jeudi 18 avril 2019

Spoiler Alert ! (3)

I'm goona sing my song
It won't take long!
We're gonna do the Twist
And it goes like this:
Come on let's twist again
Like we did last summer!
Yeaaah, let's twist again
Like we did last year!
Nous avons vu que le spoiler ne peut pas être l'objet d'une obsession—car alors il s'agirait de tout autre chose—mais qu'il peut, à la rigueur, être celui d'une phobie. Le spoiler est ainsi la crainte d'une révélation intempestive (à contre-temps), d'une résolution extérieure de la tension entre des craintes et des espoirs portant sur des aspects narratifs et techniques de l'oeuvre. La phobie tient au fait que la résolution interne de cette tension promet de produire un plaisir, quand sa révélation externe aboutit à son contraire. Mais pour que cette phobie soit active, il faut un attachement au film, un intérêt fort, ce qui tend à justifier le rattachement de cette question à la psychologie du spectateur.
Il faut donc se poser deux questions : qu'est-ce qui fait qu'un spectateur va s'attacher à un film ou à une série ; quels sont les mécanismes du plaisir audiovisuel. Les deux sont évidemment liées et on peut les lier d'ailleurs dans une même question : qu'est-ce qui fait que l'on a plaisir à revoir un film ?
Cette question posée nous invite immédiatement à douter de l'importance du spoiler et à minimiser celle de la surprise. Ce serait au fond se méprendre sur ce qu'est une œuvre audiovisuelle que de ne considérer le plaisir qu'elle nous procure que comme la réponse émotionnelle à une surprise. Car si tel était bien le cas, pourquoi diable irions-nous revoir un film que nous connaissons déjà ? Or c'est là que réellement un plaisir et un attachement se manifestent, dans la réitération de l'expérience et du plaisir.

Pourquoi sommes-nous surpris par un film ?

Surprise surprise
La philosophie contemporaine tend à considérer la surprise comme autre chose qu'une émotion. L'émotion est une conduite affective tournée vers le monde et qui, loin d'être une pure passion, est plutôt une action sur le monde. L'émotion n'est pas tant le contrecoup physique et moral d'une action du monde sur moi, qui m'asservirait, mais, comme le dit Sartre, une action d'ordre magique que j'effectue sur le monde, un « système organisé de moyens visant une fin ». Dans la peur, nous dit Sartre, je vise à anéantir ce qui est redoutable en le niant, allant même jusqu'à m'évanouir pour ne plus avoir à le considérer. C'est donc une pratique concertée, orientée vers un but, quoique pas nécessairement consciente.
Au contraire, on peut considérer la surprise d'abord comme un événement que je subis et qui me prive de la possibilité d'agir. Dans la surprise, je suis pris de stupeur et je marque un moment d'arrêt face à ce qui arrive ; loin de pouvoir agir, je suis interdit, manquant des mots, des repères pour répondre à ce qui survient. La surprise perdrait cependant à n'être lue que comme un événement bref ; il est nécessaire de l'inscrire dans le temps, de la lier au passé et d'en penser le prolongement dans l'avenir.
Pourquoi suis-je surpris ? Qu'est-ce qui en moi est pris au dépourvu, troublé ? Ce n'est peut-être rien d'autre que les attentes que j'avais vis-à-vis de l'objet que je considère. Nous sommes surpris parce que voir, ce n'est jamais seulement voir ce qui se présente à nous mais, à partir de cela, c'est attendre d'autres perceptions qui viendraient confirmer, structurer, accompagner ce qui se montre. Ainsi à travers les faces d'un dé, se montrent toujours potentiellement les autres, qui forment un horizon d'attente. La surprise ainsi déjoue toujours une attente, une anticipation. On comprend  qu'elle soit un moment de suspens, comme hors du temps, dans lequel un arrêt se marque et dans lequel il soit impossible d'agir, impossible même de dire ce qui se passe car nous n'agissons et n'interprétons ce qui se passe qu'à partir de nos anticipations : interpréter, c'est prévoir toujours, donner une grille de lecture qui permettra de comprendre, de recevoir sans choc ni rupture ce qui ne se présente pas encore mais doit découler, suppose-t-on, de ce qui est présent. Agir, de même, c'est toujours agir sur ce qui est là en anticipant ce qui arrivera. En sport, j'intercepte une passe non en me jetant sur le ballon là où je le vois, mais en coupant sa trajectoire là où je prédis qu'il sera. D'où l'importance des lifts, des effets, qui viennent décevoir ces anticipations, créant de la surprise.
La surprise comme événement met en suspens mon adhésion au monde, annule mes croyances, ouvre à une recherche d'informations supplémentaires permettant de reconstruire a posteriori ce qui a eu lieu, de ressaisir le monde à nouveaux frais. Après la surprise, il nous est ainsi possible de dire « je ne savais pas que … », « je ne m'attendais pas à ça », « jamais je ne me serai douté », montrant tout à la fois l'ignorance première et sa correction postérieure. La surprise comme affect, qui dure dans le temps, dure peut-être le temps de cette recomposition de la connaissance, est peut-être le moteur de cette recomposition ; c'est l'étonnement, c'est le questionnement, c'est la phase de doute, de scrupules, que l'on traverse quand on envisage à nouveau ce qui nous avait surpris et qui suppose une attention extrême, plus intense en tout cas que l'attention flottante qui caractérisait notre première attitude.
Car il faut bien le reconnaître, si nous sommes surpris, si, sans rien ajouter au monde, il est possible de l'interpréter autrement afin d'éliminer la surprise, c'est que nous ne prêtions pas assez attention à ce que l'on regardait, c'est que l'on a laissé passer des détails, tout un monde implicite auquel il aurait fallu se montrer attentif. La surprise comme affect peut donc être vue comme une attention à l'implicite qui, inaperçu, a constitué le fonds et le lit de la surprise comme événement.

Les techniques du cinéma : surprise, suspens, twist
Comment la surprise fonctionne dans les films ? Si tous les films jouent sur la surprise d'une manière ou d'une autre, certains genres sont plus gourmands, comme le film d'horreur, le film policier ou d'espionnage. On peut reconnaître plusieurs tonalités ou usages. Un usage sporadique : une surprise sans importance, qui détourne de ce qui se passe, apaise une tension ou produit une faible tension, dans une recherche de jump-scare, de rupture de rythme, d'anecdoteDans le cadre du jump-scare, le but est de faire sursauter, d'effrayer sur le coup par un événement inattendu qui survient sans crier gare. Au contraire, quand il y a construction d'une attente inquiète dans une scène, la surprise laisse place au suspens. Et quand tout le film tend à produire une surprise, à créer un choc par une révélation inattendue, on fait face à un twist. C'est là ce que l'on peut tirer des propos d'Alfred Hitchcock sur la distinction entre surprise et suspens :



There is a distinct difference between “suspense” and “surprise,” and yet many pictures continually confuse the two. I’ll explain what I mean.

We are now having a very innocent little chat. Let’s suppose that there is a bomb underneath this table between us. Nothing happens, and then all of a sudden, “Boom!” There is an explosion. The public is surprised, but prior to this surprise, it has seen an absolutely ordinary scene, of no special consequence. Now, let us take a suspense situation. The bomb is underneath the table and the public knows it, probably because they have seen the anarchist place it there. The public is aware the bomb is going to explode at one o'clock and there is a clock in the decor. The public can see that it is a quarter to one. In these conditions, the same innocuous conversation becomes fascinating because the public is participating in the scene. The audience is longing to warn the characters on the screen: “You shouldn’t be talking about such trivial matters. There is a bomb beneath you and it is about to explode!"

In the first case we have given the public fifteen seconds of surprise at the moment of the explosion. In the second we have provided them with fifteen minutes of suspense. The conclusion is that whenever possible the public must be informed. Except when the surprise is a twist, that is, when the unexpected ending is, in itself, the highlight of the story.”
Un film est-il bon, est-il plaisant parce qu'il multiplie les effets de surprise ? Une accumulation de jump-scare fait-elle un film plaisant et leur révélation intempestive risque-t-elle de ruiner le plaisir ? Une seule réponse possible à ces questions : non. Cet effet, jugé simpliste par beaucoup, ne joue que sur le corps et le réflexe de peur. C'est un effet purement physique qui reste aussi fort au second visionnage et qui s'intensifie même de cette connaissance car alors on anticipe l'apparition, on se prépare à ne pas sursauter, mais le corps ne réprimer son réflexe de survie. On ne peut donc pas spoiler un jump-scare. On ne peut pas non plus spoiler l'ambiance angoissante des films, l'ambiance de terreur latente propre aux films d'horreurs asiatiques, dont les effets sont jugés plus élaborés et plus intéressants que lesjump-scare à l'américaine. Ces ambiances qui jouent sur les nerfs du spectateur, sur son émotivité et non plus sur ses réflexes, ne peut pas être spoilée parce que le langage peine à les traduire en langage précis et en même temps expressif. On peut bien sûr révéler ce qui va arriver, mais la tension produite par la matière même du film restera intacte.
Reste les twists, qui semblent bien être les seuls éléments qui, révélés, semblent être à même de ruiner le film et le plaisir que l'on en tire. Mais on aurait tort de seulement considérer le twist comme la révélation finale, à le considérer seulement comme « la fin inattendue qui est est en elle-même le climax de l'histoire ».

On peut considérer comme twist tout retournement de situation qui vient perturber l'intrigue ou la compréhension que l'on en a. Le twist final, la révélation inattendue et improbable, vient généralement déjouer les attentes, ruiner la compréhension que l'on avait du récit, mais ce n'est là qu'un exemple de twist, particulier, puisqu'il est un jeu avec le spectateur. Mais l'essentiel des twists se jouent plutôt des personnages, avec la complicité parfois du spectateur. Ainsi l'événement qui fait passer d'une situation initiale équilibrée à une situation de déséquilibre, ouvrant la voie aux péripéties, est un twist, puisqu'il retourne la situation. De même l'événement, attendu, qui viendra établir un équilibre nouveau. Entre les deux, l'événement qui fait passer d'une situation déjà difficile à une situation désespérée (ex : le seul personnage qui accepte d'aider se fait tuer, ou se révèle être un ennemi)
Ce sont sur ces éléments, sur ces twists que les récits de fiction se construisent et si on les révèle par avance, on enlève au film ses principaux effets, ruinant la surprise, empêchant alors certainement le spectateur de s'attacher à l'oeuvre en se laissant surprendre par elle. La curiosité laissant place à une sorte de sentiment de supériorité, à une sorte de mépris de l'oeuvre que l'on regarde dès lors de haut, de toute la hauteur de celui qui sait d'avance et que ce savoir dégoûte.

Les effets du cinéma : spoiler et surprise

Mais si tout cela est parfaitement juste, on ne comprendrait pas pourquoi on a plaisir à regarder plusieurs fois un même film. Si on a plaisir à être surpris par un film, et cette surprise mériterait d'être étudiée pour elle-même, une fois ses effets connus, ne devrions-nous pas nous détourner de l'oeuvre ? Une fois les twists révélés par le mouvement même du film, pourquoi y revenir si le plaisir essentiel réside dans la surprise, ce que tend à faire dire cette phobie du spoiler ?
Prenons l'exemple des films de Night Shyamalan. Ils semblent reposer exclusivement sur le twist final, la révélation qui va perturber l'appréhension globale du film et que l'on n'aura pas vue venir. Passée la stupeur, l'éventuelle jubilation face à ce retournement, passée, donc, la surprise comme événement, on va revenir au film poussé par l'affect de surprise. On aura un plaisir, un plaisir autre, mais ce plaisir durera-t-il ? Combien de fois peut-on voir le 6e sens ? Deux, trois fois, mais très vite, le sens du film sera épuisé, pleinement saisi, et le goût n'y sera plus. C'est le problème des films à twist final ; si c'est là leur seul ressort, le film ne survit pas à la révélation qu'il apporte. Quel est ce plaisir cependant que l'on ressent la seconde fois ? Il va sans dire qu'il ne peut pas être le même que la première fois. Si la première fois nous sommes surpris par l'histoire, cette dernière ne peut plus nous étonner dès lors qu'on la connaît. La seconde fois, la surprise naît non pas de l'ignorance et de l'inattention mais au contraire de la connaissance et de l'attention scrupuleuse : nous sommes alors surpris par les moyens mis en œuvre par le réalisateur ou le scénariste, moyens techniques et narratifs, pour déjouer nos attentes, provoquer des anticipations contrefactuelles tout en donnant suffisamment d'indices pour que le second visionnage construise un tout autre film. En l'absence de cette seconde surprise, attentive, savante, qui procure le plaisir cinéphile, le spectateur se sent floué et abusé. En l'absence aussi d'une matière suffisamment riche et indépendante autour des retournements narratifs, le film s'épuise vite. Ce qui procure le plus de plaisir n'est donc jamais l'ignorance, mais la connaissance et la connaissance toujours plus approfondie de la matière du film et de comment tous les éléments ensemble concourent à produire une histoire dense et surprenante.

On peut ainsi distinguer, à partir de ces réflexions, deux types d'attachements à l'oeuvre. Le premier, qui en reste à l'événement de la surprise, sans guère pousser à revoir l'oeuvre, est attachement esthétique (lié à l'émotion) à l'effet produit par l'oeuvre : la surprise, la jubilation qui en découle, la stupeur, le frisson, etc. « On en garde un bon souvenir », comme on dit, mais on est plus attaché à l'effet qu'au film et c'est pour cette raison que souvent on se refuse à le revoir, pour ne pas ternir le souvenir, pressentant déjà que l'effet ne survivrait pas à un second regard. Le deuxième attachement est attachement à l'oeuvre elle-même, attachement construit à partir de la surprise comme affect qui pousse à connaître, à revoir, à analyser, à épuiser la matière du film pour faire, de ce film menaçant le regard, déstabilisant, un monde entièrement maîtrisé à nouveau ; ici la surprise devient émotion c'est-à-dire, comme dit au début, démarche concertée, action sur le film à fin d'en maîtriser les aspects, de les produire soi-même par la découverte et l'analyse, faisant du film non plus seulement un spectacle à recevoir passivement mais une œuvre ouverte, comme le dit Umberto Eco, à co-construire avec l'équipe de production dans le mouvement d'une réception active.

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