l'autre. On sait ainsi exactement à quoi s'attendre et c'est ce qui est si réconfortant et agréable avec les comédies romantiques : elles ne nous bousculent jamais.

Ainsi, le plus souvent, le film vu est connu d'avance dans son rythme, sa structure, ses codes, ses péripéties initiales, son aboutissement. Sauf, bien entendu, dans le cas d'un twist final, mais alors, le film risque fort de ne pas survivre dans la durée, quand il a la chance de ne pas avoir un retournement surfait. Ce qui est le cas dans Atomic Blonde. À la fin, le spectateur apprend que le personnage principal, envoyé à Berlin Est à la recherche d'un agent double … est en fait l'agent double qu'elle doit arrêter. Son enquête était en fait une démarche menée afin de se couvrir. Sauf que rien ne permet, dans le film, de déterminer cela ; c'est un deus ex machina qui ne sauve rien, ne surprend pas plus que cela, vu qu'aucun autre personnage n'est désigné réellement comme étant cet agent double. Bref, ce retournement, comme ce film, est un fiasco qui a le mérite de montrer que la nostalgie des années 80 ne permet pas de tout justifier. Une seule séquence à sauver, l'exfiltration ratée de l'indic, dans l'immeuble d'abord : une scène de combats sans fin, avec une caméra qui tournoie et la poursuite en voiture qui suit, séquence qui emprunte énormément au jeu vidéo ; ce qui la sauve et la distingue absolument. Mais, là encore, il suffit de voir le 6e sens, où ce coup-ci le twist est efficace, pour voir que cela ne suffit pas à en faire un film que l'on a plaisir à revoir. C'est que tout concourt à la fin sans dévier le moins du monde de cet objectif.

Prenons des films, avec ou sans twist, qui se regardent encore et encore sans aucun souci. On peut appeler ces films des classiques, non pas parce qu'ils seraient conformes à une manière classique de faire, mais parce que leur connaissance et leur appréciation est collective, si ce n'est commune. On peut prendre en exemple le Rocky Horror Picture Show ou Le Père Noël est une ordure. Ceux qui adorent ce film le connaissent par cœur, connaissent les répliques, les chansons, les gestes des personnages, et prennent un immense plaisir, entre fans, à les reproduire sur scène devant l'écran. On rit toujours devant les vannes défraîchies du Père Noël est une ordure et ça c'est un mystère sur lequel on devrait se pencher. Une blague, en général, est drôle la première fois, mais on souffre au bout de dix fois qu'on nous la raconte. Là non. On rit toujours. Qui est incapable d'expliquer ça est incapable de parler de cinéma. On pourrait dire que c'est plus le phénomène social qui permet cela que le film, mais sans le film, cela s'évaporerait et serait impensable sans. Un récent documentaire nous a montré comment Ghostbusters est aussi devenu un mythe, grâce à la communauté des fans qui se retrouvent autour de leur passion commune. On retrouve ça avec le Village de la série Le Prisonnier, on ne retrouve pas ça avec la philatélie ni avec la pièce Richard III. Le théâtre c'est mort pour ça, seul le cinéma nous offre ce genre de phénomènes inexplicables.




À côté de ces phénomènes sociaux, on peut évoquer des films qui s'émancipent de la seule narration pour offrir des émotions justifiées par le montage, les plans, la musique, etc. sans qu'elles ne cessent pourtant de participer à cette narration. En ce sens, le film Blade Runner est intéressant, d'autant plus qu'il a été victime d'un spoil tardif : Ridley Scott a affirmé il y a quelques années que Deckart était en fait un réplicant. Beaucoup ont hurlé au scandale, jugeant que le réalisateur avait ruiné ainsi son film, brisé le mystère, alors que le film s'arrêtait sans rien affirmer, laissant le spectateur libre de faire du personnage un humain ou un réplicant. Est-ce le cas ? Le film a-t-il été vidé de tout son contenu, de tout son intérêt, de toute sa poésie ? Non. Les premières images sont toujours aussi fascinantes, efficaces, accompagnées d'une musique qui n'a rien perdu de son aspect aérien, éthéré, à la fois froid, synthétique, et profondément humain, faisant entendre déjà le thème du film. Ces grandes flammes qui s'élèvent dans l'horizon de la ville sont, dès les premières secondes, le symbole de ces réplicants qui brûlent vivement une existence brève mais riche plutôt que de se consumer lentement comme leur créateur, qui les envie autant qu'il peut. La richesse des plans, des scènes, leur symbolisme discret (la chouette qui vole, que Rachel dit être artificielle, est le symbole de l'intelligence : toute intelligence est artificielle), tout en fait un film magique dont on ne peut se lasser. Mais c'est bien parce que le vrai plaisir que l'on prend au film est un plaisir que l'on prend à la matière du film, en tissant des liens entre eux, en recherchant des significations, ce qui n'est possible que par une longue familiarité avec l'oeuvre. C'est la poésie du film, donc, sa capacité à libérer les plans de leur stricte utilité, qui fait la longévité d'un film, sa capacité aussi à créer des nouvelles manières de construire, de montrer, de mettre en scène.


Mais Blade Runner est intéressant aussi parce que c'était un film mystère. Ce mystère révélé, reste encore la poésie des plans et on voit que c'est elle qui fait tenir le film, là où le 6eme sens s'effondre. Les films de David Lynch sont aussi des films mystères, ou plutôt des films énigmatiques, films puzzles puisque le twist est montré, il se déroule sous nos yeux, mais leur sens, ce qui est retourné et ce qu'est la situation à laquelle on aboutit suite au twist, tout cela reste à établir ; les indices sont là, sous les yeux, mais semblent toujours échapper à l'analyse. Beaucoup de films sont ainsi, sans que la logique soit aussi furieusement menée. Ainsi, Donnie Darko est donné comme un film difficile à comprendre. Ces films s'offrent à la sagacité des spectateurs, invités à revoir et revoir les films pour déterminer par eux-mêmes ce qu'il y a à voir dans le film. Et c'est de cet effort répété que le plaisir progressivement se décante.

Phénomènes sociaux, classiques, films poétiques ou mystères, autant de types de films sans réel twist, mais qui accrochent l'attention durablement et promettent un plaisir toujours renouvelé. Ce plaisir est le but d'un cinéma qui n'est pas purement commercial, dont les plans, la musique, etc, ne sont pas purement utilitaires mais servent aussi un but autre, qui est ce à quoi s'identifient ou s'attachent les fans. Mais on voit bien que si le cinéma centré sur l'efficacité évite la surprise pour proposer un spectacle maîtrisé dans tous ses éléments par les spectateurs, si quand ce cinéma propose des surprises finales elles peines à susciter encore l'attention au troisième visionnage, si l'intérêt réel des grands films ne s'apprécie qu'une fois le film pleinement maîtrisé dans sa narration et sa signification, c'est que la peur du spoiler n'est pas le fruit du monde du cinéma, ne découle pas de ses enjeux et de ses techniques. Cette crainte du spoiler est donc bien à chercher dans la psychologie du spectateur, et cette psychologie est bizarrement pathologique parce qu'elle ne semble pas en lien avec ce que le cinéma construit.

On a donc bien tort de craindre le moindre spoiler au cinéma, car cela montre un rapport inauthentique au film, centré sur ce qui n'est finalement qu'accessoire. Mais il serait étonnant que cette crainte ne se rattache à rien d'objectif, qu'elle ne soit que subjective, propre aux individus, et aussi massivement partagée. Elle doit bien, donc, s'attacher à quelque chose d'objectif qui ne serait pas les films eux-mêmes mais sans doute plutôt les conditions matérielles dans lesquelles les films, et les œuvres audiovisuelles en général, sont consommées.

Spoiler Alert ! (3)

I'm goona sing my song
It won't take long!
We're gonna do the Twist
And it goes like this:
Come on let's twist again
Like we did last summer!
Yeaaah, let's twist again
Like we did last year!
Nous avons vu que le spoiler ne peut pas être l'objet d'une obsession—car alors il s'agirait de tout autre chose—mais qu'il peut, à la rigueur, être celui d'une phobie. Le spoiler est ainsi la crainte d'une révélation intempestive (à contre-temps), d'une résolution extérieure de la tension entre des craintes et des espoirs portant sur des aspects narratifs et techniques de l'oeuvre. La phobie tient au fait que la résolution interne de cette tension promet de produire un plaisir, quand sa révélation externe aboutit à son contraire. Mais pour que cette phobie soit active, il faut un attachement au film, un intérêt fort, ce qui tend à justifier le rattachement de cette question à la psychologie du spectateur.
Il faut donc se poser deux questions : qu'est-ce qui fait qu'un spectateur va s'attacher à un film ou à une série ; quels sont les mécanismes du plaisir audiovisuel. Les deux sont évidemment liées et on peut les lier d'ailleurs dans une même question : qu'est-ce qui fait que l'on a plaisir à revoir un film ?
Cette question posée nous invite immédiatement à douter de l'importance du spoiler et à minimiser celle de la surprise. Ce serait au fond se méprendre sur ce qu'est une œuvre audiovisuelle que de ne considérer le plaisir qu'elle nous procure que comme la réponse émotionnelle à une surprise. Car si tel était bien le cas, pourquoi diable irions-nous revoir un film que nous connaissons déjà ? Or c'est là que réellement un plaisir et un attachement se manifestent, dans la réitération de l'expérience et du plaisir.

Pourquoi sommes-nous surpris par un film ?

Surprise surprise
La philosophie contemporaine tend à considérer la surprise comme autre chose qu'une émotion. L'émotion est une conduite affective tournée vers le monde et qui, loin d'être une pure passion, est plutôt une action sur le monde. L'émotion n'est pas tant le contrecoup physique et moral d'une action du monde sur moi, qui m'asservirait, mais, comme le dit Sartre, une action d'ordre magique que j'effectue sur le monde, un « système organisé de moyens visant une fin ». Dans la peur, nous dit Sartre, je vise à anéantir ce qui est redoutable en le niant, allant même jusqu'à m'évanouir pour ne plus avoir à le considérer. C'est donc une pratique concertée, orientée vers un but, quoique pas nécessairement consciente.
Au contraire, on peut considérer la surprise d'abord comme un événement que je subis et qui me prive de la possibilité d'agir. Dans la surprise, je suis pris de stupeur et je marque un moment d'arrêt face à ce qui arrive ; loin de pouvoir agir, je suis interdit, manquant des mots, des repères pour répondre à ce qui survient. La surprise perdrait cependant à n'être lue que comme un événement bref ; il est nécessaire de l'inscrire dans le temps, de la lier au passé et d'en penser le prolongement dans l'avenir.
Pourquoi suis-je surpris ? Qu'est-ce qui en moi est pris au dépourvu, troublé ? Ce n'est peut-être rien d'autre que les attentes que j'avais vis-à-vis de l'objet que je considère. Nous sommes surpris parce que voir, ce n'est jamais seulement voir ce qui se présente à nous mais, à partir de cela, c'est attendre d'autres perceptions qui viendraient confirmer, structurer, accompagner ce qui se montre. Ainsi à travers les faces d'un dé, se montrent toujours potentiellement les autres, qui forment un horizon d'attente. La surprise ainsi déjoue toujours une attente, une anticipation. On comprend  qu'elle soit un moment de suspens, comme hors du temps, dans lequel un arrêt se marque et dans lequel il soit impossible d'agir, impossible même de dire ce qui se passe car nous n'agissons et n'interprétons ce qui se passe qu'à partir de nos anticipations : interpréter, c'est prévoir toujours, donner une grille de lecture qui permettra de comprendre, de recevoir sans choc ni rupture ce qui ne se présente pas encore mais doit découler, suppose-t-on, de ce qui est présent. Agir, de même, c'est toujours agir sur ce qui est là en anticipant ce qui arrivera. En sport, j'intercepte une passe non en me jetant sur le ballon là où je le vois, mais en coupant sa trajectoire là où je prédis qu'il sera. D'où l'importance des lifts, des effets, qui viennent décevoir ces anticipations, créant de la surprise.
La surprise comme événement met en suspens mon adhésion au monde, annule mes croyances, ouvre à une recherche d'informations supplémentaires permettant de reconstruire a posteriori ce qui a eu lieu, de ressaisir le monde à nouveaux frais. Après la surprise, il nous est ainsi possible de dire « je ne savais pas que … », « je ne m'attendais pas à ça », « jamais je ne me serai douté », montrant tout à la fois l'ignorance première et sa correction postérieure. La surprise comme affect, qui dure dans le temps, dure peut-être le temps de cette recomposition de la connaissance, est peut-être le moteur de cette recomposition ; c'est l'étonnement, c'est le questionnement, c'est la phase de doute, de scrupules, que l'on traverse quand on envisage à nouveau ce qui nous avait surpris et qui suppose une attention extrême, plus intense en tout cas que l'attention flottante qui caractérisait notre première attitude.
Car il faut bien le reconnaître, si nous sommes surpris, si, sans rien ajouter au monde, il est possible de l'interpréter autrement afin d'éliminer la surprise, c'est que nous ne prêtions pas assez attention à ce que l'on regardait, c'est que l'on a laissé passer des détails, tout un monde implicite auquel il aurait fallu se montrer attentif. La surprise comme affect peut donc être vue comme une attention à l'implicite qui, inaperçu, a constitué le fonds et le lit de la surprise comme événement.

Les techniques du cinéma : surprise, suspens, twist
Comment la surprise fonctionne dans les films ? Si tous les films jouent sur la surprise d'une manière ou d'une autre, certains genres sont plus gourmands, comme le film d'horreur, le film policier ou d'espionnage. On peut reconnaître plusieurs tonalités ou usages. Un usage sporadique : une surprise sans importance, qui détourne de ce qui se passe, apaise une tension ou produit une faible tension, dans une recherche de jump-scare, de rupture de rythme, d'anecdoteDans le cadre du jump-scare, le but est de faire sursauter, d'effrayer sur le coup par un événement inattendu qui survient sans crier gare. Au contraire, quand il y a construction d'une attente inquiète dans une scène, la surprise laisse place au suspens. Et quand tout le film tend à produire une surprise, à créer un choc par une révélation inattendue, on fait face à un twist. C'est là ce que l'on peut tirer des propos d'Alfred Hitchcock sur la distinction entre surprise et suspens :



There is a distinct difference between “suspense” and “surprise,” and yet many pictures continually confuse the two. I’ll explain what I mean.

We are now having a very innocent little chat. Let’s suppose that there is a bomb underneath this table between us. Nothing happens, and then all of a sudden, “Boom!” There is an explosion. The public is surprised, but prior to this surprise, it has seen an absolutely ordinary scene, of no special consequence. Now, let us take a suspense situation. The bomb is underneath the table and the public knows it, probably because they have seen the anarchist place it there. The public is aware the bomb is going to explode at one o'clock and there is a clock in the decor. The public can see that it is a quarter to one. In these conditions, the same innocuous conversation becomes fascinating because the public is participating in the scene. The audience is longing to warn the characters on the screen: “You shouldn’t be talking about such trivial matters. There is a bomb beneath you and it is about to explode!"

In the first case we have given the public fifteen seconds of surprise at the moment of the explosion. In the second we have provided them with fifteen minutes of suspense. The conclusion is that whenever possible the public must be informed. Except when the surprise is a twist, that is, when the unexpected ending is, in itself, the highlight of the story.”
Un film est-il bon, est-il plaisant parce qu'il multiplie les effets de surprise ? Une accumulation de jump-scare fait-elle un film plaisant et leur révélation intempestive risque-t-elle de ruiner le plaisir ? Une seule réponse possible à ces questions : non. Cet effet, jugé simpliste par beaucoup, ne joue que sur le corps et le réflexe de peur. C'est un effet purement physique qui reste aussi fort au second visionnage et qui s'intensifie même de cette connaissance car alors on anticipe l'apparition, on se prépare à ne pas sursauter, mais le corps ne réprimer son réflexe de survie. On ne peut donc pas spoiler un jump-scare. On ne peut pas non plus spoiler l'ambiance angoissante des films, l'ambiance de terreur latente propre aux films d'horreurs asiatiques, dont les effets sont jugés plus élaborés et plus intéressants que lesjump-scare à l'américaine. Ces ambiances qui jouent sur les nerfs du spectateur, sur son émotivité et non plus sur ses réflexes, ne peut pas être spoilée parce que le langage peine à les traduire en langage précis et en même temps expressif. On peut bien sûr révéler ce qui va arriver, mais la tension produite par la matière même du film restera intacte.
Reste les twists, qui semblent bien être les seuls éléments qui, révélés, semblent être à même de ruiner le film et le plaisir que l'on en tire. Mais on aurait tort de seulement considérer le twist comme la révélation finale, à le considérer seulement comme « la fin inattendue qui est est en elle-même le climax de l'histoire ».

On peut considérer comme twist tout retournement de situation qui vient perturber l'intrigue ou la compréhension que l'on en a. Le twist final, la révélation inattendue et improbable, vient généralement déjouer les attentes, ruiner la compréhension que l'on avait du récit, mais ce n'est là qu'un exemple de twist, particulier, puisqu'il est un jeu avec le spectateur. Mais l'essentiel des twists se jouent plutôt des personnages, avec la complicité parfois du spectateur. Ainsi l'événement qui fait passer d'une situation initiale équilibrée à une situation de déséquilibre, ouvrant la voie aux péripéties, est un twist, puisqu'il retourne la situation. De même l'événement, attendu, qui viendra établir un équilibre nouveau. Entre les deux, l'événement qui fait passer d'une situation déjà difficile à une situation désespérée (ex : le seul personnage qui accepte d'aider se fait tuer, ou se révèle être un ennemi)
Ce sont sur ces éléments, sur ces twists que les récits de fiction se construisent et si on les révèle par avance, on enlève au film ses principaux effets, ruinant la surprise, empêchant alors certainement le spectateur de s'attacher à l'oeuvre en se laissant surprendre par elle. La curiosité laissant place à une sorte de sentiment de supériorité, à une sorte de mépris de l'oeuvre que l'on regarde dès lors de haut, de toute la hauteur de celui qui sait d'avance et que ce savoir dégoûte.

Les effets du cinéma : spoiler et surprise

Mais si tout cela est parfaitement juste, on ne comprendrait pas pourquoi on a plaisir à regarder plusieurs fois un même film. Si on a plaisir à être surpris par un film, et cette surprise mériterait d'être étudiée pour elle-même, une fois ses effets connus, ne devrions-nous pas nous détourner de l'oeuvre ? Une fois les twists révélés par le mouvement même du film, pourquoi y revenir si le plaisir essentiel réside dans la surprise, ce que tend à faire dire cette phobie du spoiler ?
Prenons l'exemple des films de Night Shyamalan. Ils semblent reposer exclusivement sur le twist final, la révélation qui va perturber l'appréhension globale du film et que l'on n'aura pas vue venir. Passée la stupeur, l'éventuelle jubilation face à ce retournement, passée, donc, la surprise comme événement, on va revenir au film poussé par l'affect de surprise. On aura un plaisir, un plaisir autre, mais ce plaisir durera-t-il ? Combien de fois peut-on voir le 6e sens ? Deux, trois fois, mais très vite, le sens du film sera épuisé, pleinement saisi, et le goût n'y sera plus. C'est le problème des films à twist final ; si c'est là leur seul ressort, le film ne survit pas à la révélation qu'il apporte. Quel est ce plaisir cependant que l'on ressent la seconde fois ? Il va sans dire qu'il ne peut pas être le même que la première fois. Si la première fois nous sommes surpris par l'histoire, cette dernière ne peut plus nous étonner dès lors qu'on la connaît. La seconde fois, la surprise naît non pas de l'ignorance et de l'inattention mais au contraire de la connaissance et de l'attention scrupuleuse : nous sommes alors surpris par les moyens mis en œuvre par le réalisateur ou le scénariste, moyens techniques et narratifs, pour déjouer nos attentes, provoquer des anticipations contrefactuelles tout en donnant suffisamment d'indices pour que le second visionnage construise un tout autre film. En l'absence de cette seconde surprise, attentive, savante, qui procure le plaisir cinéphile, le spectateur se sent floué et abusé. En l'absence aussi d'une matière suffisamment riche et indépendante autour des retournements narratifs, le film s'épuise vite. Ce qui procure le plus de plaisir n'est donc jamais l'ignorance, mais la connaissance et la connaissance toujours plus approfondie de la matière du film et de comment tous les éléments ensemble concourent à produire une histoire dense et surprenante.

On peut ainsi distinguer, à partir de ces réflexions, deux types d'attachements à l'oeuvre. Le premier, qui en reste à l'événement de la surprise, sans guère pousser à revoir l'oeuvre, est attachement esthétique (lié à l'émotion) à l'effet produit par l'oeuvre : la surprise, la jubilation qui en découle, la stupeur, le frisson, etc. « On en garde un bon souvenir », comme on dit, mais on est plus attaché à l'effet qu'au film et c'est pour cette raison que souvent on se refuse à le revoir, pour ne pas ternir le souvenir, pressentant déjà que l'effet ne survivrait pas à un second regard. Le deuxième attachement est attachement à l'oeuvre elle-même, attachement construit à partir de la surprise comme affect qui pousse à connaître, à revoir, à analyser, à épuiser la matière du film pour faire, de ce film menaçant le regard, déstabilisant, un monde entièrement maîtrisé à nouveau ; ici la surprise devient émotion c'est-à-dire, comme dit au début, démarche concertée, action sur le film à fin d'en maîtriser les aspects, de les produire soi-même par la découverte et l'analyse, faisant du film non plus seulement un spectacle à recevoir passivement mais une œuvre ouverte, comme le dit Umberto Eco, à co-construire avec l'équipe de production dans le mouvement d'une réception active.

Spoiler Alert ! (2)

La crainte, la haine du spoiler est-elle une obsession irrationnelle ? Nos colères de spectateur à qui on vient de gâcher la surprise est-elle la manifestation d'un état délirant dont il faudrait nous libérer au profit d'un rapport plus sain, plus originel à nos séries et films d'une part, à nos propres émotions de spectateur d'autre part ?

LE SPOIL, OBSESSION OU PHOBIE ?

Commençons déjà par distinguer, comme le faisait Freud, l'obsession de la phobie. Ces deux états sont caractérisés d'une part par une idée qui s'impose au malade et d'autre part par un état émotif associé. Mais la similitude s'arrête là. Dans l'obsession l'émotion peut être de toute sorte et elle est absolument première, elle s'est « éternisée » et s'est associé à une idée qui « n'est plus l'idée juste, l'idée originale », celle qui a provoqué l'émotion à l'origine, mais « un remplaçant, une substitution ». C'est dire que l'émotion que ressent l'obsessionnel est « toujours justifiée ».
Si le spoil est l'objet d'une obsession, il provoquera douleur, tristesse, colère ou angoisse, mais l'idée de se faire gâcher le spectacle de manière inopportune, si elle est réellement l'objet d'une obsession, sera une idée de substitution. Non la cause réelle de l'émotion négative. On ne peut donc parler d'obsession du spoil que de manière imagée et impropre.
Mais est-ce pour autant une phobie ? Devons-nous parler de spoilophobie ?
Il y a deux sortes de phobies : celles qui sont une exagération de la peur de ce qui est communément reconnu comme redoutable, celles qui consistent en une « peur de conditions spéciales, qui n'inspirent pas de crainte à l'homme sain » et qu'on appelle des « phobies d'occasion », qui ne surviennent qu'à la considération d'occasions particulières où sont réunies certaines conditions jugées angoissantes. Ici, Freud remarque qu'aucun souvenir précis ne vient justifier la peur de ces conditions. On peut reconnaître qu'il est désagréable de se voir révéler des éléments d'intrigue, le dénouement d'un film, que la spoilophobie puisse être une phobie au premier sens du terme. On pourrait reconnaître, dans les réactions outrancières de certains, les marques d'une phobie d'occasion, puisque si le spoil est regrettable, il n'en est pas pour autant redoutable. Je doute cependant qu'il faille suivre Freud jusqu'au bout et dire avec lui que ces phobiques sont des frustrés qui seraient plus détendus s'ils étaient sexuellement satisfaits. Ce qui est malheureusement la conclusion de son article « obsessions et phobies ».

DE RUQUIER A DAVID HUME

Gardons l'hypothèse selon laquelle nous avons tous, plus ou moins, peur du spoil, selon laquelle nous nous efforçons tous plus ou moins d'y échapper, de nous en prémunir, ce qui est une manifestation objective de peur. Qu'est-ce qui justifie cette peur plus ou moins prononcée chez nous tous ? Il faut bien que certaines conditions particulières soient réunies.

D'abord un attachement au film ou à la série. Les campagnes promotionnelles, les trailers sont le plus souvent construits de telle sorte qu'ils en disent un maximum, afin de permettre à chacun d'en parler sans même l'avoir vu. Cela serait du spoil si les gens étaient réellement attachés à ces films ou à ces romans, mais c'est de la promotion, parce qu'au fond, tout le monde s'en moque de les voir ou de les lire, ce qui compte, c'est d'avoir quelque chose à en dire. Cette zone grise entre spoil et promo, Ruquier l'a franchie dans son ancienne émission, On a tout essayé, quand ses chroniqueurs et lui évoquaient le dernier tome de Harry Potter en compagnie de deux adolescents venus représenter la communauté de fans. Ruquier, prenant occasion d'une discussion sur la fin de la saga et de sa morale, quand l'adolescente évoquait pour toute morale l'espoir que les « forces du bien » l'emportent sur le mal, faisait la promo en parlant de « victimes collatérales » sans en dire plus, refusant de dévoiler le dénouement de l'histoire, affirma pouvoir dévoiler la fin, et se mit à tourner les dernières pages du livre. Il annonça par deux fois pouvoir révéler la fin, et lut la toute dernière phrase : « cela faisait 19 ans que sa cicatrice de Harry avait cessé de lui faire mal, tout était bien. »
En toute innocence, trouvant cette phrase « anodine ». Christine Bravo s'énerva contre lui, rétorquant que « la phrase de fin n'est jamais anodine ».
L'était-elle ? Elle ne dévoile rien de l'intrigue, de comment « les forces du bien » l'emportent sur le mal et de qui sont les « victimes collatérales ». On se doutait bien que Harry Potter allait survivre. Voldemor mourir. En ce qui concerne Casablanca, savoir que « c'est le début d'une longue amitié » ne nous révèle rien du film, ne nous dit rien de l'intrigue amoureuse, de l'opposition à Vichy. À la rigueur, on se doute que le héros a survécu jusqu'au clap de fin, mais qui en doutait ?
Les fans peuvent se sentir volés parce que ces derniers mots sont en fait les derniers qu'adresse l'auteure à ses lecteurs assidus à propos du héros avec lequel ils ont grandi, c'est un message personnel qui dépasse de loin le seul cadre de l'histoire : avec le recul, malgré les épreuves, un ordre doit en ressortir, avec le temps, on guérit de ses douleurs. « Tout était bien » a quelque-chose de la parole divine des premiers jours, a quelque-chose du mot optimiste de Leibniz. Et c'est cela que Ruquier souille, pas un récit, mais un lien fort entre écrivain et lecteur, une parole qui doit lancer ce dernier dans la vie. Parce qu'il n'est pas engagé dans ce lien et ne le voit que de l'extérieur, il n'est pas attaché à l’œuvre, qu'il peut regarder dès lors de haut, il est dans la promo, quand son jeune public vivait cela comme un spoil.
En plus de l'attachement à l'oeuvre, il faut aussi que le spectateur soit en proie à une émotion particulière, puissante, qui sera le catalyseur de toutes les émotions que l'oeuvre produira chez le spectateur. Émotion que Hume présente comme une « passion mixte » dans sa Dissertation sur les passions, l'incertitude, mélange de crainte et d'espoir. Crainte qu'un mal advienne sans que l'on sache exactement les risques qu'il arrive, espoir qu'un bien advienne, mais bien incertain. L'incertitude fait osciller de la crainte à l'espoir, suivant ce qui arrive, suivant l'événement ou la parole qui fera pencher d'un côté ou de l'autre. Mais il faudrait adapter cette analyse à la contemplation esthétique. Qu'espérons-nous, que craignons-nous quand nous regardons un film, quand nous suivons une série ? Sur quoi repose exactement le doute ?
Cette incertitude joue à plusieurs niveaux. Le premier porte sur l'oeuvre elle-même. Est-ce que ce sera un bon ou un mauvais film, une bonne ou une mauvaise série, et quel critère envisager ? Le deuxième se porte à l'intérieur de l'oeuvre : qu'arrivera-t-il aux personnages, quelles difficultés affronteront-ils, arriveront-ils à les surmonter et comment ? Ici, bien entendu, nombreux sont les éléments qui peuvent être révélés, jusqu'à ruiner intégralement l'intérêt qu'il y aurait à regarder un film, quand ce dernier ne repose que sur les rebondissements. C'est dire qu'en toute logique, il ne peut pas y avoir de spoil pour les biopics. On sait tous très bien ce qui arrive à Coluche, à Edith Piaf, etc. Ici, le film n'a d'intérêt, n'est réussi que dans la mesure où l'acteur parvient à s'identifier ou à prendre de la distance avec la personnalité qu'il incarne. Toute la promo d'ailleurs ne tourne qu'autour de cela : la glorification de la personnalité, le merveilleux travail d'acteur. Le troisième niveau est intermédiaire : le réalisateur, les acteurs seront-ils à la hauteur du sujet qu'ils se donnent de traiter, de ce que l'on est en droit d'attendre des personnages, de l'histoire, du film et par quels moyens satisferont-ils les attentes ? Là encore, ces appréciation techniques et non plus narratifs sont susceptibles de révélations inopportunes, de spoils.

Nous ne devrons donc nous intéresser qu'aux œuvres qui ouvrent à des incertitudes tant au niveau narratif qu'au niveau technique. Cela nous cantonne aux œuvres de fiction qui mettent en jeu des intrigues faites de rebondissements, des surprises, quel que soit le genre considéré et l'effet recherché. Cela nous obligera à considérer le spoil, philosophiquement, comme la suppression d'une incertitude qui, par sa résolution en temps voulu, aurait dû provoquer une « joie » ou une « tristesse », et à juger, narrativement et techniquement, ce qui dans l'oeuvre provoque cette résolution. Si par ce moyen nous arrivons à déterminer ce qui cause du plaisir dans un film ou une série, alors nous pourrons d'une part déterminer sans peine si le spoiler doit être redouté et quand, d'autre part, peut-être, évaluer la qualité des œuvres elles-mêmes sur la valeur des procédés et des ressorts utilisés.

Spoiler Alert ! (1)


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Le spoiler est devenu comme l'ennemi numéro 1 sur internet depuis quelques années, pire que la post-vérité, c'est la pré-vérité qui envenime les conversations, les forums, les réseaux sociaux, avec menaces à l'appui et larmes et cris. La vérité révélée trop tôt sur le dernier épisode sorti où le prochain film à envahir les écrans. James Dunn pestant contre les journalistes : « depuis quand spoiler l'intrigue d'un film est devenu un scoop ? ». Le contact facebook en colère : « celui qui me spoil le dernier Game of Throne, j'lui défonce le crône ». C'est bien simple, dès qu'on se lance sur le sujet brûlant de l'intrigue de nos films et séries, on devient tous des Trump ou des viktor Orban en puissance. On dresse des murs, on attrape les spoilers par la pussy et pour un peu, on irait s'encanailler chez les dictateurs pour s'acheter la paix à l'ombre des goulags.

Spoiler signifie gâcher, pourrir. On nous gâterait le plaisir, on nous le gâcherait, en nous révélant par avance la fin du film, le twist final qui fait que le film change radicalement de direction, qui fait que d'un coup, ce n'est plus du tout le même film. Mais spoil vient de spolier, qui signifie voler, dénuder. Le spectateur spoilé se ferait voler son plaisir, son expérience ; le film se ferait dénuder, priver de ses effets afin d'en exhiber plus facilement l'intrigue et le sens. Le spoiler est ainsi une attaque double, un combo qui frappe et le spectateur malheureux, dépouillé de son plaisir et de son expérience propre (la surprise), et le film, dépouillé de ses principaux effets narratifs pour ne laisser apparent que les enjeux et la fin de l'intrigue.
Le terme est donc à la fois descriptif et accusateur, il porte en lui déjà la condamnation de la révélation comme indue et criminelle et interdit de la prendre de manière posée. Le spoil c'est du vol, et en la matière la seule justice possible est nécessairement sauvage.



Jusque là, rien de bien étonnant, tout le monde s'accorderait facilement sur tout ça et il n'y aurait rien à redire. Mais il suffira de rappeler un fait essentiel pour ruiner la belle unité de ce raisonnement et son apparente évidence. C'est que beaucoup des films marquants, des films essentiels à toute une génération, celle qui aujourd'hui réfléchit sur les films, sont des films qui se spoilent eux-mêmes. Cet autospoil est ce que Mèmeteau nomme la prophétie autoréalisatrice, qu'il considère comme étant devenu un tic dans le cinéma. Des histoires d'élus qui s'ignorent quand tout le monde les désigne, à qui les adjuvants dévoilent leur destinée, qui passent tout le film a se démener pour montrer qu'ils ne sont pas l'élu pour à la toute fin, réaliser ainsi la-dite prophétie, le-dit destin. C'est Néo dans Matrix et tous ses épigones.
Pourquoi alors même que la révélation précipitée de l'intrigue est un des ressorts les plus utilisés de nos films, cette même révélation, venue de l'extérieur, est criminalisée ? N'y a-t-il pas là aveuglement ou hypocrisie ? Le spoiler serait alors un élément obsessionnel dans une psychologie du spectateur à élaborer, voir d'une psychanalyse. La cure consisterait à déterminer quels sont les ressorts réels et profonds du plaisir éprouvé par le spectateurs, considéré que ce plaisir ne peut être réduit à la seule surprise.
Mais ne pourrait-on pas envisager le spoiler comme le révélateur d'un mode d'appréhension objectif des œuvres qui trouverait son fondement non dans la psychologie du spectateur, mais dans les nouveaux usages structurés par la technologie ? Il y aurait spoiler parce que films et séries seraient pensés avant tout comme des œuvres digitalement diffusées, destinées à être consommées immédiatement de manière solitaire. Le spoiler viendrait alors enlever au consommateur l'illusion qu'il a d'être le premier, lui montrer, dans un monde où la vitesse prime, qu'il n'est jamais que le second. Le spoiler viendrait alors moins gâcher le plaisir du spectateur que froisser l'ego de l'internaute.

Le désordre républicain (sur la privatisation d'ADP)


Les députés ont adopté le texte de la loi pacte par 147 voix pour, 50 contre et 8 abstentions. L'opposition s'efforce de lancer un référendum d'initiative partagée pour contrer le projet de loi, essentiellement à cause de sa mesure la plus controversée : la privatisation d'Aéroport de Paris (au profit de Vinci Aviation) et de la Française des jeux. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, au cœur du débat, affirme qu'un référendum d'initiative partagée menacerait la démocratie représentative et que ceux qui le proposent font le jeu des populismes en alimentant la contestation de la démocratie parlementaire.

Son intervention est typique des prises de parole dont nous abreuvent les membres de la République en Marche et du gouvernement depuis le début de la présidence de Macron. Elle s'inscrit dans une longue série de disqualifications de l'opposition, systématiquement accusée de populisme rouge-brun, et de requalification en miroir du gouvernement et du parti présidentiels comme étant les seuls défenseurs du « meilleur modèle politique à notre [leur ?] disposition ». Phrase qui mériterait toute une exégèse, mais passons pour le moment.
Bruno Le Maire n'innove en rien, il ne fait que dérouler le récit confortable qui est un des mythes du macronisme. Il articule ensemble un populisme conçu comme un levier politique utilisé sans précaution par une opposition aux aboies, affaiblie, exsangue, qui en appelle pour exister encore au populisme de la rue. Là où le populisme de la rue menace « l'ordre républicain », le populisme des partis menace lui la démocratie représentative, c'est-à-dire, pour dramatiser, la république elle-même. Ce qui fait des opposants aux populismes, à savoir le gouvernement et la République en marche, les seuls garants de la république, de la démocratie, de notre modèle politique, qui soyons en certains, est le meilleur. Le meilleur pour eux ou le meilleur pour nous, ça, ils se gardent bien de clarifier la chose.

Mais qu'est-ce que le populisme ? L'ordre républicain ? Cela ils se gardent toujours de les définir, ce serait détruire le récit qu'ils construisent en en dévoilant fatalement les lacunes, les manques, les fraudes et les mensonges. Le mythe fonctionne en tant que mythe, en tant que récit, sur l'efficacité des oppositions et des égalités qui le sous-tendent et qui sont hors discussion. Il nous faut donc bien les discuter, tenter de les définir, afin de dénoncer les mensonges (ces récits masquent des décisions politiques, masquent le fondement idéologique et les conséquences prévisibles de ces dernières), et le caractère frauduleux de ces discours (qui détruisent le sens des mots et donc la possibilité même de toute politique possible basée sur des échanges de parole. À ce compte là, ne reste que le bourre-pif).

POPULISMES
Le monde diplomatique consacre son magazine Manière de Voir au populisme, cet anathème incontournable de la politique aujourd'hui. Je ne chercherai pas à le définir maintenant (je dois d'abord me replonger dans le livre de Jan-Werner Müller, consacré à la question), je me contenterai de résumer ici ce qui en est dit le plus souvent.
Populisme est un mot d'autant plus offensif qu'il n'est que très peu descriptif, et d'autant plus efficace qu'il est malléable et donc adaptable à toute situation. Il peut ainsi servir à attaquer n'importe quel adversaire, et ce d'autant plus quand l'adversaire s'oppose au nom même de la démocratie. Un démocrate qui n'en démord pas deviendra donc, par la seul force d'un mot sans signification, d'un mot insignifiant, l'ennemi même de la démocratie. Un populiste le démocrate, le chaînon manquant entre Hitler et Orban, Mussolini et Trump. Ce mot ne sert donc qu'à une chose ; en rendant incompréhensibles les positions et les intentions des acteurs, à figer et justifier une opposition intransigeante entre partis et personnes et à se donner le bon rôle à peu de frais, à opposer violemment « eux » et « nous ». Comment en effet se défendre d'être populiste si personne n'est en mesure de définir la notion ? Celui qui le brandit le premier est ainsi assuré de gagner. Que la République en Marche abuse de cet épouvantail est ainsi passablement comique, puisqu'ils prétendaient, comme Salvini en Italie (qu'ils traitent de populiste), dépasser les clivages et prendre les bonnes idées d'où qu'elles viennent. On voit qu'avec une telle pratique, le clivage est renforcé, généralisé, et que la politique s'en trouve malmenée, au bas mot, si ce n'est évacuée de l'affaire, réduite à un style de discours qui doit provoquer l'assentiment des foules. Politique des effets, non des espoirs.

CARTE SOMMAIRE
Mais essayons, si ce n'est de définir précisément, au moins de donner un contenu minimal à la notion. Serait populiste celui qui se présente comme étant proche du peuple, dans ses manières (il « fait peuple », il est « populeux », « populacier ») ou dans ses préoccupations (il est « populaire », ses mesures sont « populaires »). Le peuple, de son côté, serait l'ensemble des gens simples, les « français moyens », comme on dit. À partir de là, quelles oppositions se dessinent ?
on voit que s'oppose au populiste le démocrate, qui partage réellement les préoccupations du peuple et d'autre part et le technocrate, qui ne masque pas la distance qui existe entre lui et le peuple, mais prétend savoir mieux que lui ce qu'il lui faut, prétend répondre aux vrais besoins du peuple, Le technocrate ne s'oppose donc pas aux préoccupations populaire qu'il gère et rationalise de haut, sauf quand elles entrent en conflit avec ses « vrais besoins », ses besoins dictés, enfin à l'élitiste, dont les manières et les intérêts correspondent à la frange supérieure de la population (économiquement, culturellement), le reste pouvant, grosso modo, aller crever.

RIONS-UN PEU
Où placer Macron, la République en Marche, les membres du gouvernement ? Pour les autres je sais pas, mais force est de constater que Macron est populiste. Sa promotion de la « société civile » contre les politiciens de carrière est une manière de s'identifier au « vrai peuple », exclu mais compétent, audacieux : peuple élu de CSP+, d'entrepreneurs, de start-uppers, d'actifs bien côtés. En Avril 2018 sur Fox News il parlait de « son peuple », malgré les consonances bibliques, les traversées du désert et les meurtres du père que cette formule suppose, comme pour rendre clair un lien religieux, sacré, clanique, entre sa personne et son peuple élu ». ses « petites phrases » aussi sont "peuple", éructées dans un style très populaire : « qu'ils viennent me chercher ! ». « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux et les gens sont quand même pauvres » digne des brèves de comptoir. Je pense qu'un livre très drôle, très grinçant pourrait être fait à partir de ces phrases pour dévoiler l'idée qu'il a de la france, entre « gaulois réfractaires », "cyniques et fénéants" et autres qui foutent le bordel au lieu d'aller voir pour trouver du travail. La France T-shirt/autocars, opposée à la france Costard/TGV et avions jets.

PLUS SÉRIEUSEMENT
N'oublions pas qu'il n'hésitait pas à dire au Journal du Dimanche, en mars 2017 : « si être populiste, c'est parler au peuple de manière compréhensible sans passer par le truchement des appareils, je veux bien être populiste », puis en 2018 devant les maires : « nous sommes les vrais populistes, nous sommes avec le peuple ». Les propos de 2017 montrent qu'en refusant les « appareils », les partis et autres, en voulant parler directement et sur un pied d'égalité aux français, il prétend incarner le peuple plutôt que le représenter, abolir la distance entre lui et les électeurs et incarner personnellement leur dynamisme, être dynamique pour eux, charge à eux de suivre, plutôt que d'organiser le cadre dans lequel le dynamisme de chacun pour s'élancer dans sa direction propre. Non, là, faut marcher en rangs serrés. C'est cette rhétorique quasi-fasciste de l'homme providentiel, du guide, qui justifie les interventions dans les écoles, bien plus qu'un technocratisme pédagogique comme on pourrait le penser. C'est le bourrage de mou, qui vise à macroniser les esprits malléables.

RÉFLÉCHISSONS
Mais si Macron—même lui, se revendique populiste, il devient impossible de déterminer, même vaguement, non plus seulement un sens, mais même déjà un usage correct, plus convenable que les autres, du mot ! Populiste est-il un motif de fierté ou une insulte, une position à revendiquer ou à disqualifier ? Et comment Macron peut user des deux registres sans jamais se prendre le boomerang sémantique dans les dents ? 
On s'en sortira en distinguant peut-être, comme le faisait Hal Draper avec le socialisme, en distinguant un populisme par en haut et un populisme par en bas, un populisme des chefs et un des masses. Macron se situe du côté du populisme des chefs et d'en haut (qu'il oppose au populisme des partis d'opposition, ce n'est pas le même). Il suffit d'écouter le discours d'inauguration de la station F en 2017 : il dresse un parallèle parfait entre sa vie politique et la vie d'un patron de start-up, sa proximité donc avec une « France Xavier Niel » qui à ses yeux est toute la France : « start-up nation », « entrepreneur is the next France ». C'est bien simple, c'est plus la France, c'est la Franglish et malheur aux « illétrées de Gad » qui ne maîtrisent déjà pas le Français digne, c'est mort pour elle en ce qui concerne l'anglobish. Pas toute la France, donc, la France, et quiconque se réclame de l'autre France est un populiste d'en bas, de l'encarté de syndicat qui parle au nom d'une masse dangereuse qui ne veut pas le « changement mais le chaos » et donc qui sans cesse menace de « renverser l'ordre républicain » à grands coups de lattes dans l'arc de Triomphe.

Sauf que si on ne me dit pas, à moi, ce qu'est l'ordre républicain, j'ai aucune raison de ne pas vouloir qu'il chavire ...

L'ORDRE REPUBLICAIN
Quel est cet ordre républicain dont on se félicite de la préservation chaque fois que les gilets jaunes ne cassent pas trop ? À minima, la république est un régime dans lequel le peuple élit ses représentants. La république alors n'est rien d'autre que la démocratie représentative et l'ordre n'est rien d'autre que l'absence de contestation hors cadre de ces derniers par le peuple. Mais on ne peut pas se contenter de cette définition tant est vraie la formule de Marcuse : « Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves ». Donnons le passage en entier :

« Réglementée par un ensemble répressif, la liberté peut devenir un instrument de domination puissant. La liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert à l'ndividu, le seul facteur décisif pour la déterminer c'est ce que peut choisir et ce que choisit l'individu. Le critère d'un choix libre ne peut jamais être absolu, mais il n'est pas non plus tout à fait relatif. Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n'est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d'angoisse—si pour cela on doit être aliéné. »

Ainsi, en adaptant le propos, ce n'est pas réellement une république si le contrôle exercé sur les citoyens est tel que tout un ensemble de possibles se retrouve exclu du choix, ou maintenu seulement de manière cosmétique. Par exemple, le fait de changer intégralement la constitution est hors de propos, de faire partir les projets de loi de discussions entre citoyens concernés non plus (sauf quand ça vient des citoyens cac40). De même, certains partis sont maintenus sans aucune possibilité d'être élus, tant est puissant le contrôle qui les présente d'emblée comme des partis peu sérieux. Ou dangereux, et on sait bien que le « votez pour qui vous voulez mais votez Macron » est un outil de contrôle social, autant que les éditoriaux du Figaro contre Lutte Ouvrière.
Mais au delà de ça, un autre problème surtout se pose quand on sait, en lisant par exemple l'article du Monde « le blues des technos de la République » ou L'Etat de Bourdieu que ceux qui travaillent pour l'Etat ne sont pas du tout élus ; ils sortent des grandes écoles (ENA, Polytechnique), cultivent l'entre-soi, partagent le même langage et les mêmes convictions, demeurent en place quand les gouvernements s'effondrent et vivent entièrement coupés du reste du monde. Dans ces conditions, lire que :

« La Macronie est intrinsèquement technocratique. Une grande partie du programme de Macron était d’ailleurs dans les cartons de Bercy depuis dix ans » attendant un ministre convaincu ou qui, sans idées, veut faire son trou facilement, n'est pas forcément rassurant.

L'ordre républicain est alors une demi-démocratie, ou une démocratie de façade, et dans ces conditions, le désordres est certainement souhaitable.

Mais la république, c'est surtout le règne de la loi, à l'opposé d'un régime qui distribue allègrement les privilèges, règne de la loi fragile assuré par un principe fort : la séparation des pouvoirs. L'ordre républicain est alors synonyme d'une part de hiérarchie des normes, d'autre part de mise en respect mutuelle des divers pouvoirs. Mais est-ce bien ainsi que le gouvernement entend l'ordre républicain ? Ne l'entend-il pas plutôt comme un calme, une léthargie politique qui laisse les coudées franches à un exécutif en majesté pour mener à bien son projet, indépendamment de tout contrôle et au mépris des principes les plus essentiels de la république ?

La loi anti-casseur en est un exemple. Dans cette volonté de limiter les libertés publiques et de passer au-dessus des juges en accordant des pouvoirs au préfet. Certes, l'article 3 a été censuré, mais pas du tout dans son principe : donner au préfet la possibilité d'interdire de manifestation un citoyen sans recours possible auprès d'un juge administratif à cause de simples questions de délais trop court, aurait été accepté par le conseil constitutionnel si les raisons de cette interdiction avaient été plus étroitement liées à une infraction. Il est vrai que l'exécutif voulait avoir la possibilité d'interdire de manifestation des personnes ayant été présentes à une manifestation violente ou partageant des idées radicales. Mais on doit surtout dénoncer les pressions exercées sur les députés LREM, menacés d'exclusion en cas de vote contraire aux projets de l'exécutif, ce qui, étant donné que LREM dispose d'une majorité absolue, à réduire considérablement le rôle de contre-pouvoir de l'assemblée nationale. Au moment de la loi Asile et Immigration, « Richard Ferrand, avait mis une forte pression sur les députés, menaçant d'exclure du groupe tout élu du parti votant contre le texte, assénant d'une formule: «Abstention, péché véniel, vote contre, péché mortel». » (Libération) et, on s'en souvient, Jacqueline Gourault s'emportait contre les députés LR qui exigeaient d'elle des réponses à leurs questions, disant qu'ils usaient de « méthodes autoritaires » qui « ne sont pas acceptables dans une démocratie ». Autre manière de faire rendre les armes aux contre-pouvoirs. Attaques contre le législatif, contre le juridique, mais en élargissant, contre le « quatrième pouvoir », Macron ayant accusé les journalistes, en pleine affaire Benalla, de vouloir se substituer à la justice, de ne pas faire leur travail, uniquement parce qu'ils enquêtaient sur un de ses proches et levaient de sacrés lièvres. On attend de voir comment la loi contre la « manipulation de l'information » va entraver le travail des journalistes mais tout ça semble peu réjouissant.

Et bien sûr, il y a le mépris des instances internationales, Conseil de l'Europe et ONU, qui condamnent l'utilisation massive de la force par les policiers et invitent à mener une enquête rigoureuse sur chaque cas. On connaît la réponse du président : refus de reconnaître une violence démesurée, refus de reconnaître aux mutilés et aux morts leur statut de victimes de la violence policière. Ainsi, quand Macron affirme qu'il n'y a eu aucun mort à cause d'une intervention policière depuis le début de la crise des gilets jaunes et refuse de parler de répression, refuse de recevoir des leçons de républicanisme, il ment effrontément et outrage tout, sa fonction, l'ONU et nous tous. Car la réalité est loin d'être ce qu'en dit Macron, comme le révèle David Dufresne à France Inter :

« nous sommes passés à une phase d’industrialisation de la violence. Et je pèse mes mots ! Quand on en est à 500 blessures, plus de 200 personnes frappées à la tête dont 110 par des tirs de LBD, 110 cas complètement interdits parce qu’on ne doit absolument pas viser la tête, 23 personnes qui ont perdu un œil, cinq une main »

ainsi que Libération de son côté :

C’est toutefois dans le cadre de l’intervention des forces de l’ordre en marge d’une manifestation de gilets jaunes, que la dixième victime, l’octogénaire Zineb Redouane, a été touchée au visage par une grenade lacrymogène alors qu’elle fermait ses volets, le 1er décembre 2018 à Marseille, près de la Canebière. »
« Selon le témoignage d’une voisine recueilli par Libération, la victime, encore consciente avant d’être transportée à l’hôpital, avait déclaré avoir été visée : «Quand je suis arrivée, raconte ce témoin, elle sortait de la salle de bains une serviette en sang sur la mâchoire. Elle criait : "Ils m’ont visée, ils m’ont visée !" L’appartement était rempli d’une fumée noire. Elle m’a raconté que deux policiers en tenue se trouvaient sur le trottoir d’en face de la Canebière et lui ont tiré dessus.»Dans l’Express, le secrétaire régional du syndicat de policiers Alliance, Jean-Marie Allemand, évoque des «tirs en courbe» dont l’un a «pu atteindre le quatrième étage».


LA HIÉRARCHIE DES NORMES
Mais il y a peut-être pire. La volonté de faire passer passer des lois qui vont à la fois contre les intérêts du pays et contre la constitution. La République considère en effet un certain nombre de textes auxquels elle confère un statut constitutionnel, c'est le bloc de constitutionnalité que tout projet de loi doit respecter. La hiérarchie des normes place ces textes au dessus des textes de loi qui doivent nécessairement s'y conformer. Ces textes qui servent de cadre à l'action du gouvernement sont la constitution de la Cinquième, le préambule de la constitution de la Quatrième, la déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen, la charte de l'environnement.

Or, en voulant privatiser ADP au profit de Vinci aviation, en détournant le principe des concessions (des concessions sont offertes à des entreprises privées lorsqu'elles investissent et participent directement à un chantier public, afin de leur permettre de se rembourser avant de céder la concession à l'Etat) : en lui donnant une extension jamais vue (70 ans) et en permettant à Vinci d'acquérir un aéroport déjà construit, ce qui est déjà absurde, et surtout rentable et bien géré.
Or, le préambule de la constitution de 1946 affirme au paragraphe 9 :

Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.

Or, c'est bien d'un monopole dont il est question ici : Si Vinci récupère ADP, il possèdera les aéroports parisiens, la majorité des aéroports français, une partie des alternatives à l'avion avec les autoroutes. Il est déjà évident que l'Etat va y perdre de l'argent, mais on ne sait même pas encore la somme qu'il lui faudra débourser à la fin de la concession pour récupérer ADP. En toute logique, après cette transaction, On se retrouvera avec beaucoup moins d'argent qu'en gardant l'aéroport, sans avoir l'assurance que les bénéfices iront aux salaires et infrastructures plutôt que dans la poche des actionnaires, c'est-à-dire qu'on n'a aucun moyen de savoir dans quel état on va retrouver l'aéroport si on le récupère, vu qu'il est prévu de permettre une vente définitive une fois la période finie.

Déjà que le texte a l'air calamiteux, mais il n'est peut-être même pas conforme au droit français. Donc, si tout cela s'avère pas trop inexact : on a un président tout ce qu'il y a de plus populiste, qui se la joue populeux avec nous, mais aux yeux de qui le seul vrai peuple, c'est le peuple de la grande richesse et le peuple de la richesse numérique, peuple d'entrepreneurs, réunis dans une petite « start-up nation ». Et tant pis pour ceux qui start down. Eux, ma foi, ils resteront tout en bas à faire des livraisons à vélo toute la nuit. Cela le force à jongler. Car sa nation n'aime pas l'Etat, n'aime pas l'impôt, n'aime pas qu'on lui impose des choses. C'est à elle d'en imposer. On n'amasse pas des milliards génération après génération pour se faire marcher sur les pieds par un président qui peut nous remercier et qui dégagera dans 5 ans. C'est pour ça que Hollande aide Bolloré à obtenir le port de Kribi au Cameroun, alors même que le projet de l'entreprise avait été mis à la poubelle rapidement. De même, la suppression de l'ISF, et la volonté de le faire très tôt, vient surtout du « cercle des économistes » et de l'Afep, une association où les patrons du Cac40 sont très représentés qui on exigé que la réforme se fasse et se fasse vite. Peut-importe les conséquences sur la masse. Et là je ne sais plus où je suis : ploutocratie, oligarchie, carnavalerie. Peut importe, mais République démocratique, là ….