Le spoiler est devenu comme l'ennemi numéro 1 sur internet depuis quelques années, pire que la post-vérité, c'est la pré-vérité qui envenime les conversations, les forums, les réseaux sociaux, avec menaces à l'appui et larmes et cris. La vérité révélée trop tôt sur le dernier épisode sorti où le prochain film à envahir les écrans. James Dunn pestant contre les journalistes : « depuis quand spoiler l'intrigue d'un film est devenu un scoop ? ». Le contact facebook en colère : « celui qui me spoil le dernier Game of Throne, j'lui défonce le crône ». C'est bien simple, dès qu'on se lance sur le sujet brûlant de l'intrigue de nos films et séries, on devient tous des Trump ou des viktor Orban en puissance. On dresse des murs, on attrape les spoilers par la pussy et pour un peu, on irait s'encanailler chez les dictateurs pour s'acheter la paix à l'ombre des goulags.
Spoiler signifie gâcher, pourrir. On nous gâterait le plaisir, on nous le gâcherait, en nous révélant par avance la fin du film, le twist final qui fait que le film change radicalement de direction, qui fait que d'un coup, ce n'est plus du tout le même film. Mais spoil vient de spolier, qui signifie voler, dénuder. Le spectateur spoilé se ferait voler son plaisir, son expérience ; le film se ferait dénuder, priver de ses effets afin d'en exhiber plus facilement l'intrigue et le sens. Le spoiler est ainsi une attaque double, un combo qui frappe et le spectateur malheureux, dépouillé de son plaisir et de son expérience propre (la surprise), et le film, dépouillé de ses principaux effets narratifs pour ne laisser apparent que les enjeux et la fin de l'intrigue.
Le terme est donc à la fois descriptif et accusateur, il porte en lui déjà la condamnation de la révélation comme indue et criminelle et interdit de la prendre de manière posée. Le spoil c'est du vol, et en la matière la seule justice possible est nécessairement sauvage.
Jusque là, rien de bien étonnant, tout le monde s'accorderait facilement sur tout ça et il n'y aurait rien à redire. Mais il suffira de rappeler un fait essentiel pour ruiner la belle unité de ce raisonnement et son apparente évidence. C'est que beaucoup des films marquants, des films essentiels à toute une génération, celle qui aujourd'hui réfléchit sur les films, sont des films qui se spoilent eux-mêmes. Cet autospoil est ce que Mèmeteau nomme la prophétie autoréalisatrice, qu'il considère comme étant devenu un tic dans le cinéma. Des histoires d'élus qui s'ignorent quand tout le monde les désigne, à qui les adjuvants dévoilent leur destinée, qui passent tout le film a se démener pour montrer qu'ils ne sont pas l'élu pour à la toute fin, réaliser ainsi la-dite prophétie, le-dit destin. C'est Néo dans Matrix et tous ses épigones.
Pourquoi alors même que la révélation précipitée de l'intrigue est un des ressorts les plus utilisés de nos films, cette même révélation, venue de l'extérieur, est criminalisée ? N'y a-t-il pas là aveuglement ou hypocrisie ? Le spoiler serait alors un élément obsessionnel dans une psychologie du spectateur à élaborer, voir d'une psychanalyse. La cure consisterait à déterminer quels sont les ressorts réels et profonds du plaisir éprouvé par le spectateurs, considéré que ce plaisir ne peut être réduit à la seule surprise.
Mais ne pourrait-on pas envisager le spoiler comme le révélateur d'un mode d'appréhension objectif des œuvres qui trouverait son fondement non dans la psychologie du spectateur, mais dans les nouveaux usages structurés par la technologie ? Il y aurait spoiler parce que films et séries seraient pensés avant tout comme des œuvres digitalement diffusées, destinées à être consommées immédiatement de manière solitaire. Le spoiler viendrait alors enlever au consommateur l'illusion qu'il a d'être le premier, lui montrer, dans un monde où la vitesse prime, qu'il n'est jamais que le second. Le spoiler viendrait alors moins gâcher le plaisir du spectateur que froisser l'ego de l'internaute.
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