La crainte, la haine du spoiler est-elle une obsession irrationnelle ? Nos colères de spectateur à qui on vient de gâcher la surprise est-elle la manifestation d'un état délirant dont il faudrait nous libérer au profit d'un rapport plus sain, plus originel à nos séries et films d'une part, à nos propres émotions de spectateur d'autre part ?
LE SPOIL, OBSESSION OU PHOBIE ?
Commençons déjà par distinguer, comme le faisait Freud, l'obsession de la phobie. Ces deux états sont caractérisés d'une part par une idée qui s'impose au malade et d'autre part par un état émotif associé. Mais la similitude s'arrête là. Dans l'obsession l'émotion peut être de toute sorte et elle est absolument première, elle s'est « éternisée » et s'est associé à une idée qui « n'est plus l'idée juste, l'idée originale », celle qui a provoqué l'émotion à l'origine, mais « un remplaçant, une substitution ». C'est dire que l'émotion que ressent l'obsessionnel est « toujours justifiée ».
Si le spoil est l'objet d'une obsession, il provoquera douleur, tristesse, colère ou angoisse, mais l'idée de se faire gâcher le spectacle de manière inopportune, si elle est réellement l'objet d'une obsession, sera une idée de substitution. Non la cause réelle de l'émotion négative. On ne peut donc parler d'obsession du spoil que de manière imagée et impropre.
Mais est-ce pour autant une phobie ? Devons-nous parler de spoilophobie ?
Il y a deux sortes de phobies : celles qui sont une exagération de la peur de ce qui est communément reconnu comme redoutable, celles qui consistent en une « peur de conditions spéciales, qui n'inspirent pas de crainte à l'homme sain » et qu'on appelle des « phobies d'occasion », qui ne surviennent qu'à la considération d'occasions particulières où sont réunies certaines conditions jugées angoissantes. Ici, Freud remarque qu'aucun souvenir précis ne vient justifier la peur de ces conditions. On peut reconnaître qu'il est désagréable de se voir révéler des éléments d'intrigue, le dénouement d'un film, que la spoilophobie puisse être une phobie au premier sens du terme. On pourrait reconnaître, dans les réactions outrancières de certains, les marques d'une phobie d'occasion, puisque si le spoil est regrettable, il n'en est pas pour autant redoutable. Je doute cependant qu'il faille suivre Freud jusqu'au bout et dire avec lui que ces phobiques sont des frustrés qui seraient plus détendus s'ils étaient sexuellement satisfaits. Ce qui est malheureusement la conclusion de son article « obsessions et phobies ».
DE RUQUIER A DAVID HUME
Gardons l'hypothèse selon laquelle nous avons tous, plus ou moins, peur du spoil, selon laquelle nous nous efforçons tous plus ou moins d'y échapper, de nous en prémunir, ce qui est une manifestation objective de peur. Qu'est-ce qui justifie cette peur plus ou moins prononcée chez nous tous ? Il faut bien que certaines conditions particulières soient réunies.
D'abord un attachement au film ou à la série. Les campagnes promotionnelles, les trailers sont le plus souvent construits de telle sorte qu'ils en disent un maximum, afin de permettre à chacun d'en parler sans même l'avoir vu. Cela serait du spoil si les gens étaient réellement attachés à ces films ou à ces romans, mais c'est de la promotion, parce qu'au fond, tout le monde s'en moque de les voir ou de les lire, ce qui compte, c'est d'avoir quelque chose à en dire. Cette zone grise entre spoil et promo, Ruquier l'a franchie dans son ancienne émission, On a tout essayé, quand ses chroniqueurs et lui évoquaient le dernier tome de Harry Potter en compagnie de deux adolescents venus représenter la communauté de fans. Ruquier, prenant occasion d'une discussion sur la fin de la saga et de sa morale, quand l'adolescente évoquait pour toute morale l'espoir que les « forces du bien » l'emportent sur le mal, faisait la promo en parlant de « victimes collatérales » sans en dire plus, refusant de dévoiler le dénouement de l'histoire, affirma pouvoir dévoiler la fin, et se mit à tourner les dernières pages du livre. Il annonça par deux fois pouvoir révéler la fin, et lut la toute dernière phrase : « cela faisait 19 ans que sa cicatrice de Harry avait cessé de lui faire mal, tout était bien. »
En toute innocence, trouvant cette phrase « anodine ». Christine Bravo s'énerva contre lui, rétorquant que « la phrase de fin n'est jamais anodine ».
L'était-elle ? Elle ne dévoile rien de l'intrigue, de comment « les forces du bien » l'emportent sur le mal et de qui sont les « victimes collatérales ». On se doutait bien que Harry Potter allait survivre. Voldemor mourir. En ce qui concerne Casablanca, savoir que « c'est le début d'une longue amitié » ne nous révèle rien du film, ne nous dit rien de l'intrigue amoureuse, de l'opposition à Vichy. À la rigueur, on se doute que le héros a survécu jusqu'au clap de fin, mais qui en doutait ?
Les fans peuvent se sentir volés parce que ces derniers mots sont en fait les derniers qu'adresse l'auteure à ses lecteurs assidus à propos du héros avec lequel ils ont grandi, c'est un message personnel qui dépasse de loin le seul cadre de l'histoire : avec le recul, malgré les épreuves, un ordre doit en ressortir, avec le temps, on guérit de ses douleurs. « Tout était bien » a quelque-chose de la parole divine des premiers jours, a quelque-chose du mot optimiste de Leibniz. Et c'est cela que Ruquier souille, pas un récit, mais un lien fort entre écrivain et lecteur, une parole qui doit lancer ce dernier dans la vie. Parce qu'il n'est pas engagé dans ce lien et ne le voit que de l'extérieur, il n'est pas attaché à l’œuvre, qu'il peut regarder dès lors de haut, il est dans la promo, quand son jeune public vivait cela comme un spoil.
En plus de l'attachement à l'oeuvre, il faut aussi que le spectateur soit en proie à une émotion particulière, puissante, qui sera le catalyseur de toutes les émotions que l'oeuvre produira chez le spectateur. Émotion que Hume présente comme une « passion mixte » dans sa Dissertation sur les passions, l'incertitude, mélange de crainte et d'espoir. Crainte qu'un mal advienne sans que l'on sache exactement les risques qu'il arrive, espoir qu'un bien advienne, mais bien incertain. L'incertitude fait osciller de la crainte à l'espoir, suivant ce qui arrive, suivant l'événement ou la parole qui fera pencher d'un côté ou de l'autre. Mais il faudrait adapter cette analyse à la contemplation esthétique. Qu'espérons-nous, que craignons-nous quand nous regardons un film, quand nous suivons une série ? Sur quoi repose exactement le doute ?
Cette incertitude joue à plusieurs niveaux. Le premier porte sur l'oeuvre elle-même. Est-ce que ce sera un bon ou un mauvais film, une bonne ou une mauvaise série, et quel critère envisager ? Le deuxième se porte à l'intérieur de l'oeuvre : qu'arrivera-t-il aux personnages, quelles difficultés affronteront-ils, arriveront-ils à les surmonter et comment ? Ici, bien entendu, nombreux sont les éléments qui peuvent être révélés, jusqu'à ruiner intégralement l'intérêt qu'il y aurait à regarder un film, quand ce dernier ne repose que sur les rebondissements. C'est dire qu'en toute logique, il ne peut pas y avoir de spoil pour les biopics. On sait tous très bien ce qui arrive à Coluche, à Edith Piaf, etc. Ici, le film n'a d'intérêt, n'est réussi que dans la mesure où l'acteur parvient à s'identifier ou à prendre de la distance avec la personnalité qu'il incarne. Toute la promo d'ailleurs ne tourne qu'autour de cela : la glorification de la personnalité, le merveilleux travail d'acteur. Le troisième niveau est intermédiaire : le réalisateur, les acteurs seront-ils à la hauteur du sujet qu'ils se donnent de traiter, de ce que l'on est en droit d'attendre des personnages, de l'histoire, du film et par quels moyens satisferont-ils les attentes ? Là encore, ces appréciation techniques et non plus narratifs sont susceptibles de révélations inopportunes, de spoils.
Nous ne devrons donc nous intéresser qu'aux œuvres qui ouvrent à des incertitudes tant au niveau narratif qu'au niveau technique. Cela nous cantonne aux œuvres de fiction qui mettent en jeu des intrigues faites de rebondissements, des surprises, quel que soit le genre considéré et l'effet recherché. Cela nous obligera à considérer le spoil, philosophiquement, comme la suppression d'une incertitude qui, par sa résolution en temps voulu, aurait dû provoquer une « joie » ou une « tristesse », et à juger, narrativement et techniquement, ce qui dans l'oeuvre provoque cette résolution. Si par ce moyen nous arrivons à déterminer ce qui cause du plaisir dans un film ou une série, alors nous pourrons d'une part déterminer sans peine si le spoiler doit être redouté et quand, d'autre part, peut-être, évaluer la qualité des œuvres elles-mêmes sur la valeur des procédés et des ressorts utilisés.
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