Il est temps
d'attaquer le plat de résistance. Parce que c'est un gros morceau et
qu'il me résiste. Parce que c'est au moins la cinquième fois que je
m'y essaye et parce qu'on a déjà passé assez de temps comme ça
sur cet album. Au départ j'étais parti juste pour écrire trois ou
quatre notes. Pas plus … Donc bon, voilà : Right In Two.
On a là une des
plus belles chansons de l'album. Avec elle, je l'ai déjà dit, on
s'élève au niveau du divin, musicalement autant qu'en texte et
disons-le franchement, c'est lyrique. L'éclate définitive. On
abandonne le niveau individuel (vicarious), clanique
(jambi-wings for mary), on arrête d'errer, de fausse issue en
mauvaise solution (the pot-rosetta stoned), on abandonne même
l'humanité (intension) pour adopter un point de vue
véritablement cosmique. C'est dire qu'on tangente les sommets.
Notre
interprétation délirante de Intension nous menait des
instruments brisés, de la musique terrestre et sans âme au divin, à
la voix des anges. La voix des anges, ça y est on y est : c'est
Right in Two. Mais pas directement, il faut être Sainte
Cécile pour les entendre directement, mais c'est la voix des anges,
malgré tout, rapportée à la troisième personne.
Pour éviter de
dire trop de conneries, trop de platitudes sur cette chanson, il
faudrait éviter les envolées délirantes et tenter, pour bien
restituer ma gêne, de provoquer une sorte de vertige. Créer un
double mouvement à la fois d'élévation et de chute. Car vraiment
avec cette chanson on est pris dans deux mouvements opposés. Une
vision surplombante sur une humanité défectueuse et, malgré tout,
puisque cette chanson existe pour dénoncer nos travers, un mouvement
d'élévation de notre abaissement vers une sorte d'état angélique
et apaisé. On est donc pris à la fois dans la détestation et
l'abaissement, dans la condamnation de ce que nous sommes, puisque
cette chanson s'adresse à nous et pas aux anges, puisqu'elle nous
invite à nous regarder nous mêmes de haut et à nous juger, mais en
même temps on est pris dans un mouvement d'élévation,
d'éloignement vis à vis de ce qu'il y a de plus bas en l'humanité.
D'une certaine manière, en prenant le point de vue des anges, la
chanson fait de nous des anges. Elle nous fait voir une vérité,
notre inhumanité, contre laquelle on ne peut rien, elle nous fait
vivre une perfection, celle des anges, qu'on ne peut, a priori, pas
réaliser. Cette chanson devrait donc être une torture, elle devrait
nous humilier doublement. Mais elle nous ravit. Sa musique nous
ravit, les paroles nous ravissent, la voix nous ravit. Elle nous
arrache à notre inhumanité et dans la contemplation esthétique
fait de nous des anges : sans jugement, sans volonté, sans
souffrance. Elle nous montre donc une perfection non seulement que
l'on pourrait atteindre mais que l'on atteint de fait, dans la
contemplation esthétique, en s'arrachant à la vie. Et si cette
perfection est à notre portée, c'est que notre inhumanité n'est
pas une fatalité, que l'on peut s'améliorer, individuellement et
collectivement. Elle nous humilie cette chanson, oui. Et en même
temps nous grandit. C'est ce double mouvement qu'il faudrait traduire
à chaque parole.
Hélas, je ne me
sens pas le souffle lyrique pour cela. Je ne crois pas non plus à
l'inspiration comme les poètes grecs. Donc je vais pas aller chialer
ma muse. Du coup je me sens un peu baisé, à savoir quoi faire tout
en me sachant incapable de le faire, à devoir le faire malgré tout
parce que personne le fera à ma place. À défaut d'être lyrique et
vertigineux, si j'arrivais à être précis et, avec de la chance,
profond, ce sera déjà bien assez.
Une anthropologie conflictuelle
Là où Intension
présentait nos conflits comme des accidents de l'histoire qui
auraient pu être évités, Right In Two reprend ces mêmes
conflits mais en les inscrivant dans la nécessité. Ici, il est
question de les enraciner, encore, dans une nature humaine. C'est
parce que nous sommes tels que nous sommes, peut-être parce que nous
ne pourrions pas être autrement, que nous nous combattons les uns
les autres. Il est dans notre nature de nous battre ; et toute
anthropologie doit être une éristologie, une science des conflits,
de la discorde, une étude de l'hostilité. On dira donc d'abord deux
mots des conflits dans lesquels l'humanité est engagée avant de
dire deux trois mots de la manière, très classique, dont est
dépeinte l'humanité dans cette chanson.
Ici la guerre est
permanente, elle est le fait essentiel de l'homme. L'hostilité est
plus que générale : elle est universelle et polymorphe. Mais
ce qui est au principe de cette hostilité universelle n'est pas
tellement clair. C'est cette absence de clarté, ce trouble, qui va
nous mener au vertige, qui va ôter le sol sous nos pieds pendant que
nous cheminerons dans notre interprétation.
Ce qui est
certain, en tout cas, c'est que nous nous battons. Nous nous divisons
et nous nous opposons les uns aux autres. Nous nous séparons en
groupes égaux, nous fabriquons des massues, nous forgeons des épées,
et nous massacrons nos frères.
« Silly monkeys give them thumbs they forge a blade
and where there's one they're bound to divide it right in two (...)
Silly monkeys give them thumbs they make a club and beat their brother down »
Il y a bien là
l'idée d'une même humanité divisée, coupée en deux parties
égales, en deux camps opposés. On aurait beau jeu de se lamenter
sur la folie des hommes et de rater là-dedans le mot le plus
important dans ces évocations de luttes : « bound
to ». « Where there's one you're bound to divide
it right in two ». « Là où il y a quelque chose
vous êtes assurés de la couper en deux ». « Là où
règne l'unité vous êtes assurés de créer la contrariété ».
Je dis « assurés » parce qu'ainsi je ne m'engage pas
dans une analyse, je reste le plus neutre, le plus en surface
possible. Et je parle d'unité et de contrariété pour rester vague,
ce qui pour le moment est nécessaire. Préciser, sortir de la
neutralité, ce serait déjà interpréter et s'engager dans l'un des
mouvements, d'ascension ou de chute, au choix. Demandons-nous d'abord
à quoi tient cette certitude (pourquoi sommes nous assurés de
diviser) et essayons de déterminer ce qui nous empêche d'agir
autrement.
D'une certaine
manière on est contraint de se faire la guerre. « Bound
to ». Intension l'avait montré à sa façon : dès
lors qu'on se rassemble pour former un groupe, l'humanité est
divisée en deux, right in two : entre eux et nous, entre
l'étranger et le voisin et l'étranger, eux, l'autre, etc. est une
menace. Par sa seule présence il menace la solidité du groupe. Soit
de l'extérieur—il est dangereux : s'il s'aventure loin de
chez lui c'est pour piller ; soit de l'intérieur—si la vie
hors du groupe est possible, pourquoi ne tenterai-je pas ma chance ?
Parce que l'humanité est divisée en groupes, ces groupes
s'entre-déchirent et vivent dans la crainte de l'effraction et de
l'éclatement. À cause de cette crainte, pas de fraternité entre
frères humains. Contrainte historique donc, qui impose aux individus
ses cadres de pensée, mais surtout contrainte naturelle,
instinctive, corporelle.
C'est par la forme
de notre corps, par les actions que cette forme entraîne, que nous
fabriquons des armes pour nous entre-tuer. D'où cette obstination à
nous rappeler notre basse extraction simiesque, d'où ce lien de
cause à effet entre les « pouces » et les armes.
« Talking monkeys (…) Silly old monkeys (...) Monkey killing Monkey (...) Silly Monkey »
« Silly
monkeys give them thumbs, they forge a blade, première
conséquence, and where's there one they're bound to divide it »,
seconde conséquence. Le pouce, la main, symbole de l'intelligence
pratique et de l'inventivité humaine depuis Aristote, mène aux
armes et les armes à la séparation et à l'opposition : on l'a
vu, c'est l'arme qui fait de l'étranger un ennemi. L'unité brisée
ici est celle de l'humanité. Unité brisée par la technique, fille
du pouce opposable, de notre conformité physique. De notre humanité
animale, type accompli du vieux singe méchant, ironique, mu
par un instinct agressif.
Tous nos malheurs
nous viennent du pouce. On comprendra donc que c'est pas notre faute.
On aurait
cependant tort de limiter la conflictualité à la guerre. La
conflictualité des corps se double de la conflictualité des esprits
et avant d'en venir aux mains on se dispute, on débat,
on « fight over ». On s'oppose pour s'opposer, à
propos de tout et de rien, de la moindre chose, le moindre truc ouvre
à interprétations contradictoires. C'est comme cela, aussi, qu'il
faut comprendre le « where's there one you're bound to
divide it right in two » : là où il n'y a qu'une
seule chose vous êtes contraints d'en produire deux. Et dans la
chanson, on se prend vraiment la tête sur tout, on « se
dispute à propos des nuages, du vent, du ciel, de la vie, du sang,
de l'air et de la lumière, de l'amour, du soleil (même Brian
Molko veut se battre pour le soleil, c'est dire), on se bat même
pour pouvoir continuer à se battre, pour l'instant on se bat pour
l'élu ou pour dieu ou juste pour se révolter », etc.
« Fight over the clouds, over wind, over sky and
Fight over life, over blood, over air and light
Over love, over sun, over another
Fight for the time, for the one, for the rise »
Deux remarques ici
s'imposent.
Si on peut se
disputer quant à la nature du soleil, c'est parce que Dieu, nous dit
la chanson, nous a fait don de certaines qualités
spirituelles qui sont autant de bénédictions.
Par elles, nous devrions être divins, participer du divin donc. Ces
qualités sont, dans l'ordre du texte, le libre arbitre ou la libre
volonté (Why did father give these humans free-will), la
raison (Father blessed them all with reason) et
la « capacité à lever un œil vers les cieux conscients du
peu de temps que nous passerons sur terre ». Traduit
conceptuellement, c'est la spiritualité, à la fois conscience de la
mort et sentiment religieux. Donc quand on se dispute à propos du
ciel, du soleil, des nuages, on se dispute à propos des choses
sacrées et élevées. Il entre du divin, par là, dans nos conflits.
Mais comment y entre-t-il ? Ce serait étonnant qu'un don de
Dieu soit à l'origine d'incessantes querelles, un tel don ne
devrait-il pas participer de notre félicité ? Faire notre
bonheur ? Peut-être que ces bénédictions divines sont
perverties par une faculté animale, purement naturelle : le
langage. Ne sommes-nous pas, après tout, des « talking
monkeys » ? Ce
langage, animal, naturel, fruit de hasards successifs, obscurcirait
notre raison et notre liberté en leur donnant comme objet non ce qui
est, réalité sensible en nous et hors de nous, mes des abstractions
vagues qui nous détourneraient des choses, nous éloigneraient de la
réalité, nous égareraient dans le vide. Le langage, ce mauvais
guide, nous perdrait et à cause de lui nous gâcherions de manière
répugnante ce qu'il y a de plus pur en nous, de plus élevé :
notre part de divinité. La théorie est belle. Dommage qu'elle soit
fausse.
Ce n'est pas à
cause de notre animale, querelleuse et bavarde, que nous nous égarons
de la sorte et nous lançons dans ces conflits sans fin. C'est bien à
cause de ces bénédictions divines :
« Why did Father give these humans free-will, NOW they're all confused »
C'est la liberté
elle-même qui nous arrache à notre animalité et nous égare. Il
aurait mieux valu à ce compte-là qu'on reste des singes, mais le
mal, parce que c'est bien un mal visiblement, est fait. Cette liberté
nous égare, nous pousse à ne pas écouter notre raison :
« Father blessed them with reason and this is what they choose ».
Les dons de Dieu
seraient eux-mêmes la cause de nos querelles, de nos guerres ?
De nos conflits permanents ? Les anges alors demanderaient à
juste titre pourquoi ces facultés nous ont été données vu l'usage
qu'on en fait. À quoi bon être libre si c'est pour prendre les
pires décisions qui soient ? À quoi bon la raison si elle
n'est jamais écoutée ni suivie, pire, si elle se met à la remorque
du langage pour raisonner à vide sur des abstractions creuses, si
elle se met à la remorque de notre nature animale pour servir ses
intérêts au lieu de les surmonter ? On voit ainsi que
peut-être, espérons-le, ces facultés spirituelles ne sont pas en
cause, que ce qui est en cause, ce sont leur mauvais guide :
notre nature simiesque et bavarde. Pourquoi permettre que nous soyons
misguided, pourquoi ne pas
laisser la raison seule agir en nous ? Pour que nous soyons
responsables de nos choix et par là sujets au blâme et à l'éloge.
La seconde
remarque est destinée à balayer tout ce qui vient d'être dit d'un
revers de la main. Ce n'est pas à cause d'un mésusage de notre
raison qu'on est en désaccord sur les choses. C'est grâce au
contraire à un bon usage, à un usage actif et efficace de nos
facultés. Celui qui ne raisonne pas ne peut s'opposer à personne, à
aucune raison, à aucun raisonnement. Il est donc condamné à
toujours être d'accord avec tout. Ce qui n'est jamais une bonne
chose. Si nous voulons utiliser correctement les dons qui sont les
nôtres, nos facultés, nous sommes « bound to »,
nous sommes obligés de poser les contraires dans l'unité des
choses sur lesquelles nous raisonnons. Notons bien ici que
l'obligation n'est pas la contrainte. L'obligation est une exigence
morale et rationnelle, et non une pression instinctive, qui nous
conduit à faire les choix que nous faisons. Choix pratiques,
décisions, mais aussi choix théoriques, interprétations. La raison
est une machine à produire de la différence. Une machine à
combiner les idées et à voir, en une chose, non la chose même mais
une tout autre. Prenons deux exemples :
Le soleil est ce
qui éclaire et illumine ; il fait voir. Mais il est aussi ce
qui aveugle et éblouit ; il empêche de voir. La raison nous
permet d'affirmer les deux : le soleil fait voir, le soleil
empêche de voir. Imaginons qu'on se batte à ce propos les deux
camps auront raison. Seulement, par liberté, ils n'envisageront pas
le soleil du même point de vue et s'interdiront de le considérer du
point de vue de l'autre. La connaissance sera atteinte dans un second
temps, après que le conflit ait donné naissance à toutes les idées
rationnelles du soleil, une fois que toutes auront été intégrées
dans une théorie unitaire et achevée. On aurait tort de rêver
atteindre cette théorie définitive sans conflit. Pareil en ce qui
concerne le vent. On n'en connaîtrait rien si, voyant le vent, on se
contenterait de dire ce qu'il paraît être, un souffle. Quand nous
soufflons, nous produisons les mêmes effets que le vent, dans des
proportions moindres. De là l'idée que le vent est un souffle
produit par la bouche démesurée d'un dieu. Ça a beau être con, à
une époque, c'était tout ce qu'il y avait de plus rationnel :
c'était diviser le vent comme cause (Eole) du vent comme effet
(souffle). Étant entendu qu'il n'y a pas d'effet sans cause.
Aujourd’hui on fait pareil, on divise et on projette de l'altérité
dans l'unité. Le vent n'est plus pour nous souffle, événement
pneumatique, mai événement thermique : il est le mouvement que
produit la rencontre de deux masses d'air de température
différentes. C'est par cet effort pour contredire les données
sensibles, grâce à des abstractions, que nous progressons dans la
connaissance, en envisageant les choses sous les divers angles
possibles. Puis en unifiant les visions qui, dans un premier temps,
ne peuvent que s'opposer. Notre manie de toujours nous battre peut
bien être une imperfection, mais c'est une imperfection qui n'est
pas une fatalité : elle se corrige d'elle-même dans un
processus historique. Cela est vrai aussi dans l'ordre pratique et,
pratiquement, nos querelles incessantes ont pour vocation un
apaisement : sans doute nous faut-il d'abord en passer par la
guerre, par l'opposition, connaître ce malheur et cette souffrance,
pour aspirer durablement à la paix et en organiser les moyens.
C'est donc faire
un bon usage des facultés spirituelles que de se battre ainsi et de
chercher à l'emporter à toute force, c'est s'approcher du divin que
de se livrer à ces activités que les anges réprouvent. Mais les
anges peuvent-ils seulement condamner quelque-chose de bien ?
Dire cela, n'est-ce pas affirmer l'impossible, à savoir que les
anges sont imparfaits ? C'est le but de l'angélologie critique
que de nous amener à comprendre dans quelle mesure les anges de la
chanson peuvent faire fausse route.
Une angélologie critique
Ce que l'homme
acquière dans le temps, à travers un processus historique, à
savoir sagesse et connaissance, les anges le possèdent dans
l'instant et de toute éternité. C'est pourquoi quand ils regardent
l'humanité en contre-bas, ils n'y discernent pas les progrès que
nous faisons, ne voient que nos imperfections. Comme la perfection
est un absolu, on ne peut pas en être plus ou moins éloigné ;
du point de vue des anges, plus ou moins parfait, ça n'a pas de
sens. Ainsi, une minute est tout aussi éloignée de l'éternité
qu'un million d'années. L'éternité ne s'atteint pas en
additionnant les siècles, mais en sautant hors du temps. La
perfection des anges leur fait juger les hommes depuis une position
que ces derniers n'atteindront jamais, dont pourtant ils ne cesseront
jamais de s'approcher. Mais comme toute distance, même infime, est
infinie depuis le point de vue infini des anges, ces derniers ne
verront jamais de l'homme que sa folie. C'est pourquoi ils confondent
fatalement le positif qui en nous est en train de se réaliser avec
le négatif dont nous nous libérons. Mais n'est-ce pas là une
vision incorrecte des anges ? N'est-il pas contradictoire, s'ils
sont parfaits, qu'ils puissent se tromper de la sorte et juger en
mauvaise grâce ce que nous sommes ? Sans doute. C'est peut-être
qu'on les a qualifiés un peu trop vite de « parfaits ».
À aucun moment la chanson ne dit une telle chose. Elle nous permet
pourtant de savoir un certain nombre de choses à leur sujet. Mais
pas qu'ils sont parfaits.
Ils ont ainsi des
émotions, ils sont « puzzled and amused »,
perplexes, intrigués, déconcertés et confus, désorientés,
cela, justement, parce qu'ils ne sont pas omniscients, ne savent pas
tout : il y a pour eux, du mystère dans notre condition, dans
notre survie.
« How they survived so misguided is a mystery »
La bible nous en
dit un peu plus sur eux : les anges possèdent raison, libre
arbitre, volonté et personnalité (ils portent des noms, possèdent
leur caractère, accomplissent des tâches distinctes, etc.).
En un mot et c'est
un peu bizarre à dire, ils sont très exactement comme les hommes.
Ils sont tout à fait humains et les mêmes mots sont utilisés pour
les uns comme pour les autres. Comme les anges les humains ont
libre-arbitre et volonté (free-will), raison (reason) et
personnalité (ils sont brothers et non pas clones). On peut
ajouter, c'est sous-entendu, qu'anges et humains parlent.
Anges et humains
sont « confused », désorientés et confus, ils
s'étonnent et s'interrogent (les humains en méditant sur la
mort, les anges en se demandant quand nos guerres cesseront). La
seule différence apparente réside seulement en ceci : les
anges sont patients et nous nous sommes répugnants.
Mais pourquoi sommes-nous répugnants aux yeux des anges ? Parce
que nous avons décidé de nous salir les mains dans le processus
historique, d'évoluer. Étant entendu que l'évolution toujours
passe par du conflit, des épreuves, du sang et de la douleur. Les
anges sont, eux, restés sur la touche, ils se sont mis à
l'écart (« on the sideline ») et se tiennent
éloignés de tout progrès, de toute évolution.
Ce ne sont donc
pas des êtres parfaits, ni supérieurs, ailés et auréolés de
gloire, apparaissant en habits de lumière aux meilleurs d'entre
nous. Ce sont des êtres craintifs, nos semblables et ils font ce que
nous-mêmes faisons toujours : briser en deux l'unité du genre
humain, poser en son sein une différence entre les uns et les
autres, les anges et les singes, de telle sorte à ce que la
conscience de leur identité soit perdue. Dès lors les anges ne
souffrent plus du spectacle qu'ils regardent de loin sans y prendre
part, puisqu'ils ne se sentent pas concernés par ce qui arrive. Ils
sont, très exactement, Vicarious, ils s'émeuvent par
procuration des errements de l'homme, non réellement des errements
mais de ce qu'ils perçoivent être tels, qui ne sont en fait que la
longue marche vers la perfection, une perfection réelle qui est
élévation et non pas stagnation. Car enfin, d'où vient l'éternité
de ces anges ? Ce n'est pas celle de Dieu ; c'est celle de
la bête, de l'animal, qui n'est pas entré dans l'histoire et
manifeste en tout une nature qui, sans être absolument mauvaise,
doit pourtant être surmontée. Parce qu'en l'état, elle s'abaisse
au niveau le plus bas, au niveau de l'humanité égoïste et aveugle
de la première chanson. État que l'album a depuis longtemps
dépassé. Et nous avec.
Quelles
conclusions tirer de cette angélologie critique ?
Une première,
d'abord, rassurante : nous sommes déjà des anges. Plus
exactement, l'humain se révèle être un composé d'ange et de singe
et doit l'être : l'ange séparé ou le singe séparé ne
réalisent pas l'humanité, se tiennent chacun en deçà ou au delà
du processus de perfectionnement, chacun se tenant dans une éternité
figée et qui n'est parfaite qu'en apparence, qui n'est en fait
qu'aveuglement. Les anges ne sont pas l'image de la perfection vers
laquelle nous nous acheminons, mais l'image d'une humanité figée
dans l'instant présent, bloquée, en quelque sorte, comme l'axolotl,
en néoténie. La deuxième conclusion, plus inquiétante, en découle
directement. Si les anges sont en dessous de nous, c'est qu'il n'y a
pas de perfection que nous puissions espérer atteindre. Les progrès
de l'homme sont des progrès indéfinis, toujours accomplis mais
jamais achevés, susceptibles à chaque instant d'être perdus. Mais
indéfinis, ils pourraient très bien être illusoires : jamais
sans doute, l'ange en nous ne supprimera le singe, jamais, c'est à
craindre, les sentiments élevés ne viendront à bout de la
bestialité. Jamais donc nous ne sortirons, si rien ne peut nous
assurer une sortie hors du singe, du problème de l'insociable
sociabilité et de la violence qui nous agite depuis le début.
On comprend, dans
ces conditions, l'outro en forme de pied de nez. Si le problème est
insoluble, autant le fuir à l'anglaise que de continuer d'échouer à
le résoudre.
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