mercredi 1 juillet 2020

Le discours de la paupiette


Cradingue mastiquait consciencieusement mais sans plaisir. Il retournait entre ses dents un problème insoluble, qu'il attaquait de toute sa salive. Il en bavait. Mais pas d'envie comme quand il vit arriver nos plats, non, mais bien parce qu'il y avait un truc là qui ne passait pas, qu'il arrivait pas à avaler et comme il se refusait toujours à cracher le morceau, ça lui coulait sur le menton. Je regardais ça avec un dégoût mêlé d'appréhension quand sa glotte fit des bonds au milieu de son cou, dansant une gigue victorieuse avec les gouttes de salive sale qui lui tournaient autour.

Il posa ses couverts sur le bord l'assiette, prêt à dire ce qui lui pesait sur l'estomac et commença d'une voix mesurée, contenue. Comme s'il ne voulait pas tout vomir d'un coup.
« Je me suis pris d'une nouvelle toquade. D'un coup ... »
Je n'arrivais pas à savoir si j'étais surpris ou curieux. Ou si je m'en foutais éperdument.

« … ça m'est venu comme ça : écrire sur le cinéma. »
Ouais. En fait, je m'en foutais royal. Mais je jouais la surprise. Pour le faire parler et manger tranquille. Au moins quand il parlait il ne me coupait pas l'appétit.
« Je sais ce que tu vas me dire. Que c'est pas tellement mon truc le cinéma. C'est pas faux. Moi ce que j'aime, c'est les paupiettes. Mais bon, j'en ai vus quand-même, des films. Dans les années 90, l'endroit le plus cool vraiment c'était le vidéoclub, alors on y allait tout le temps. Et que faire dans un vidéoclub, à part emprunter des films ? Alors oui, j'en ai vus, des films … Beaucoup.
Beaucoup de films nuls j'avoue, mais on n'en savait rien de rien à l'époque, on regardait tout. Sans distinction, sans saisir les nuances. Grands classiques et mauvais films, navets et bons films, c'était tout comme. Faut pas oublier qu'à l'époque on trouvait au buraliste tout Hitchcock en VHS et des saisons entières de la Quatrième Dimension alors pour nous un classique, c'était juste un film que t'allais acheter avec tes clopes. Quand on sait ce qu'on y trouvait d'autre, en terme de VHS, il y avait franchement de quoi être confus. Avec les paupiettes par contre, jamais aucun doute. Les paupiettes, c'est un peu le noyau de certitude dans ma vie, quand tout fout le camps au moins il y a les paupiettes. C'est mon refuge dans la tourmente. »
Il ouvrit ses larges paumes au-dessus de son assiette pour me montrer ses fichues paupiettes.
« Regarde-moi cette perfection : Regarde cette farce. Boeuf-légumes bien épicée, parce que c'est piquant d'aller en dedans, que ça te laisse un goût sur le bout de la langue qui t'accompagne après pendant des heures. Elle est ballottée dans une fine tranche d'agneau tout juste colorée, une éventuelle bouée grasse autour pour la rondeur en bouche et la gourmandise, parce que le gras c'est gourmand et la rondeur, charmant. Et regarde-moi si c'est pas sexy cette ficelle qui te moule le tout. La paupiette elle ment pas, on sait à quoi s'en tenir avec elle. Un planté de fourchette, un tranché de couteau, et ce que tu vois c'est ce que tu as, c'est tout ce dont tu peux rêver dans la vie et tout ce que tu peux en apprendre. Parce que la paupiette elle te dit une chose, elle t'en dit qu'une seule mais cette chose-là elle en dit long : qu'au fond, on est tous des bœufs. Parce qu'on aime ça quand la ficelle nous moule la couenne. Mais quand on est amoureux on est tous des agneaux de trois semaines. On est tendre, et on est cuit.
L'éternelle contradiction humaine, exprimée en un plat goûtu, baignée d'une sauce blanche et épaisse. Le graveleux et le romantique enfin réconciliés. Et d'un coup ton assiette, c'est une scène primitive où les rondeurs maternelles s'enrobent du jus du père. C'est putain de beau les paupiettes, je trouve. Et moi, ce que j'aimerai : c'est que les films soient comme des paupiettes. J'aimerai pouvoir trancher leurs contradictions d'un coup de dents, les laisser fondre sur ma langue que mes papilles en absorbent les saveurs, que mon palais en dégage les sens, que les sucs, que la matière me coulent en dedans, par la gorge, pour me restaurer, je veux être gorgé de films comme une éponge amoureuse, comme un estomac qui restitue à tout ça son unité perdue, son unité pâteuse de magma originel et que tout ça me coule en dedans comme du boudin dans l'intestin. »

Cradingue était en sueur et moi j'avais perdu l'appétit. Dans sa folie il s'était emballé et tout le temps qu'il tenait le crachoir il projetait sur la toile blanche de mon t-shirt l'image vivante de ce qu'il racontait : un nuage crémeux de viande postillonnée qui était comme un simulacre de cinéma et comme le substrat matériel des images que ses mots évoquaient. Mais tout ce que je voyais moi, c'est que j'étais bon pour changer de vêtements. Cradingue avait d'autres préoccupations visiblement :

« Je veux les manger les films. Je veux les voir avec le ventre. Pour ça que je vais écrire dessus le cinéma. Parce que le vrai plaisir de la chair, c'est la digestion. Tu somnoles et t'es bien. Et pendant que t'es bien, ton bide fait tout le boulot : il résout les contradictions du plat, il sépare et il lie, il met du plat en toi et de toi dans le plat et tout ce qui ne participe pas de cette fusion intime entre le mangé et le dormeur, il le chie. Et ce que tu chies c'est de la merde.
Avec le cinéma rien n'est si clair, parce qu'on consomme avec les yeux. Y a pas ce travail patient et efficace des dents du couteau et des incisives, le broyage régulier des molaires et cette houle de langue et de salive bouillonnante qui te fait fait rouler le plat comme un cadavre échoué dans la bouche. Y a pas tout ça. Piquer de la fourchette, trancher, couper, mâcher, déchirer inciser, tremper de sauce et mettre à la bouche, mêler d'un geste les couleurs d'aliments, carotte, haricots et viande, c'est transformer l'assiette en film déjà, c'est scénariser sa mastication et bobiner la digestion. Manger, c'est se faire un film avec la bouche, c'est faire tout un cinéma d'une simple paupiette. Mais les yeux ça salive pas. Ça pleure de fatigue. Et les larmes de fatigue elles attaquent pas l'écran. Les paupières clignent oui, mais les cils en ont émoussé le tranchant et cligner des yeux ça mord pas dans le film. Alors qu'est-ce qui est de la farce, qu'est-ce qui est de la merde, les yeux en savent rien et tout ça ça te fait tourner la cervelle. À la fin t'agis plus t'es trop lourd, tu regardes le monde avec des yeux repus et de la merde plein la tête. Et moi j'aime pas ça. Alors je vais écrire. Pour que la cervelle soit comme un deuxième intestin. C'est dangereux de faire de l'intestin un deuxième cerveau faut pas, c'est la domination de l'oeil impuissant sur le ventre ça, c'est de l'impérialisme oculaire. Ce qu'il faudrait plutôt c'est remettre du ventre, apprendre à la cervelle à chier. Alors ça ira mieux. Pour ça que je veux écrire. »

Bizarrement, au milieu de ce délire pathologique il me semblait qu'il y avait là quelque-chose de bien senti, presque du vrai, et ça j'arrivais pas à le digérer. Je préférais me moquer de lui et pousser cette plaisanterie plus loin.

« _ Ouais ok. Et tu vas écrire quoi au juste, euh, je suis curieux. Sur le cinéma ?
_ Chais pas encore. Ce que je t'ai dit ? Je vais le dire à tout le monde ... Je vais écrire aux Cahiers du Cinéma, que les films ça doit être comme des paupiettes. Et à la Fémis aussi. ''Faites vos films comme des paupiettes''. Y avait la Nouvelle-vague, après y a eu Christian Clavier. Maintenant : ça sera paupiettes. »


jeudi 2 avril 2020

TOOL 10 000 DAYS (10)


Il est temps d'attaquer le plat de résistance. Parce que c'est un gros morceau et qu'il me résiste. Parce que c'est au moins la cinquième fois que je m'y essaye et parce qu'on a déjà passé assez de temps comme ça sur cet album. Au départ j'étais parti juste pour écrire trois ou quatre notes. Pas plus … Donc bon, voilà : Right In Two.


On a là une des plus belles chansons de l'album. Avec elle, je l'ai déjà dit, on s'élève au niveau du divin, musicalement autant qu'en texte et disons-le franchement, c'est lyrique. L'éclate définitive. On abandonne le niveau individuel (vicarious), clanique (jambi-wings for mary), on arrête d'errer, de fausse issue en mauvaise solution (the pot-rosetta stoned), on abandonne même l'humanité (intension) pour adopter un point de vue véritablement cosmique. C'est dire qu'on tangente les sommets.
Notre interprétation délirante de Intension nous menait des instruments brisés, de la musique terrestre et sans âme au divin, à la voix des anges. La voix des anges, ça y est on y est : c'est Right in Two. Mais pas directement, il faut être Sainte Cécile pour les entendre directement, mais c'est la voix des anges, malgré tout, rapportée à la troisième personne.
Pour éviter de dire trop de conneries, trop de platitudes sur cette chanson, il faudrait éviter les envolées délirantes et tenter, pour bien restituer ma gêne, de provoquer une sorte de vertige. Créer un double mouvement à la fois d'élévation et de chute. Car vraiment avec cette chanson on est pris dans deux mouvements opposés. Une vision surplombante sur une humanité défectueuse et, malgré tout, puisque cette chanson existe pour dénoncer nos travers, un mouvement d'élévation de notre abaissement vers une sorte d'état angélique et apaisé. On est donc pris à la fois dans la détestation et l'abaissement, dans la condamnation de ce que nous sommes, puisque cette chanson s'adresse à nous et pas aux anges, puisqu'elle nous invite à nous regarder nous mêmes de haut et à nous juger, mais en même temps on est pris dans un mouvement d'élévation, d'éloignement vis à vis de ce qu'il y a de plus bas en l'humanité. D'une certaine manière, en prenant le point de vue des anges, la chanson fait de nous des anges. Elle nous fait voir une vérité, notre inhumanité, contre laquelle on ne peut rien, elle nous fait vivre une perfection, celle des anges, qu'on ne peut, a priori, pas réaliser. Cette chanson devrait donc être une torture, elle devrait nous humilier doublement. Mais elle nous ravit. Sa musique nous ravit, les paroles nous ravissent, la voix nous ravit. Elle nous arrache à notre inhumanité et dans la contemplation esthétique fait de nous des anges : sans jugement, sans volonté, sans souffrance. Elle nous montre donc une perfection non seulement que l'on pourrait atteindre mais que l'on atteint de fait, dans la contemplation esthétique, en s'arrachant à la vie. Et si cette perfection est à notre portée, c'est que notre inhumanité n'est pas une fatalité, que l'on peut s'améliorer, individuellement et collectivement. Elle nous humilie cette chanson, oui. Et en même temps nous grandit. C'est ce double mouvement qu'il faudrait traduire à chaque parole.
Hélas, je ne me sens pas le souffle lyrique pour cela. Je ne crois pas non plus à l'inspiration comme les poètes grecs. Donc je vais pas aller chialer ma muse. Du coup je me sens un peu baisé, à savoir quoi faire tout en me sachant incapable de le faire, à devoir le faire malgré tout parce que personne le fera à ma place. À défaut d'être lyrique et vertigineux, si j'arrivais à être précis et, avec de la chance, profond, ce sera déjà bien assez.


Une anthropologie conflictuelle


Là où Intension présentait nos conflits comme des accidents de l'histoire qui auraient pu être évités, Right In Two reprend ces mêmes conflits mais en les inscrivant dans la nécessité. Ici, il est question de les enraciner, encore, dans une nature humaine. C'est parce que nous sommes tels que nous sommes, peut-être parce que nous ne pourrions pas être autrement, que nous nous combattons les uns les autres. Il est dans notre nature de nous battre ; et toute anthropologie doit être une éristologie, une science des conflits, de la discorde, une étude de l'hostilité. On dira donc d'abord deux mots des conflits dans lesquels l'humanité est engagée avant de dire deux trois mots de la manière, très classique, dont est dépeinte l'humanité dans cette chanson.

Ici la guerre est permanente, elle est le fait essentiel de l'homme. L'hostilité est plus que générale : elle est universelle et polymorphe. Mais ce qui est au principe de cette hostilité universelle n'est pas tellement clair. C'est cette absence de clarté, ce trouble, qui va nous mener au vertige, qui va ôter le sol sous nos pieds pendant que nous cheminerons dans notre interprétation.
Ce qui est certain, en tout cas, c'est que nous nous battons. Nous nous divisons et nous nous opposons les uns aux autres. Nous nous séparons en groupes égaux, nous fabriquons des massues, nous forgeons des épées, et nous massacrons nos frères.

« Silly monkeys give them thumbs they forge a blade
and where there's one they're bound to divide it right in two (...)
Silly monkeys give them thumbs they make a club and beat their brother down »

Il y a bien là l'idée d'une même humanité divisée, coupée en deux parties égales, en deux camps opposés. On aurait beau jeu de se lamenter sur la folie des hommes et de rater là-dedans le mot le plus important dans ces évocations de luttes : « bound to ». « Where there's one you're bound to divide it right in two ». « Là où il y a quelque chose vous êtes assurés de la couper en deux ». « Là où règne l'unité vous êtes assurés de créer la contrariété ». Je dis « assurés » parce qu'ainsi je ne m'engage pas dans une analyse, je reste le plus neutre, le plus en surface possible. Et je parle d'unité et de contrariété pour rester vague, ce qui pour le moment est nécessaire. Préciser, sortir de la neutralité, ce serait déjà interpréter et s'engager dans l'un des mouvements, d'ascension ou de chute, au choix. Demandons-nous d'abord à quoi tient cette certitude (pourquoi sommes nous assurés de diviser) et essayons de déterminer ce qui nous empêche d'agir autrement.

D'une certaine manière on est contraint de se faire la guerre. « Bound to ». Intension l'avait montré à sa façon : dès lors qu'on se rassemble pour former un groupe, l'humanité est divisée en deux, right in two : entre eux et nous, entre l'étranger et le voisin et l'étranger, eux, l'autre, etc. est une menace. Par sa seule présence il menace la solidité du groupe. Soit de l'extérieur—il est dangereux : s'il s'aventure loin de chez lui c'est pour piller ; soit de l'intérieur—si la vie hors du groupe est possible, pourquoi ne tenterai-je pas ma chance ? Parce que l'humanité est divisée en groupes, ces groupes s'entre-déchirent et vivent dans la crainte de l'effraction et de l'éclatement. À cause de cette crainte, pas de fraternité entre frères humains. Contrainte historique donc, qui impose aux individus ses cadres de pensée, mais surtout contrainte naturelle, instinctive, corporelle.
C'est par la forme de notre corps, par les actions que cette forme entraîne, que nous fabriquons des armes pour nous entre-tuer. D'où cette obstination à nous rappeler notre basse extraction simiesque, d'où ce lien de cause à effet entre les « pouces » et les armes.

« Talking monkeys (…) Silly old monkeys (...) Monkey killing Monkey (...) Silly Monkey »

« Silly monkeys give them thumbs, they forge a blade, première conséquence, and where's there one they're bound to divide it », seconde conséquence. Le pouce, la main, symbole de l'intelligence pratique et de l'inventivité humaine depuis Aristote, mène aux armes et les armes à la séparation et à l'opposition : on l'a vu, c'est l'arme qui fait de l'étranger un ennemi. L'unité brisée ici est celle de l'humanité. Unité brisée par la technique, fille du pouce opposable, de notre conformité physique. De notre humanité animale, type accompli du vieux singe méchant, ironique, mu par un instinct agressif.
Tous nos malheurs nous viennent du pouce. On comprendra donc que c'est pas notre faute.
On aurait cependant tort de limiter la conflictualité à la guerre. La conflictualité des corps se double de la conflictualité des esprits et avant d'en venir aux mains on se dispute, on débat, on « fight over ». On s'oppose pour s'opposer, à propos de tout et de rien, de la moindre chose, le moindre truc ouvre à interprétations contradictoires. C'est comme cela, aussi, qu'il faut comprendre le « where's there one you're bound to divide it right in two » : là où il n'y a qu'une seule chose vous êtes contraints d'en produire deux. Et dans la chanson, on se prend vraiment la tête sur tout, on « se dispute à propos des nuages, du vent, du ciel, de la vie, du sang, de l'air et de la lumière, de l'amour, du soleil (même Brian Molko veut se battre pour le soleil, c'est dire), on se bat même pour pouvoir continuer à se battre, pour l'instant on se bat pour l'élu ou pour dieu ou juste pour se révolter », etc.

« Fight over the clouds, over wind, over sky and
Fight over life, over blood, over air and light
Over love, over sun, over another
Fight for the time, for the one, for the rise »

Deux remarques ici s'imposent.

Si on peut se disputer quant à la nature du soleil, c'est parce que Dieu, nous dit la chanson, nous a fait don de certaines qualités spirituelles qui sont autant de bénédictions. Par elles, nous devrions être divins, participer du divin donc. Ces qualités sont, dans l'ordre du texte, le libre arbitre ou la libre volonté (Why did father give these humans free-will), la raison (Father blessed them all with reason) et la « capacité à lever un œil vers les cieux conscients du peu de temps que nous passerons sur terre ». Traduit conceptuellement, c'est la spiritualité, à la fois conscience de la mort et sentiment religieux. Donc quand on se dispute à propos du ciel, du soleil, des nuages, on se dispute à propos des choses sacrées et élevées. Il entre du divin, par là, dans nos conflits. Mais comment y entre-t-il ? Ce serait étonnant qu'un don de Dieu soit à l'origine d'incessantes querelles, un tel don ne devrait-il pas participer de notre félicité ? Faire notre bonheur ? Peut-être que ces bénédictions divines sont perverties par une faculté animale, purement naturelle : le langage. Ne sommes-nous pas, après tout, des « talking monkeys » ? Ce langage, animal, naturel, fruit de hasards successifs, obscurcirait notre raison et notre liberté en leur donnant comme objet non ce qui est, réalité sensible en nous et hors de nous, mes des abstractions vagues qui nous détourneraient des choses, nous éloigneraient de la réalité, nous égareraient dans le vide. Le langage, ce mauvais guide, nous perdrait et à cause de lui nous gâcherions de manière répugnante ce qu'il y a de plus pur en nous, de plus élevé : notre part de divinité. La théorie est belle. Dommage qu'elle soit fausse.
Ce n'est pas à cause de notre animale, querelleuse et bavarde, que nous nous égarons de la sorte et nous lançons dans ces conflits sans fin. C'est bien à cause de ces bénédictions divines :

« Why did Father give these humans free-will, NOW they're all confused »

C'est la liberté elle-même qui nous arrache à notre animalité et nous égare. Il aurait mieux valu à ce compte-là qu'on reste des singes, mais le mal, parce que c'est bien un mal visiblement, est fait. Cette liberté nous égare, nous pousse à ne pas écouter notre raison :

« Father blessed them with reason and this is what they choose ».

Les dons de Dieu seraient eux-mêmes la cause de nos querelles, de nos guerres ? De nos conflits permanents ? Les anges alors demanderaient à juste titre pourquoi ces facultés nous ont été données vu l'usage qu'on en fait. À quoi bon être libre si c'est pour prendre les pires décisions qui soient ? À quoi bon la raison si elle n'est jamais écoutée ni suivie, pire, si elle se met à la remorque du langage pour raisonner à vide sur des abstractions creuses, si elle se met à la remorque de notre nature animale pour servir ses intérêts au lieu de les surmonter ? On voit ainsi que peut-être, espérons-le, ces facultés spirituelles ne sont pas en cause, que ce qui est en cause, ce sont leur mauvais guide : notre nature simiesque et bavarde. Pourquoi permettre que nous soyons misguided, pourquoi ne pas laisser la raison seule agir en nous ? Pour que nous soyons responsables de nos choix et par là sujets au blâme et à l'éloge.

La seconde remarque est destinée à balayer tout ce qui vient d'être dit d'un revers de la main. Ce n'est pas à cause d'un mésusage de notre raison qu'on est en désaccord sur les choses. C'est grâce au contraire à un bon usage, à un usage actif et efficace de nos facultés. Celui qui ne raisonne pas ne peut s'opposer à personne, à aucune raison, à aucun raisonnement. Il est donc condamné à toujours être d'accord avec tout. Ce qui n'est jamais une bonne chose. Si nous voulons utiliser correctement les dons qui sont les nôtres, nos facultés, nous sommes « bound to », nous sommes obligés de poser les contraires dans l'unité des choses sur lesquelles nous raisonnons. Notons bien ici que l'obligation n'est pas la contrainte. L'obligation est une exigence morale et rationnelle, et non une pression instinctive, qui nous conduit à faire les choix que nous faisons. Choix pratiques, décisions, mais aussi choix théoriques, interprétations. La raison est une machine à produire de la différence. Une machine à combiner les idées et à voir, en une chose, non la chose même mais une tout autre. Prenons deux exemples :

Le soleil est ce qui éclaire et illumine ; il fait voir. Mais il est aussi ce qui aveugle et éblouit ; il empêche de voir. La raison nous permet d'affirmer les deux : le soleil fait voir, le soleil empêche de voir. Imaginons qu'on se batte à ce propos les deux camps auront raison. Seulement, par liberté, ils n'envisageront pas le soleil du même point de vue et s'interdiront de le considérer du point de vue de l'autre. La connaissance sera atteinte dans un second temps, après que le conflit ait donné naissance à toutes les idées rationnelles du soleil, une fois que toutes auront été intégrées dans une théorie unitaire et achevée. On aurait tort de rêver atteindre cette théorie définitive sans conflit. Pareil en ce qui concerne le vent. On n'en connaîtrait rien si, voyant le vent, on se contenterait de dire ce qu'il paraît être, un souffle. Quand nous soufflons, nous produisons les mêmes effets que le vent, dans des proportions moindres. De là l'idée que le vent est un souffle produit par la bouche démesurée d'un dieu. Ça a beau être con, à une époque, c'était tout ce qu'il y avait de plus rationnel : c'était diviser le vent comme cause (Eole) du vent comme effet (souffle). Étant entendu qu'il n'y a pas d'effet sans cause. Aujourd’hui on fait pareil, on divise et on projette de l'altérité dans l'unité. Le vent n'est plus pour nous souffle, événement pneumatique, mai événement thermique : il est le mouvement que produit la rencontre de deux masses d'air de température différentes. C'est par cet effort pour contredire les données sensibles, grâce à des abstractions, que nous progressons dans la connaissance, en envisageant les choses sous les divers angles possibles. Puis en unifiant les visions qui, dans un premier temps, ne peuvent que s'opposer. Notre manie de toujours nous battre peut bien être une imperfection, mais c'est une imperfection qui n'est pas une fatalité : elle se corrige d'elle-même dans un processus historique. Cela est vrai aussi dans l'ordre pratique et, pratiquement, nos querelles incessantes ont pour vocation un apaisement : sans doute nous faut-il d'abord en passer par la guerre, par l'opposition, connaître ce malheur et cette souffrance, pour aspirer durablement à la paix et en organiser les moyens.

C'est donc faire un bon usage des facultés spirituelles que de se battre ainsi et de chercher à l'emporter à toute force, c'est s'approcher du divin que de se livrer à ces activités que les anges réprouvent. Mais les anges peuvent-ils seulement condamner quelque-chose de bien ? Dire cela, n'est-ce pas affirmer l'impossible, à savoir que les anges sont imparfaits ? C'est le but de l'angélologie critique que de nous amener à comprendre dans quelle mesure les anges de la chanson peuvent faire fausse route.

Une angélologie critique


Ce que l'homme acquière dans le temps, à travers un processus historique, à savoir sagesse et connaissance, les anges le possèdent dans l'instant et de toute éternité. C'est pourquoi quand ils regardent l'humanité en contre-bas, ils n'y discernent pas les progrès que nous faisons, ne voient que nos imperfections. Comme la perfection est un absolu, on ne peut pas en être plus ou moins éloigné ; du point de vue des anges, plus ou moins parfait, ça n'a pas de sens. Ainsi, une minute est tout aussi éloignée de l'éternité qu'un million d'années. L'éternité ne s'atteint pas en additionnant les siècles, mais en sautant hors du temps. La perfection des anges leur fait juger les hommes depuis une position que ces derniers n'atteindront jamais, dont pourtant ils ne cesseront jamais de s'approcher. Mais comme toute distance, même infime, est infinie depuis le point de vue infini des anges, ces derniers ne verront jamais de l'homme que sa folie. C'est pourquoi ils confondent fatalement le positif qui en nous est en train de se réaliser avec le négatif dont nous nous libérons. Mais n'est-ce pas là une vision incorrecte des anges ? N'est-il pas contradictoire, s'ils sont parfaits, qu'ils puissent se tromper de la sorte et juger en mauvaise grâce ce que nous sommes ? Sans doute. C'est peut-être qu'on les a qualifiés un peu trop vite de « parfaits ». À aucun moment la chanson ne dit une telle chose. Elle nous permet pourtant de savoir un certain nombre de choses à leur sujet. Mais pas qu'ils sont parfaits.
Ils ont ainsi des émotions, ils sont « puzzled and amused », perplexes, intrigués, déconcertés et confus, désorientés, cela, justement, parce qu'ils ne sont pas omniscients, ne savent pas tout : il y a pour eux, du mystère dans notre condition, dans notre survie.

« How they survived so misguided is a mystery »

La bible nous en dit un peu plus sur eux : les anges possèdent raison, libre arbitre, volonté et personnalité (ils portent des noms, possèdent leur caractère, accomplissent des tâches distinctes, etc.).
En un mot et c'est un peu bizarre à dire, ils sont très exactement comme les hommes. Ils sont tout à fait humains et les mêmes mots sont utilisés pour les uns comme pour les autres. Comme les anges les humains ont libre-arbitre et volonté (free-will), raison (reason) et personnalité (ils sont brothers et non pas clones). On peut ajouter, c'est sous-entendu, qu'anges et humains parlent.
Anges et humains sont « confused », désorientés et confus, ils s'étonnent et s'interrogent (les humains en méditant sur la mort, les anges en se demandant quand nos guerres cesseront). La seule différence apparente réside seulement en ceci : les anges sont patients et nous nous sommes répugnants. Mais pourquoi sommes-nous répugnants aux yeux des anges ? Parce que nous avons décidé de nous salir les mains dans le processus historique, d'évoluer. Étant entendu que l'évolution toujours passe par du conflit, des épreuves, du sang et de la douleur. Les anges sont, eux, restés sur la touche, ils se sont mis à l'écart on the sideline ») et se tiennent éloignés de tout progrès, de toute évolution.
Ce ne sont donc pas des êtres parfaits, ni supérieurs, ailés et auréolés de gloire, apparaissant en habits de lumière aux meilleurs d'entre nous. Ce sont des êtres craintifs, nos semblables et ils font ce que nous-mêmes faisons toujours : briser en deux l'unité du genre humain, poser en son sein une différence entre les uns et les autres, les anges et les singes, de telle sorte à ce que la conscience de leur identité soit perdue. Dès lors les anges ne souffrent plus du spectacle qu'ils regardent de loin sans y prendre part, puisqu'ils ne se sentent pas concernés par ce qui arrive. Ils sont, très exactement, Vicarious, ils s'émeuvent par procuration des errements de l'homme, non réellement des errements mais de ce qu'ils perçoivent être tels, qui ne sont en fait que la longue marche vers la perfection, une perfection réelle qui est élévation et non pas stagnation. Car enfin, d'où vient l'éternité de ces anges ? Ce n'est pas celle de Dieu ; c'est celle de la bête, de l'animal, qui n'est pas entré dans l'histoire et manifeste en tout une nature qui, sans être absolument mauvaise, doit pourtant être surmontée. Parce qu'en l'état, elle s'abaisse au niveau le plus bas, au niveau de l'humanité égoïste et aveugle de la première chanson. État que l'album a depuis longtemps dépassé. Et nous avec.

Quelles conclusions tirer de cette angélologie critique ?
Une première, d'abord, rassurante : nous sommes déjà des anges. Plus exactement, l'humain se révèle être un composé d'ange et de singe et doit l'être : l'ange séparé ou le singe séparé ne réalisent pas l'humanité, se tiennent chacun en deçà ou au delà du processus de perfectionnement, chacun se tenant dans une éternité figée et qui n'est parfaite qu'en apparence, qui n'est en fait qu'aveuglement. Les anges ne sont pas l'image de la perfection vers laquelle nous nous acheminons, mais l'image d'une humanité figée dans l'instant présent, bloquée, en quelque sorte, comme l'axolotl, en néoténie. La deuxième conclusion, plus inquiétante, en découle directement. Si les anges sont en dessous de nous, c'est qu'il n'y a pas de perfection que nous puissions espérer atteindre. Les progrès de l'homme sont des progrès indéfinis, toujours accomplis mais jamais achevés, susceptibles à chaque instant d'être perdus. Mais indéfinis, ils pourraient très bien être illusoires : jamais sans doute, l'ange en nous ne supprimera le singe, jamais, c'est à craindre, les sentiments élevés ne viendront à bout de la bestialité. Jamais donc nous ne sortirons, si rien ne peut nous assurer une sortie hors du singe, du problème de l'insociable sociabilité et de la violence qui nous agite depuis le début.

On comprend, dans ces conditions, l'outro en forme de pied de nez. Si le problème est insoluble, autant le fuir à l'anglaise que de continuer d'échouer à le résoudre.

mercredi 1 avril 2020

Encore une chose à propos d'angoisse


Histoire de feuilletoner moi aussi, une chose encore, ou deux, pour suite de la note sur Roger Pol-Droit. Non pas pour le sauver, je suis pas assez bon dialecticien pour ça, mais pour enfoncer le clou dans sa tête de bois.

Déjà, sa mention intimidante du Concept d'Angoisse de Kierkegaard. Je me demande ce qu'il a lu au juste, sans doute un extrait dans une anthologie, parce que le propos de K. porte moins sur l'angoisse et la peur que sur le péché et la culpabilité et l'angoisse n'y est pas vue en mauvaise part, contrairement à ce que laisse penser Roger. Mais si on laisse tout ça de côté pour regarder dans le concret ce qui se passe, on voit s'articuler tout autrement l'angoisse et la peur.

« La peur naît d’une menace dans la réalité avec laquelle il faut compter mais contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible, comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le corps médical, et, finalement, une immense partie de la population. »

Je crois qu'il veut nous dire que les soignants sont dans la peur, mais surmontant la peur et usant des moyens qui sont les leurs, ils luttent contre le virus et sont donc dans le courage. Le courage étant la peur surmontée. Il développe pas comme ça Roger mais je pense pas déformer son idée. D'accord admettons que les soignants et médecins soient du côté du courage ; ça explique pourquoi on en fait des figures héroïques en ce moment. Mais quand il rentre chez lui, le médecin, le soignant, il angoisse. Il angoisse à l'idée de contaminer ses proches, ses enfants, ses parents, si bien que certains ont préféré les envoyer loin plutôt que de courir ce risque. Mais les autres rentrent chez eux la boule au ventre. Nos héros sont angoissés comme nous, c'est déjà dégueulasse de fantasmer sur leur dos un courage collectif et franchement mythique, c'est pire encore que de leur dénier leur humanité la plus simple. L'angoisse, c'est peut-être ce que l'on a de plus purement humain à partager en ce moment. Transformer cette angoisse en peur et tombe dans l'inhumanité. La peur, c'est l'angoisse du virus rejetée sur le voisin, transformée en peur de l'autre. Ainsi ces lettres anonymes qu'on voit s'afficher partout contre le personnel soignant, écrites par des voisins apeurés, qui leur demandent pour le bien de tous de déguerpir en quatrième vitesse de l'immeuble, sans toucher les poignées de porte ni l'élastique de leur slip et ce pour le bien-être et la santé mentale et physique de tous. Ça c'est la peur sans le courage. Parce que le contaminé, le soignant, le voisin qui sort trop souvent s'acheter des clopes ou promener le chien, c'est un objet extérieur, identifié, qu'on voit, qu'on sent, qu'on peut craindre donc, dont on peut avoir peur. Que la peur ait un objet n'en fait pas une chose rationnelle.

Encore un mot et j'arrête de m'intéresser à ce plouc. Ce n'est pas la peur qui a libéré les gens de leur angoisse. Le confinement n'a révélé à personne, si ce n'est aux rédacteurs de tribunes dans le Monde, que notre mode de vie était délirant. Ceux qui le disent aujourd’hui le disaient déjà hier.

« Elle [l'épidémie] dit de nous que nous n’arrêtions pas de bouger d’abord dans nos têtes. Que nous n’arrêtions pas de nous divertir, de nous occuper à l’écran, avec des jeux vidéo, avec des séries. Mais je crois qu’avec ce bouleversement de la vie quotidienne, des déplacements, cela change aussi nos cartes mentales. Autrement dit, c’est une sorte d’expérience philosophique absolument gigantesque où notre vie quotidienne change. »

ça faut m'expliquer quand-même, parce que, les gens ne réfléchissent pas plus, ils s'insurgent, mais la colère est divertissement, c'est-à-dire évitement, contournement de l'angoisse. L'épidémie ne nous dit pas que nous n'arrêtions pas de bouger, elle nous fait pester contre les inconscients qui ne suivent pas les règles. Elle nous fait applaudir aux fenêtres à 20h, comme un rituel collectif contre l'angoisse. Mieux vaut taper des deux mains collectivement que se ronger les ongles seul dans son coin. On a l'air con, certes, mais au moins on cogite pas. On fait des chansons à la con chaque jour qui passe parce qu'autrement on se sent crever de l'intérieur. Et là dessus les bouffons de la télé, les Bruel et consorts, sont pas mieux logés que les ménagères. Ils ont juste plus de followers et moins le sens du ridicule. Les gens simples évitent de casser les pieds de leurs concitoyens et regardent d'autant plus de films, de séries, d'écrans. Écrans sur lesquels ils voient les Bruel et autres bouffons chanter et se moquent d'eux sur d'autres écrans encore.
Ce que toutes les plate-formes et entreprises ont bien compris en donnant qui plus de Giga-Octets de données mobiles, qui un accès gratuit à films et séries, qui des accès premium, parce qu'il est bien certain que quand on reste le cul chez soi et qu'on n'a pas trop le choix, bah, on va pas sauter sur l'occasion comme un Descartes des temps modernes pour réfléchir sur la condition humaine et reconstruire à nouveaux frais tout l'édifice de la connaissance. Déjà parce que le reste du temps les gens s'abrutissent assez de travail pour se sentir pousser ce genre de désir inepte, ensuite parce que, maintenant qu'ils sont bien détendus et tournent comme des lions en cage à la recherche d'une activité quelconque et gratifiante à réaliser, dans laquelle se réaliser, bah ils savent pas quoi faire, ils sont paumés. Parce qu'à part turbiner et bouffer de l'écran, pour l'essentiel, les gens savent pas trop quoi faire, on leur a pas donner la chance de faire autre chose de leur temps. Donc ils s'angoissent, pris de vertige face à une liberté nouvellement acquise qui peine à choisir, qui s'avère être impuissante à choisir, écrasée par l'éventail trop large des possibilités qui pour une fois s'offre à elle. Du coup ils font ce qu'ils ont toujours fait : bouffer de l'écran. Et plutôt que de se bouffer les doigts jusqu'au sang, ils sortent applaudir. Ils se lamentent sur le nombre de morts et se demandent quand ça va finir. Ils gueulent contre les gens qui sortent, contre les présidents qui serrent des pognes, leur rejettent la faute dessus, craignent les voisins et maudissent dans leur dos, parce que tout divertissement est bon à prendre finalement. Aucune carte mentale n'est changée. Aucune expérience philosophique n'est vécue. Il faudrait pour cela supporter l'angoisse, supporter de la regarder en face, donc l'identifier même déjà et pour cela, il faudrait avoir les mots pour la nommer, ce qu'on ne donne pas aux braves gens, aux braves gens, on donne un tiède idéal de vie, fait de travail, d'enfants, de prêts immobiliers et de lectures circonspectes de Roger Pol-Droit sur France Culture ou Le Point. Appointé pour leur dire qu'ils vivent une expérience hors du commun. Chose qu'ils ne comprendront que dans quelques mois quand ils diront qu'ils ont été bêtes, qu'ils auraient dû profiter du confinement pour faire ceci ou cela, qu'ils ont toujours rêvé de faire ou qu'ils ont toujours repoussé à plus tard, oubliant, ce faisant, les conditions objectives d'abattement, de désœuvrement et d'angoisse dans lesquelles ils étaient plongés. Et alors pour de bon on saura que le confinement n'a strictement rien changé à rien, si ce n'est politiquement, en pire.

lundi 30 mars 2020

ROGER EST UN CON


C'est con un philosophe parfois. C'est con quand ça accepte de commenter l'actualité et que ça ne trouve que des platitudes à dire. En même temps c'est le métier de certains : élever la platitude à hauteur de philosophie, ou abaisser la philosophie au niveau de la plus très « brève de comptoir ». Deux manières de dire la même chose.
Je vais pas trop leur jeter la pierre, je me suis moi aussi livré à cet exercice ingrat. Ici même. Mais le plus souvent à un vrai comptoir. Je suis pourtant du genre scrupuleux. Je n'ai encore rien écrit sur Polanski, parce que je ne suis pas tout à fait sûr d'être ultra pertinent, rien encore sur le virus. Encore que sur Polanski c'est pas tellement sur Polanski, c'est surtout sur les débats auxquels on a eu droit, la question qui revient toujours sur l'homme et l'artiste. Avec l'idée que c'est pas le cinéma et l'art, mais les entreprises aussi qui font l'objet d'une surveillance morale et politique de la part des citoyens, des associations, etc. Une simple remise en contexte, contexte plus large de l'affaire. Alors là-dessus je suis sûr de moi, là où j'avance sur des œufs, c'est quand je demande si un cinéaste doit être considéré d'emblée comme un artiste, avec cela comporte d'intimidant. Le cinéma, après tout, n'est-ce pas d'abord de l'industrie ? Avec le virus, je me suis détourné totalement des infos. J'en ai marre chaque matin d'être douché par la connerie des autres. À-dessus, je pense avoir assez donné. Donc j'écris pas beaucoup, je parle encore moins, j'écoute personne, et je m'en porte pas plus mal.

D'autres n'ont pas mes scrupules. Ils ont des mots clés. Qui débloquent des discours prémâchés disponibles quelque soit la circonstance. Petite citation à la clé. Ainsi Roger Pol-Droit, sur le site de France Culture.

Il commence par dire d'abord que nos certitudes s'effondrent à cause de l’événement, de la pandémie, et que cela ruine nos anciennes certitudes, certitudes non fondées. En est-on bien sûrs ? Où voit-on les personnes au pouvoir dire qu'elles ont merdé ? Qu'elles savent pas quoi faire ? Que les choses auraient pu être mieux gérées ? Où voit-on sur internet les mecs se remettre en question ? Tout le monde préfère jeter la faute sur l'autre, vitupérer, gueuler, etc. plutôt que de vivre le doute comme une libération. D'autant qu'en temps de guerre et de crise, l'heure n'est pas à battre sa coulpe, à chercher des responsabilités, mais il faut aller de l'avant, lutter, d'un même mouvement, être solidaires etc., toutes conneries écœurantes soit-dit en passant. Même Pol-Droit est encore gavé de certitudes bien confortables, à nous abreuver de petite philosophie. Un mec qui s'avoue qu'il sait rien, qu'il sait plus rien, il se tait. Ou il dit clairement que la philosophie, dans ces conditions, soit sert la raison, les pouvoirs, appelle au calme, soit intensifie la crise morale dans laquelle chacun est plongé. Une philosophie du doute n'est pas là pour nous calmer les nerfs par le doux ronron d'un professeur vieillissant. Elle est là pour nous déchirer en deux, et citer Nietzsche en passant là-dedans, c'est moche. Très moche.

Mais y a pire :

« Cette crise ne réveille-t-elle pas un sentiment que nous avions oublié : la peur ? Et une peur collective ?
« Une peur qui est individuelle et collective. Je lisais l’autre jour Kierkegaard, Le concept d’angoisse, une lecture de circonstance. Il explique que l’angoisse, ce n’est pas la peur. L’hypocondriaque, dit-il, ne cesse de s’affoler tout le temps des moindres choses. Mais quand il y a un danger réel, quand une maladie effective est là, alors on arrête de fantasmer. On arrête de prendre l’imagination pour le réel. On a peur. Mais cette peur a des objets. L’angoisse n’a pas d’objet, elle est diffuse. Elle vient du dedans. La peur naît d’une menace dans la réalité avec laquelle il faut compter mais contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible, comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le corps médical, et, finalement, une immense partie de la population. »

Une immense partie de la population aurait donc peur du virus. Comme si le virus était une sorte de malfrat absolu qui se serait rendu maître des rues et auquel on pourrait échapper en courant vite, en rusant, ou en le poignardant dans le dos, en un mot, réalité « contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible ». Alors les soignants, le corps médical, admettons. Mais « une immense partie de la population », vraiment ? Pour cette immense partie de la population, le virus est chose « diffuse », il a beau ne pas venir de l'intérieur, il est invisible, omniprésent et pour certains encore comment on l'attrape, c'est peut-être pas très intégré, mais pour l'immense majorité c'est clair : c'est pas le virus qui nous prend, c'est nous-mêmes qui, par notre manque de vigilance, attrapons le virus. C'est le croyant qui l'attrape, en léchant les barreaux en fer pour montrer, espèrent-ils, que Dieu est plus grand que le virus, c'est un certain président de la république qui serre des pognes à tout le monde pendant des heures à Mulhouse et qui après va contaminer tout le monde sur son passage.
La contamination n'est donc pas le fait d'un événement extérieur face auquel on ne peut rien, c'est le fait d'une action propre face à laquelle on ne ressent aucune peur, mais bel et bien de l'angoisse. Oui, les gens sont angoissés, angoissés parce qu'ils découvrent que leur corps leur échappe systématiquement dans des gestes inconscients, on se touche le visage sans le savoir, sans s'en rendre compte, et ce sont ces gestes inconscients qui nous rendent malades.
Du coup, pour éviter de tomber malade, on se rend malade à se scruter en permanence. On s'angoisse. À lutter contre nous-mêmes. On s'angoisse. Pris entre l'impossibilité de rester à l'intérieur et les risques auxquels expose une sortie. Alors on s'angoisse en allant faire les courses, parce que sortir inquiète mais qu'on ne se voit pas non plus crever de faim enfermé chez soi. L'inquiétant est omniprésent, le monde redevient menaçant, et le moindre geste que l'on esquisse dans cet enfer risque de nous tuer. Ça c'est l'angoisse, fondé en raison ou en imagination, c'est l'angoisse.

Et Roger est un con.
Il a plus de 50 ans de philosophie derrière lui mais ne pas voir l'angoisse qui saisit ses contemporains les humbles, l'écraser en dessous de platitudes philosophiques fossilisées, exposées sans réflexion, c'est se montrer con.

mercredi 6 novembre 2019

Solitudes tragiques, une lecture de Frankenstein

En quelle année j'ai donné cette conférence, je n'en ai plus aucune idée. 2009, 2010 peut-être. Le but était double, ce que l'affiche montre assez bien. D'abord donner des éléments pour résoudre un problème qui dépasse Frankenstein et Shelley, à savoir c'est quoi une bonne interprétation, quels en sont les critères et les exigences, ou les prérequis. L'option que je défendais consiste à dire que s'il y a plusieurs interprétations possibles, une doit prévaloir, celle qui rend compte du plus grand nombre d'éléments présents, celle qui laisse le moins de zones d'ombres ou qui repose sur le plus petit nombre d'hypothèses. Et bien sûr, elle est celle qui s'appuie avant tout sur l'oeuvre.
C'est à partir de ce point de vue que j'attaquais l'oeuvre et tentais d'en dévoiler le maximum de matière. Avec un but très clair : démontrer que Frankenstein n'est en rien un récit de science-fiction. Chose que j'ai déjà abordée ici. Mais que je vais traiter maintenant en profondeur en reprenant mes notes d'alors.



Radicalité 6 (fin) : la radicalité et les institutions politiques


Il est temps de finir. Pas de conclure, juste de finir. Afin d'avoir une chance de relancer ces réflexions depuis un autre angle. Un jour. Je vais pas continuer à faire des petits tableaux, je vais me contenter de poser une question. Et d'y répondre, là encore en prenant les choses d'assez haut. Il s'agira de creuser dans le concret après. Un jour.
Pourquoi la radicalité a-t-elle si mauvaise presse ?

On pourrait bien sûr surfer continuellement sur les confusions entre radicalité, extrémisme et violence pour répondre d'un haussement d'épaules avec tout la force de conviction du « bon sens », mais on a bien vu que si le mot sert aussi à disqualifier un Benoît Hamon au sein de son propre camp, c'est que vraiment les choses vont beaucoup plus loin que ça.

La conférence avait eu lieu avant les élections présidentielles, mais je crois que de toute façon elles n'ont rien changé, fondamentalement ; elles ont rendu plus visible ce qui déjà se savait depuis longtemps, à savoir que le parti socialiste et l'ump, enfin, les républicains maintenant, ne sont que deux familles concurrentes d'une même tendance politique. Maintenant cette tendance a son parti attitré : la république en marche. La réponse que je vais tenter là, tient en une idée simple, mais que je vais devoir dérouler en trois temps. L'idée simple la voilà, elle a rien d'extraordinaire : la radicalité est un repoussoir parce qu'elle recouvre tout ce qui menace le pouvoir et la possession exclusive de ce pouvoir entre les mains de quelques-uns. Elle est un repoussoir même pour le plus grand nombre, pour cette simple raison que culture du plus grand nombre est essentiellement celle des quelques dominants. Donc d'un côté, c'est un repoussoir parce que ce qui va être nommé « radicalité » s'oppose aux intérêts dominants, d'autre part parce qu'elle conteste la culture hégémonique à laquelle nous sommes tous soumis. Je ne me vois pas me lancer tout de suite dans des discussions sur l'hégémonie, je ne vais que très rapidement aborder le premier point. Développé en trois temps, autour de trois grandes oppositions : entre république et démocratie ; entre partis politiques et pluralisme ; entre néolibéralisme et autodétermination.

La république contre la démocratie

Prenons les choses avec ordre. La France est une République démocratique dont la devise reprend la définition que donne Lincoln de la démocratie dans son discours de Gettysburg : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Il y a bien d'autres éléments dans la constitution qu'il faudrait prendre en compte mais ce qui m'intéresse ici c'est cette tension qui existe entre république et démocratie. Que la constitution ne résout pas et qui éclate donc nécessairement à intervalles réguliers. C'est que la république se définit de diverses manières. D'une part par la séparation des pouvoirs. Cette définition nous vient de Montesquieu. D'autre part par le seul fait des élections. Les élections font la république donc ; pas nécessairement la démocratie. C'est dire qu'être en république n'est pas une garantie suffisante de voir ses droits défendus. La démocratie, ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » semble seule être la garantie d'une défense d'abord du « bien commun », de la « volonté générale » et de la défense des droits individuels et collectifs. Et elle devrait l'être et le rester malgré le passage par la « représentation », la souveraineté du peuple s'exerçant directement (élections et référendums), oui, mais surtout indirectement, par la voie de représentants. C'est là un des lieux de tension : qui sont ces représentants, jusqu'à quel point sont-ils représentatifs et en passer par eux n'est-il pas un moyen de mettre le peuple à l'écart des lieux de pouvoir ? Les élections républicaines, jusqu'à un certain point, entraînent l'effondrement des aspects les plus démocratiques.
En effet République et démocratie s'harmonisent mal : la république s'est même construite en opposition à la démocratie autant qu'en opposition aux régimes monarchistes et impériaux.

Ce pouvoir du peuple par le peuple est dès le début écarté, passé à la trappe : les femmes sont exclues de la tribune, le suffrage censitaire est instauré et ce n'est que très tardivement que l'on vote au suffrage universel. Le régime présidentiel, qui, contrairement à ce que préconisait Montesquieu, fait passer l'exécutif au dessus du législatif, éloigne structurellement le peuple du pouvoir, et ce d'autant plus que les voies pour accéder au pouvoir ne sont ouvertes qu'à un petit nombre. Si bien qu'en fait, l'élu lui-même n'est plus issu du peuple. 
Il est évidemment de nationalité française, toujours, mais est-il du peuple ? Qu'entendre par là ? Car si la république est indivisible, le peuple, lui, est partagé. Il y a des classes, il y a des situations diverses, certaines plus favorables que d'autres et nous savons que depuis les années 70 il y a moins de mobilité sociale, une disparition croissante des élus issus des classes ouvrières, etc. Le peuple, c'est la totalité de ces classes, y compris les plus populaires. Or ces dernières n'ont plus voie au chapitre. On est donc face à une captation du pouvoir du peuple par une sorte d'aristocratie (gouvernement des meilleurs), d'oligarchie (du petit nombre), de ploutocratie (des plus riches), en un mot, quelque chose qui n'est plus démocratique. Si tout le monde peut entrer en politique, il serait absurde de le nier, très peu au fond peuvent être des élus. Dans une telle configuration, va être dit radical tout ce qui menacera l'emprise qu'exerce ce petit nombre sur le peuple, sur les outils du pouvoir, tout ce qui s'oppose aux intérêts de ce petit nombre et tout ce qui conteste les discours hégémoniques qui justifient cette emprise. C'est ainsi qu'on peut comprendre, philosophiquement, cette condamnation de Hamon, ce discours comme quoi sa radicalité l'aurait séparé de sa famille politique socialiste-libérale. Parce que oui, si chacun a un revenu minimum garanti, fatalement on a du temps libéré pour penser, comprendre le monde, agir avec des associations, se réunir ; en un mot : devenir une force politique. Tout ce qu'il ne faut pas : le loisir et l'activité politique doivent rester le fait de quelques-uns. D'où le rejet par principe de toute tentative de démocratie directe, de refonte véritable des institutions.

Mais si Hamon peut être dit radical—je le dis maintenant : je ne l'utilise autant que parce que je l'évoquais en introduction, pas parce que je suis un fervent partisan qui chercherait à le réhabiliter, du tout—c'est bien qu'il y a des partis, des hommes politiques qui, du sein même des institutions, menacent cet ordre injuste du monde. C'est bien qu'il y a des partis qui sont là pour défendre les intérêts du peuple et que les choses ne vont pas si mal—que l'on vit bien en démocratie.

Les partis politiques contre le pluralisme

C'est oublier que cette captation du pouvoir se double d'une raréfaction des options politiques crédibles. Cette raréfaction permet de tolérer jusqu'à un certain point des éléments qui a priori devraient être menaçants. Cette raréfaction découle paradoxalement de l'existence des partis politiques censés être les garants du pluralisme. Rousseau déjà dans le Contrat Social mettait en garde contre les partis, Simone Weil reconduit cette critique dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques. Elle y montre bien que le parti exerce une pression collective sur la pensée de chacun de ses membres, exerce par la propagande une pression collective sur la population et remplace ainsi la recherche commune du bien public, de la justice et de la vérité par celle de l'intérêt personnel des dirigeants du parti, l'intérêt particulier du parti lui-même, imposés à tous par la propagande et la pression collective qui s'exerce au sein du parti. Sur les membres du parti, inévitablement, parce qu'ils doivent faire bloc derrière le candidat, tous doivent jouer la campagne, le contre-exemple nous a été donné par le PS pendant les dernières présidentielles, un manque de pression fait imploser le parti. Sur la population parce qu'il s'agit de trouver des électeurs, donc de tordre la pensée de ceux qui sont proches du parti, puis sensiblement éloignés de lui, afin de gagner. Le parti doit façonner et homogénéiser la pensée politique du peuple. Du coup, là où, pour Rousseau, un citoyen = une pensée politique, aujourd'hui, c'est plutôt un parti = une pensée politique, imposée à un grand nombre de citoyens.
Les partis participent donc ainsi d'un rétrécissement de la pensée politique et d'un dévoiement de l'activité politique. Les partis amènent les individus à participer et à légitimer des démarches, des idées, des discours, des projets, avec lesquels ils ne sont pas forcément en accord et qui peuvent même aller contre leur intérêt.

Ce rétrécissement structurel de la pensée et des options politiques se double d'un rétrécissement stratégique imposé par le scrutin en deux tours. De tout le spectre politique—extrême droite, droite dure, droite, centre, gauche, gauche dure, extrême gauche—seuls au fond la droite et la gauche sont des « partis de gouvernement ». C'est là l'expression consacrée. Les autres n'ont donc aucune chance. Le centre est là comme variable d'ajustement entre les deux partis de gouvernement, les partis les plus à gauche ou les plus à droite servent soit de caution démocratique, soit de lanceurs de thèmes politiques : on vote pour eux aux premiers tours pour faire monter des thèmes qui seront par la suite saisis par les « partis de gouvernement ». Saisis en parole, pour servir à leur victoire, pas en actes. Les autres servent de caution : « si les Français voulaient d'un gouvernement Lutte Ouvrière, ils voteraient pour. Nous sommes bien en démocratie, puisque la possibilité de voter extrême gauche existe ; et cette démocratie est bien faite, puisque personne ne le fait ». Mais si personne ne le fait ce n'est qu'à cause de cette culture hégémonique qui les fait passer pour de doux rêveurs ou de dangereux incendiaires très à côtés des exigences de la fonction et des nécessités de l'époque. Reste alors cette alternance gauche-droite. Est-elle une alternance d'option politique ? Oui, en discours, « mon ennemi c'est la finance », parce que les discours empruntent aux sensibilités radicales, qu'il faut séduire ; mais en actes, la seule différence entre la droite libérale et la gauche libérale, c'est que la gauche est plus brutale dans ses mesures libérales. Et dans cette brutalité même, ces partis libéraux vont nommer « radicaux » tous ceux qui s'éloigne trop de ce centre libéral disputé et tout ce qui, venu des marges, exige sans atténuation d'exister dans cette lutte gauche-droite, vient y bousculer leur « agenda politique ». Ces marges recueillent les partis d'opposition, les associations, les manifestations politiques diverses qui sortent du rôle que les dominants leurs assignent. Ainsi l'écologie politique est toujours disqualifiée, associations autant qu'Europe-écologie les Verts. Au centre ne sont recevables que de calamiteuses politiques écologiques décidées en accord avec les lobbies. Face auxquelles l'écologie politique doit s'effacer. Ceux qui manifestent pour leurs droits, qui dérangent, qui refusent de faire les choses comme on leur dit, sont maintenant aussi considérés, sociologiquement, comme radicalisés ; là encore, pour clore sur les exemples et définitions évoquées et critiquées dans les premiers temps de cette réflexion.

Néolibéralisme contre autodétermination
Ces deux logiques se sont renforcées depuis les dernières présidentielles. C'est ce qu'il nous reste à voir. D'une part, les attaques contre la démocratie n'ont jamais été aussi forcenées. À tel point que la République même en est déformée. Il faut déterminer pourquoi. D'autre part l'éventail des options politiques crédibles se limite maintenant à ce nouveau parti du centre qui a dévasté la vie politique. Épuisement définitif de l'éventail politique. Reste à identifier ce qu'est cette dernière option qu'on nous propose et quelles sont ses conséquences.

Commençons avec la réduction de l'éventail politique. La République en Marche, en se constituant en « bloc bourgeois », a réuni droite et gauche libérales et pro-UE, siphonnant donc une grande part de l'électorat des « partis de gouvernement ». On n'a donc plus guère que La République en Marche comme choix, c'est en tout cas ce qu'on nous impose comme idée par des efforts considérables pour effacer les autres partis, renvoyés médiatiquement à leur inexistence, à l'exception du seul Rassemblement National. Cela dans le but de placer les électeurs devant un choix qui n'en est plus un.
Mais quelles sont les caractéristiques de cet « extrême centre » ? Pour l'historien Pierre Serna, c'est un courant politique qui dès la fin du XVIIIe siècle naît en réaction à la révolution et aboutira à l'empire. Ce courant se définit par son opportunisme politique et par sa modération langagière : en parole, c'est un mouvement d'apaisement et de conciliation, mais dans les faits, la politique mise en place est la plus brutale qui soit. L'autoritarisme et la coercition y sont débridés, autorisés d'une part par la prévalence de l'exécutif sur le législatif, d'autre part par la criminalisation des idées politiques, des oppositions politiques même quand elles manifestent d'authentiques aspirations démocratiques. Aspirations qui, on l'aura compris, ne peuvent qu'entrer en conflit avec les buts et les méthodes de cet extrême centre.

On reconnaît là évidemment les traits du gouvernement actuel : le discours de conciliation structuré autour de la coexistence des contraires (le « en même temps ») autorise tous les opportunismes et masque en fait des aspirations purement autoritaires qui éclatent à travers les « petites phrases » du président, pleines de mépris et de violence, mais aussi à travers toute sa politique et sa gestion brutale des manifestations. Nous voyons aussi qu'il étouffe la représentation populaire en corsetant l'assemblée nationale et les aspirations démocratiques en écartant d'un revers de main tout « radicalisme » au profit de ce qu'on nous présente comme des positions pragmatiques, auxquelles donc par définition on doit se plier. Mais qui détermine quelles sont ces positions pragmatiques ? À en croire Serna, mais aussi à en croire Mauduit dans son ouvrage sur « La Caste », c'est la grande administration d’État, trustée par les représentants de l'extrême-centre (Serna), aujourd'hui essentiellement les inspecteurs des finances de Bercy, issus de grandes écoles qui se sont toujours pensées en opposition à la démocratie et qui, depuis les années 80 et les grandes vagues de privatisations, évoluent entre le privé et le public, passant allégrement de l'un à l'autre, au bénéfice surtout des grandes banques d'investissement et des grandes multinationales (Mauduit). Or cette technocratie économique est pragmatique en ce qui concerne ses propres intérêts, mais pour le peuple, ses préconisations, devenues aujourd'hui de véritables décisions, sont catastrophiques : réduire à tout prix l’État, privatiser au maximum, favoriser systématiquement les grandes fortunes et les grands groupes, choisir quelque soit la situation l'austérité plutôt que la relance, ça ne fonctionne pas. Par pour l’État en tout cas. Ni pour le peuple qui, il faut le dire, se trouve soumis à un programme politique et économique décidé et mis en place essentiellement par des individus qui n'ont jamais été élus.

Quel est aujourd'hui la situation de la radicalité, si tant est qu'il y ait un sens à parler ainsi ?
On l'a dit rapidement, les positions radicales, c'est-à-dire qui se fondent sur de fortes convictions politiques sont évacuées de la vie politique institutionnelle. Il n'y a plus de convictions politiques à l'heure actuelle à la tête de l’État, juste une conviction économique ultra-libérale qui ne peut penser l’État et la politique que du point de vue du marché. Or du point de vue du marché, donc des banques d'investissement et des grandes entreprises cotées en bourse, la politique, faite de convictions, de délibérations, de votes, de débats, est une entrave. Mais ce que les institutions politiques rejettent ne meurt pas, mais survit dans les marges et le destin d'une conviction politique forte qui ne trouve pas à s'exprimer et à se faire entendre par le vote, trouve d'autres manières de se faire entendre. Extinction Rébellion, comme on en parle beaucoup, est la réponse au rejet institutionnel de l'écologie politique, jugée radicale. Et pour cause, elle est fondée sur des convictions. Rejet qui se fait au nom d'une politique écologique pragmatique, sans conviction ni efficace. Qu'en haut lieu on craigne que ce mouvement n'en guide certains vers un écoterrorisme est d'ailleurs parlant. Cependant, le meilleur moyen d'empêcher cela, d'empêcher que la radicalité politique, finalement saine lorsqu'elle est encadré par la vie publique, ne vire à l’extrémisme, n'est-ce pas justement de remettre la politique, le conflit des convictions, au cœur de la vie publique ?
Or, malheureusement, il est bien là le problème, cette place au cœur des institutions ne sera jamais accordée par les représentants de l'extrême-centre, qui ont tout intérêt à l'empêcher ; la radicalité politique est donc condamnée à faire effraction dans la vie publique. Le choix des moyens décidera de sa réussite.


mardi 22 octobre 2019

La reprise (l'affaire Moix, encore)


Je vais revenir un peu sur l'affaire Moix.
Suite à la chronique que j'ai publiée sur le livre Orléans, on m'a fait savoir que ma position sur l'affaire, malgré sa prétention à la distance et à l'objectivité, était partisane. J'adopte le point de vue des accusateurs de Moix, je critique celle de ses défenseurs. Depuis mon article ici, la grand-mère maintenant intervient, le frère menace de procès. Bref, l'affaire se poursuit, les camps sont partagés, les défenses cependant semblent maintenant être largement de mise. Troisième temps qui s'étire, qui s'étirera jusqu'à oubli ou rédemption.

Reste moi. Dans mon article sur les Suppliantes, j'affirme que le rôle du philosophe, lorsqu'il parle de l'actualité, consiste à analyser le débat et le faire comprendre, non pas à y prendre part, mais à situer et juger le débat en tant qu'objet. Cela malheureusement n'est possible qu'une fois le débat clos, qu'à partir du moment où tous les éléments permettant de comprendre ce qui se passe sont disponibles à l'analyse. Ici, il faudrait donc établir déjà qui dit vrai et qui ment pour pouvoir trancher. Dans un débat en cours, analyser le débat, c'est y prendre part. Qu'on le veuille ou non, on est embarqué. Le signe de cela, c'est l'absence de conditionnel : par ce manque de rigueur, je trahis ma position idéale en m'associant à un camp, en m'opposant à l'autre. La philosophie, la hauteur, deviennent des outils rhétoriques pour faire valoir un point de vue qui, au final, se réduit à ça : Moix ne vaut rien. C'était pas le but. Cela pour dire une chose : l'actualité est un objet inaccessible.

Cela m'ennuie : l'actualité, j'y reviendrai à un autre moment, c'est malgré moi l'objet unique qui m'intéresse aujourd'hui. Je ne peux donc pas tellement me satisfaire d'un tel constat. Dire qu'au fond je suis condamné à m'intéresser à l'actualité comme concept et non pas comme fait me dérange évidemment. Ce serait se retirer du monde, et si j'avoue que c'est une tentation, c'est aussi je le sais une impasse. À moins qu'il ne faille considérer qu'on ne l'atteint d'abord qu'en s'immergeant en elle, quitte à se tromper, pour ensuite comprendre les raisons de ses propres errements. Il faudrait alors que je me jette délibérément dans l'outrance, que je prenne des positions tranchées, que je fasse preuve, sans doute, d'une certaine complaisance. Temporaire, mais malgré tout gênante.
Car c'est bien cette complaisance que l'on reproche aux éditorialistes, à une certaine presse sensationnaliste, à des hommes politiques trop peu avares de leur parole. Complaisance qui les autorise finalement à jamais rendre des comptes. L'idéal serait bien sûr d'avoir tous les éléments, de pouvoir juger d'en haut, avec superbe et distance. Mais comme pour tout, l'idéal …

Le premier élément qui rend instable la position que j'ai essayé de prendre sur l'affaire Moix, sur les Suppliantes, que je m'apprêtais à prendre sur le nouveau débat sur le voile, c'est, intuition que m'a laissée un récent colloque universitaire, la fictionalisation de l'actualité. On ne peut s'empêcher de « raconter » l'événement, les écoles de journalistes d'ailleurs apprennent à écrire avec cet espèce de schéma actanciel ancré dans l'esprit : qui fait quoi, où, quand, comment, à qui, pourquoi, etc (les anglais parlent des « 5 w »). On transforme les « acteurs », le mot en dit déjà long, en personnages, voire en caricatures, on réduit à une trame simple, on se livre, fatalité (les informations ne viennent pas toutes en même temps, les articles ouvrent à contestations, vérifications et approfondissements) ou stratégie (il faut tenir en halène), à un feuilletonage de l'information, comme autant de « chapitres » ou d'« épisodes », on saute sur les « rebondissements » et les « coups de théâtre » pour relancer l'intérêt, sans oublier, au moins pour l'information TV, qu'on joue, trop, sur les sentiments. Il est typique en ce sens que plusieurs films récemment aient fait le récit de grands scoops. Plus que les événements, c'est maintenant le traitement médiatique et le travail de mise en forme journalistique des événements qui devient la matière des films. Reconnaissance, de la part du cinéma, de la nature fictionnelle, romanesque, du journalisme. Ambiguïté réalité/fiction que l'on retrouve du reste dans l'affaire Moix : « c'est un roman ; tout y est vrai ». Ambiguïté qui converge vers l'obsession de la fake news et de la post-vérité qui établit la métaphysique de notre temps : un fait peut être faux ; ce qui le rendra vrai, c'est l'adhésion collective au récit dans lequel il s'inscrit. Le postmodernisme a ainsi trouvé à restructuré le monde, plutôt à le suturer. En absence de grand récit imposé par la tradition, c'est la guerre des micro-récits. De la cohue certains se massifient, se densifient, fédèrent. Ils deviennent vrais non pas parce qu'ils l'étaient, mais parce qu'on les rend tels en ne les contestant pas. Ce pourquoi même le faux peut devenir factuel.
Prendre la parole au milieu d'un débat, c'est faire pencher le vrai, qu'on le veuille ou non, sur la base du peu qu'on croit savoir, d'un côté ou de l'autre. Ce pourquoi il est plus facile de parler après-coup : mais alors on ne fera que valider la « fiction réalisée » et les identifications opérées, distribuer les bons points. Ou la contester, mais ce faisant, on est dans le débat non au dessus.

La seconde difficulté, c'est que la réalité est une masse dans laquelle on découpe. Or ce découpage n'a rien d'évident, oblige à laisser des éléments de côté, on ne peut pas tout voir, tout traiter, tout aborder d'un coup. Choisir un angle—est-il si vrai qu'on le choisisse d'ailleurs ? Revient à se situer par rapport à la réalité qu'on prétend traiter et donc à ne dire que ce que cet angle permet de dire. Les mises sous silence sont sans doute aussi importantes que ce qui est dit. Reprenons l'affaire Moix, qu'est-ce que j'essayais de faire ? De traiter cette chose comme événement médiatique (mon évocation ici de l'affaire) et comme événement littéraire (mon analyse du roman comme auto-hagiographie ratée). Mais c'est aussi tout autre chose. Un événement familial, et je suis pourtant bien placé pour savoir que les relations entre frères sont pénibles, douloureuses et que les rancœurs ont de tenace. C'est aussi un événement psychologique ou psychosocial : comment on se construit en étant battu, en ayant des « parents toxiques », quelles conséquences à long terme dans la vie, etc. Sans doute peut-on en voir encore d'autres, un événement micro-historique sur les mentalités et la vie quotidienne dans la ville d'Orléans au milieu des années 70, événement à construire à partir d'autres témoignages et de fouilles dans les archives. À ne vouloir parler du plus inhumain, littérature et médias, je ne fais finalement que me plier à ce que ma position revendiquée (celle de philosophe) m'impose : je traite de tout ça comme je traite des idées et des textes. Mais l'humain ? Je le laisse à d'autres, mais il va sans dire que ce qu'un psychologue bien informé dirait mettrait sans doute à mal ce que j'écris et m'obligerait à me réviser. D'ailleurs, dans mon analyse du livre, je dis bien qu'on est plus proche de la mise en texte d'une mémoire traumatique que d'un roman à proprement parler. N'est-ce pas là déjà la reconnaissance d'une faille dans mes analyses ? Que sous un autre angle un tout autre événement m'apparaîtrait ?

Que faire alors ? Ne rien écrire ou assumer le fait d'écrire des choses dont j'aurai à me repentir, qui mettront à mal l'idée que je me fais de moi-même et de ma capacité à comprendre les choses, des choses qui, à la réflexion, me révolteront contre moi-même. Ne rien écrire ou écrire et s'en vouloir d'avoir écrit. À tout prendre, tant pis pour mon sentiment de toute-puissance et d'infaillibilité, ne rien écrire serait pire : cela m'ôterait toute occasion de me reprendre, donc de penser mieux, d'agir mieux. Toute occasion d'opérer des identifications et donc toute possibilité de les briser. Or c'est un des enjeux du débat, identifier les acteurs, leur rôle, en construire le récit. Moix-victime n'ouvre pas au même récit que Moix-bourreau. Croire en ces identifications, ce n'est pas faire le même récit que lorsqu'on les conteste avec violence : non pas proposer un Moix-victime-bourreau ou Moix-bourreau-victime, mais un Moix-tout-autre (ce vers quoi je tendais, en isolant un Moix-marchadise, mais d'autres sont possibles). Car opérant cette reprise, je me rend compte que plus important que tout ce que j'ai écrit sur Orléans, ce qui fait que ce livre est un signe de ce qu'est notre époque actuelle, c'est bien qu'en lui comme autour de lui ce noue la fusion du réel et du fictif : « c'est un roman, tout y est vrai » est une parole de plateau que finalement j'aurai dû savoir prendre tout à fait au sérieux.

vendredi 4 octobre 2019

Radicalité 5 : cartographies de l'impossible (Marx)


Ce que l'on vient de faire avec l’État, situer entre elles, plus ou moins bien, les diverses positions qu'il est possible de tenir, des plus aux moins radicales, il faudrait, pour s'assurer que ce soit vraiment utile, le faire avec tout le reste. Tous les chantiers, tous les champs, tous les lieux où il y a conflit en cours pour savoir quoi penser, quoi dire, quoi faire, en un mot sur toutes les luttes, mais même sur ces trucs pour lesquels on dit pas qu'il y a lutte, juste débat, donc même là où le débat n'est pas encore devenu ouvertement et manifestement une lutte.

Cela pour une raison très simple : personne n'est par nature radical, personne n'exprime une radicalité absolue et définitive sur chaque sujet, à moins de parvenir à ramener tous les maux d'une société à une cause unique. Mais sinon, certains seront plutôt conservateurs sur la famille (pas de GPA, pas de mariage pour tous) mais radicalement contre l’État (parce que les impôts, tout de même …). C'est pourquoi malheureusement sur certains combats certains se surprennent à être soutenus par des personnes qui en fait sont, profondément, des ennemis politiques. Ces confusions, ces rapprochements sporadiques sont même recherchés activement par l'extrême droite, qui peuvent, sur certains sujets, flirter avec des positions de gauche, s'en approcher ; il suffit pour découvrir la supercherie d'élargir un peu la focale. Ainsi du combat féministe, arboré comme un étendard par certains à droite, à droite de la droite même, à la dernière extrémité de l'extrême droite—comme Bellatrix, site féminin de Suavelos—à seul fin d'opposer la femme blanche et libre au crevard maghrébin ; à coup de discours sur le harcèlement de rue, sans un mot jamais sur Michel Sapin et le sexisme de la publicité ou des beaux-quartiers. Comme si on pouvait considérer la femme blanche, ou qui que ce soit d'ailleurs, de libre. Le capitalisme aussi est coutumier du fait, les dénonciations du greenwashing et autres pratiques publicitaires douteuses le montre bien.
Mais mesurer ainsi une sorte de coefficient de radicalité à tout de l'activité policière. Là n'est pas le but, le but est plus exactement sur chaque combat repérer les positions les plus radicales possibles. Pas pour désigner des personnes qui les tiennent, peut-être plutôt les groupes, tendances, mouvements ou partis, mais même ça n'est pas tellement l'enjeu. L'enjeu est vraiment de donner un contenu déterminé à la radicalité sur les divers terrains où elle intervient et quels sont ses moyens. En ce moment par exemple, autour de Extinction-Rébellion, on entends très souvent dire qu'ils ont une approche plus radicale. La question est simple : que veut-on dire par là (le plus souvent : on veut faire autre chose que manifester dans la rue, marcher d'un point à un autre avec banderoles et slogan) et est-ce un usage en accord avec le contenu du concept. C'est ma seule ambition théorique ici.

L'idée d'une telle cartographie n'est pas neuve ; Marx déjà s'y livrait en son temps, mais avec cet avantage que seul l'intéressait la constitution du prolétariat en classe. Ce qui réduisait son champ ; il soumet les question de famille, de rapports entre les sexes, de rapport à l'étranger à la lutte contre la domination bourgeoise, ramenant chaque point à une conséquence de l'organisation capitaliste de la société. Aujourd'hui, pour beaucoup en tout cas, ce cadre a explosé. Donc, sans doute, sommes-nous contraints pour le réimposer, ou pour se convaincre définitivement qu'il est dépassé, ce cadre général et, disons-le, anticapitaliste, faire le travail à l'envers : cartographier des luttes sectorielles pour reconstituer le puzzle de la domination bourgeoise. Ou tout autre dessin d'ensemble qui apparaîtrait ainsi.


Marx et le champ de la radicalité

Dans le Manifeste du parti communiste, après avoir exposé les fondements théoriques et le programme politique des communisme, Marx établit ce qu'il convient d'appeler un champ de la radicalité. Il liste les forces en présence, les positions diverses qui peuvent être tenues, commentant chacune d'elle. Une n'est pas développée : la sienne, qui fait l'objet de tout le reste du livre. Il s'agit dans la troisième partie, littérature socialiste et communiste, et dans la suivante, position des communistes à l'égard des divers partis d'opposition, d'établir les liens stratégiques possibles avec certains camps et de poser des frontières entre communisme et ennemis du communisme ; ennemis qui ne se révèlent tels qu'après analyse, qui semblent à première vue être des alliés.

C'est là une leçon importante qu'il nous donne : c'est pas parce qu'on s'accorde sur un point avec quelqu'un qu'on est nécessairement alliés et toute union contrenature est catastrophique. Il nous invite au soupçon. Marx nous oblige aussi tout à la fois à distinguer scrupuleusement la radicalité théorique (littérature) de la radicalité pratique (partis d'opposition) et à les lier ensemble : à ses yeux, la littérature radicale n'est qu'utopie réactionnaire si 1) elle ne s'ancre pas dans la situation présente 2) n'aide en rien à structurer et orienter l'action du prolétariat. Pour nous les termes de ce deuxième point changeraient certainement, mais l'idée reste la même : une pensée qui ne vise pas l'action ou qui ne permet pas d'envisager d'action n'est pas une pensée radicale.
Enfin … ne pourrait-on pas dire qu'elle est radicale mais pas révolutionnaire ? L'aspect révolutionnaire serait dès lors dans le domaine de l'action ce que la radicalité est dans le domaine théorique. Mais ce serait oublier que si on désigne la racine d'un mal, du genre l'Etat ou la propriété privée, on sous-entend déjà une certaine action. Par exemple, si on dit avec Marx « la condition la plus essentielle de l'existence et de la domination de la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse entre les mains de particuliers », si on affirme en plus que c'est de cette domination de classe que tous les problèmes découlent, la conclusion du syllogisme est évidente : « renversement de la domination de la bourgeoisie » d'une part, « abolition de la propriété privée » d'autre part. Les deux étant rigoureusement la même chose. La pensée de Marx est donc bien radicale en même temps que révolutionnaire. Elle est révolutionnaire parce que radicale.


Les socialismes

Je n'aborderai guère que la littérature, que la radicalité théorique. Il n'évoque évidemment pas les positions bourgeoises, c'est pas le but du manifeste. Mais opposé à la bourgeoisie, il y a donc le socialisme. Le prolétariat qui s'érige, grâce au communisme, en classe, peut-il trouver un soutien dans le socialisme, peut-il espérer trouver un appui théorique ou pratique dans l'un ou l'autre des courants, peut-être des familles, je ne sais comment appeler ça, du socialisme ? Même si en France Marx reconnaît, dans le Parti démocrate socialiste de Ledru-Rollin un allié, il ne présente en fait, en terme de Socialisme littéraire, que des socialismes négatifs.
Un petit mot sur la manière dont je vais les exploiter : je vais les traiter comme des courants littéraires, des courants de pensée, en accord avec ce que fait Marx, mais aussi comme des idées de classe et comme des classes, comme des forces en présence. Ce que fait Marx à certains moment, quand il affirme que tout anti-bourgeois qu'ils sont, les aristocrates appuient les bourgeois dès qu'il s'agit d'écraser les aspirations révolutionnaires du prolétariat, ce qu'il ne fait pas quand il affirme que plus personne ne défend le socialisme du point de vue de la petite-bourgeoisie. Parce qu'il doit bien y avoir encore une petite-bourgeoisie qui s'efforce de vivre politiquement, s'associe avec les uns ou avec les autres. Simplement il n'en dit rien, ne s'intéresse qu'à leur littératures, leurs écrits, leurs idées.

Les aristocrates et les religieux sont les grands perdants de la lutte des classes. Vaincus par la bourgeoisie révolutionnaire, ils n'ont plus d'autre moyen pour s'opposer encore à elle que de s'en remettre au prolétariat en lutte. C'est en cela qu'ils produisent une littérature socialiste, certes, mais réactionnaire : la solution qu'ils proposent aux prolétaires est de réinstaurer les conditions féodales d'exploitation, puisque c'était la période bénie où le prolétariat n'était pas opprimé. Socialisme réactionnaire, donc, et de pure façade : dès qu'il le faut, c'est-à-dire dès qu'il s'agit de prendre des mesures contre le mouvement révolutionnaire, les aristocrates sont les alliés objectifs de la bourgeoisie.

Le socialisme réactionnaire possède aussi une composante petite-bourgeoise—on parlerait aujourd'hui de classes moyennes. Pris entre le marteau et l'enclume, écrasés par la bourgeoisie capitaliste et craignant le déclassement, la prolétarisation. Marx reconnaît la pertinence de leurs critiques du capitalisme, mais déplore la pauvreté de leurs réponses, qui se réduisaient peu ou prou à un retour à l'ancien monde.

Le socialisme conservateur s'oppose aux positions réactionnaires, même s'il en partage certains traits. Il veut maintenir le statu quo, corriger administrativement les inégalités et empêcher à tout prix toute révolution prolétarienne. Ce socialisme, qui est au fond le socialisme du parti socialiste aujourd'hui, veut les conditions de vie capitalistes sans les révolutions violentes qu'il ne peut que générer. Réformiste, il s'oppose forcément au communisme. Marx dans le Manifeste, ne nous dit pas comment les considérer. Ils ne sont pas radicaux c'est certain, là où les aristocrates pourraient l'être, qui sont des radicaux de droite, quoi. Mais les socialistes conservateurs sont des modérés, eux. Sont-ils donc des alliés potentiels, suivant les moments, ou des ennemis plus dangereux encore ? Marx nous dit que les aristocrates ne bluffent personne quand ils essayent de jouer les socialistes. Mais les conservateurs, en cherchant à améliorer la situation des prolétaires sans changer les rapports de domination, est peut-être le plus grand danger que doit affronter la révolution. C'est le propos en tout cas de Marcuse dans L'homme unidimensionnel. Le prolétaire, ayant accédé à la consommation et au confort, par l'organisation du capitalisme de loisir, n'a plus possibilité de lutter, ne peux plus guère lutter que pour plus de confort : ce que veulent justement les socialistes conservateurs. Ce qui tue la révolution.

Enfin, le socialisme utopique, dépassé historiquement, qui ne veut pas se mouiller dans la lutte politique et ne peut prospérer et se payer de mots qu'à l'ombre des puissants. Le prolétariat n'a rien à en attendre, donc.

Cartographie temporaire

Comment organiser tout cela organiser, cartographier ? Il faudrait peut-être chercher à les situer sur divers axes. On sait, par les développements théoriques de la première partie du manifeste, que la bourgeoisie est révolutionnaire : elle est intrinsèquement révolutionnaire. On peut donc penser un premier axe structuré entre d'un côté la révolution, de l'autre son contraire, la réaction. Mais ça ne peut pas suffire : bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste sont tous deux révolutionnaires. Que choisir comme second axe ? Là j'ai longtemps hésité, j'hésite encore du reste. Jacques Julliard affirme que la gauche en France est née de la rencontre entre l'idée de progrès (axe révolution-réaction) et de l'idée de justice. Faut-il opposer Justice et iniquité ? Ça me paraît déjà très partisan, les capitalistes sans doute voient une grande justice dans l'accumulation qu'ils font du capital ; n'ont-ils pas travaillé pour ça ? N'ont-ils pas mérité leur richesse ? Ne donnent-ils pas à la collectivité méritante par bienfaisance ? Ne contraignent-ils pas les faignants improductif au travail ? Peut-être un axe égalité-intérêt est plus pertinent, en attendant mieux. Sauf que la notion d'intérêt laisse un peu à désirer ; toute classe ne cherche-t-elle pas d'abord son intérêt de classe ? Si le prolétariat à une mission messianique (réaliser l'égalité parfaite de tous avec chacun), c'est d'abord avant dans son propre intérêt qu'elle se révolte. Quelle que soit la teneur de cet axe il doit permettre en tout cas de séparer franchement capitalistes et communistes et même certainement de mieux localiser les factions en présence les unes par rapport aux autres.

Les bourgeois capitalistes sont pour la révolution et contre la justice/égalité. Révolutionnaires, mais pour la justice et l'égalité : le prolétariat communiste. On a là le haut du tableau. Tout en bas, les aristocrates, qui ne sont pas pour l'égalité et recherchent leur intérêt de classe ; ils sont du même côté que les capitalistes. Les socialistes conservateurs eux, sont pour l'égalité, même si ce n'est pour eux qu'un moyen d'éviter une révolution armée. Ils sont un peu pour le progrès, un peu pour l'égalité. Ils se retrouvent dans la même case que le prolétariat, mais plus bas, plus proche du centre du tableau. La question reste posée pour les petit-bourgeois. Eux je sais pas, je suis pas assez versé dans la littérature marxiste pour pouvoir le dire encore.
L'autre limite, c'est qu'il faudrait ancrer, c'est le deuxième temps, ces positions théoriques dans la réalité historique. C'est-à-dire aller voir, dans la seconde république et après pendant le second empire, quels sont les partis politiques qui existent et voir lesquels incarnent politiquement ces positions théoriques, lesquels portent publiquement les revendications de telle ou telle classe.