Histoire de feuilletoner moi aussi, une chose encore, ou deux, pour suite
de la note sur Roger Pol-Droit. Non pas pour le sauver, je suis pas
assez bon dialecticien pour ça, mais pour enfoncer le clou dans sa
tête de bois.
Déjà, sa mention intimidante du
Concept d'Angoisse de Kierkegaard. Je me demande ce qu'il a lu au
juste, sans doute un extrait dans une anthologie, parce que le propos
de K. porte moins sur l'angoisse et la peur que sur le péché et la
culpabilité et l'angoisse n'y est pas vue en mauvaise part,
contrairement à ce que laisse penser Roger. Mais si on laisse tout
ça de côté pour regarder dans le concret ce qui se passe, on voit
s'articuler tout autrement l'angoisse et la peur.
« La peur naît d’une menace dans la réalité avec laquelle il faut compter mais contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible, comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le corps médical, et, finalement, une immense partie de la population. »
Je crois qu'il veut nous dire que les
soignants sont dans la peur, mais surmontant la peur et usant des
moyens qui sont les leurs, ils luttent contre le virus et sont donc
dans le courage. Le courage étant la peur surmontée. Il développe
pas comme ça Roger mais je pense pas déformer son idée. D'accord
admettons que les soignants et médecins soient du côté du
courage ; ça explique pourquoi on en fait des figures héroïques
en ce moment. Mais quand il rentre chez lui, le médecin, le
soignant, il angoisse. Il angoisse à l'idée de contaminer ses
proches, ses enfants, ses parents, si bien que certains ont préféré
les envoyer loin plutôt que de courir ce risque. Mais les autres
rentrent chez eux la boule au ventre. Nos héros sont angoissés
comme nous, c'est déjà dégueulasse de fantasmer sur leur dos un
courage collectif et franchement mythique, c'est pire encore que de
leur dénier leur humanité la plus simple. L'angoisse, c'est
peut-être ce que l'on a de plus purement humain à partager en ce
moment. Transformer cette angoisse en peur et tombe dans
l'inhumanité. La peur, c'est l'angoisse du virus rejetée sur le
voisin, transformée en peur de l'autre. Ainsi ces lettres anonymes
qu'on voit s'afficher partout contre le personnel soignant, écrites
par des voisins apeurés, qui leur demandent pour le bien de tous de
déguerpir en quatrième vitesse de l'immeuble, sans toucher les
poignées de porte ni l'élastique de leur slip et ce pour le
bien-être et la santé mentale et physique de tous. Ça c'est la
peur sans le courage. Parce que le contaminé, le soignant, le voisin
qui sort trop souvent s'acheter des clopes ou promener le chien,
c'est un objet extérieur, identifié, qu'on voit, qu'on sent, qu'on
peut craindre donc, dont on peut avoir peur. Que la peur ait un objet
n'en fait pas une chose rationnelle.
Encore un mot et j'arrête de
m'intéresser à ce plouc. Ce n'est pas la peur qui a libéré les
gens de leur angoisse. Le confinement n'a révélé à personne, si
ce n'est aux rédacteurs de tribunes dans le Monde, que notre mode de
vie était délirant. Ceux qui le disent aujourd’hui le disaient
déjà hier.
« Elle [l'épidémie] dit de nous que nous n’arrêtions pas de bouger d’abord dans nos têtes. Que nous n’arrêtions pas de nous divertir, de nous occuper à l’écran, avec des jeux vidéo, avec des séries. Mais je crois qu’avec ce bouleversement de la vie quotidienne, des déplacements, cela change aussi nos cartes mentales. Autrement dit, c’est une sorte d’expérience philosophique absolument gigantesque où notre vie quotidienne change. »
ça faut m'expliquer quand-même, parce
que, les gens ne réfléchissent pas plus, ils s'insurgent, mais la
colère est divertissement, c'est-à-dire évitement, contournement
de l'angoisse. L'épidémie ne nous dit pas que nous n'arrêtions pas
de bouger, elle nous fait pester contre les inconscients qui ne
suivent pas les règles. Elle nous fait applaudir aux fenêtres à
20h, comme un rituel collectif contre l'angoisse. Mieux vaut taper
des deux mains collectivement que se ronger les ongles seul dans son
coin. On a l'air con, certes, mais au moins on cogite pas. On fait
des chansons à la con chaque jour qui passe parce qu'autrement on se
sent crever de l'intérieur. Et là dessus les bouffons de la télé,
les Bruel et consorts, sont pas mieux logés que les ménagères. Ils
ont juste plus de followers et moins le sens du ridicule. Les gens
simples évitent de casser les pieds de leurs concitoyens et
regardent d'autant plus de films, de séries, d'écrans. Écrans sur
lesquels ils voient les Bruel et autres bouffons chanter et se
moquent d'eux sur d'autres écrans encore.
Ce que toutes les plate-formes et
entreprises ont bien compris en donnant qui plus de Giga-Octets de
données mobiles, qui un accès gratuit à films et séries, qui des
accès premium, parce qu'il est bien certain que quand on reste le
cul chez soi et qu'on n'a pas trop le choix, bah, on va pas sauter
sur l'occasion comme un Descartes des temps modernes pour réfléchir
sur la condition humaine et reconstruire à nouveaux frais tout
l'édifice de la connaissance. Déjà parce que le reste du temps les
gens s'abrutissent assez de travail pour se sentir pousser ce genre
de désir inepte, ensuite parce que, maintenant qu'ils sont bien
détendus et tournent comme des lions en cage à la recherche d'une
activité quelconque et gratifiante à réaliser, dans laquelle se
réaliser, bah ils savent pas quoi faire, ils sont paumés. Parce
qu'à part turbiner et bouffer de l'écran, pour l'essentiel, les
gens savent pas trop quoi faire, on leur a pas donner la chance de
faire autre chose de leur temps. Donc ils s'angoissent, pris de
vertige face à une liberté nouvellement acquise qui peine à
choisir, qui s'avère être impuissante à choisir, écrasée par
l'éventail trop large des possibilités qui pour une fois s'offre à
elle. Du coup ils font ce qu'ils ont toujours fait : bouffer de
l'écran. Et plutôt que de se bouffer les doigts jusqu'au sang, ils
sortent applaudir. Ils se lamentent sur le nombre de morts et se
demandent quand ça va finir. Ils gueulent contre les gens qui
sortent, contre les présidents qui serrent des pognes, leur
rejettent la faute dessus, craignent les voisins et maudissent dans
leur dos, parce que tout divertissement est bon à prendre
finalement. Aucune carte mentale n'est changée. Aucune expérience
philosophique n'est vécue. Il faudrait pour cela supporter
l'angoisse, supporter de la regarder en face, donc l'identifier même
déjà et pour cela, il faudrait avoir les mots pour la nommer, ce
qu'on ne donne pas aux braves gens, aux braves gens, on donne un
tiède idéal de vie, fait de travail, d'enfants, de prêts
immobiliers et de lectures circonspectes de Roger Pol-Droit sur
France Culture ou Le Point. Appointé pour leur dire qu'ils vivent
une expérience hors du commun. Chose qu'ils ne comprendront que dans
quelques mois quand ils diront qu'ils ont été bêtes, qu'ils
auraient dû profiter du confinement pour faire ceci ou cela, qu'ils
ont toujours rêvé de faire ou qu'ils ont toujours repoussé à plus
tard, oubliant, ce faisant, les conditions objectives d'abattement,
de désœuvrement et d'angoisse dans lesquelles ils étaient plongés.
Et alors pour de bon on saura que le confinement n'a strictement rien
changé à rien, si ce n'est politiquement, en pire.
Merci pour la résonance. J'ai été irrité de la même manière, et je suis surpris de voir la puissance du désœuvrement à l'œuvre chez nos concitoyens. Personnellement, je connais trop bien l'angoisse pour avoir peur de me retrouver avec moi-même. Je me suis souvent dit que c'était pourtant la seule voie philosophique digne, concrète et pratique. J'imagine que l'expérience de l'ennui notamment est fondatrice. Mais je me trompe toujours. On bouffe de l'écran et aucune leçon n'est tirée, sur soi, le monde ou la vie. Et cela me rend d'autant plus triste.
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