vendredi 23 août 2019

Convergence des luttes


Il y a des expressions qui fleurissent et s'imposent dans les débats. Radicalisation par exemple. Qu'elle soit islamiste, d'extrême gauche ou droite, là où avant on distinguait les situations, maintenant on a cette grande notion fourre-tout dans laquelle on peut mettre tout ce qui gêne. Récupération pareil, pas un mouvement aujourd'hui, depuis 2016 j'ai l'impression, qui n'émerge sans évoquer sa crainte et son refus d'être « récupéré ». Et ils sont plein comme ça ces concepts creux, ces mots-écran dont il serait je pense dangereux de donner une définition claire. Ça limiterait drastiquement le sex-appeal de ces mots, si je peux dire les choses ainsi, et restreindrait fatalement leurs usages permis et leur capital rassembleur. C'est dommage parce que ce sont des mots qui justement semblent avoir plus de valeur oratoire que de contenu opératoire. Ils font bien en bouche. Je préférerai qu'ils soient bien en tête.
En 2016, en plein dans le mouvement contre la loi-travail, je m'étais fendu d'un article dans mon fanzine de l'époque, Ellebore, pour essayer de donner des contenus possibles à cette « convergence des luttes » qui était sur toutes les lèvres. Encore aujourd'hui je vois très souvent l'expression passer, mais toujours aussi peu définie. L'idée, c'était que cet article devait être suivi d'autres, qui croiseraient les luttes et testeraient leurs incompatibilités, leurs miscibilité, etc. Sorte d'agence matrimoniale autant que laboratoire cruel. En 2017, pour diverses raisons, tout ça restait dans les cartons. Mais mes intrigues philosophiques actuelles me les remettent dans les pattes. Ça, et la lecture d'articles divers sur internet.

Cet article, on m'en a peu parlé. Faut dire qu'il était mal écrit. Et plus soporifique que polémique. Dans un effort de clarification du langage et des idées, je définissais d'abord précisément ce qu'on peut entendre par convergence, puis assez vaguement ce qu'on peut entendre par lutte. Je me livrais en fait à une série de typologies que je croisais ensuite. Mais je pense que j'aurai pu aller plus loin. Donc allons plus loin.

« Convergence des luttes » tout le monde en parlait à l'époque. C'était un formidable slogan mais très franchement c'était pas beaucoup plus. Beaucoup étaient pour, mais ceux de lutte ouvrière avec qui je discutais levaient les épaules à son évocation et on voyait bien qu'ils étaient contre sans pouvoir réellement le dire. Quant à ceux qui faisaient leurs les positons de tract « le monde ou rien », ils étaient ouvertement contre. Mais à l'époque c'était bien les seuls. À l'opposé, Nuit Debout en a fait son objectif, mais sans préciser outre mesure ce qu'il fallait entendre par là. Résultat : ça a été un formidable gâchis de bonnes volontés. Mais cessons de parler des autres ; parlons de moi. Qu'est-ce que j'y mettais, au juste, derrière cette expression ?

Un terme, des concepts.


Un concept a trois composantes : un terme, une notion et une extension : c'est donc un mot avec une définition stricte qui renvoie à une réalité délimitée. La notion est produite par l'effort de définition, l'extension par l'effort d'illustration, le terme lui-même est choisi à la fin par un soucis de précision, afin de ne pas avoir les idées embrouillées. Wittgenstein disait d'ailleurs que la philosophie servait à dénouer des nœud dans l'esprit et c'était ça modestement que je m'étais donné de faire avec cet article. Et pour ça je remarquais déjà que la convergence est une notion trouble. Ambivalente :

« l'idée de convergence implique des réalités de même espèce, qui s'harmonisent ou se rejoignent, sans pour autant remettre en cause leurs différences. Deux droites qui convergent se coupent en un point, elles n'en restent pas moins deux droites distinctes. Deux espèces qui convergent sont affectées de manière analogue par un même milieu, elles n'en restent pas moins des espèces distinctes. »

La convergence donc rapproche. La notion géométrique de convergence nous fait dire qu'un point, qu'une situation qui pose problème pose problème à plusieurs niveaux, que donc des militants de divers « bords » peuvent se retrouver impliqués côte-à-côte. Les articles récent de Libération sur les conditions de travail des hôtesses d'accueil montrent bien qu'il y a deux niveaux en jeu : d'une part la vision dégradée de la femme, réduite à n'être qu'une sorte de poupée gonflable, d'autre part un problème économique qui n'a trait qu'à l'organisation du travail : des travailleuses isolées les unes des autres, qui ne peuvent donc pas s'unir, contraintes par une forte concurrence et le risque élevé de ne jamais être rappelées en cas de révolte. L'autre notion de convergence, biologique celle-là, dont la pertinence est plus difficile à montrer, tend à dire que les diverses luttes évoluent au cours du temps et se transforment d'une même manière en accord avec l'époque. On est là pas loin de l'invérifiable. Disons juste cela : si on estime que l'époque est beaucoup plus individualiste qu'avant, nécessairement cela devrait se vérifier y compris dans la manière de lutter contre les problèmes sociaux ou politiques. Alors sans doute le fait de faire ses bocaux chez soi « pour la planète » serait une manière individualiste d'être écolo. Plus simplement, les réseaux sociaux ont nécessairement modifié les manières de communiquer et d'agir. Donc de mener les combats.
S'il n'y avait que ça, ça irait. Mais en linguistique, quand deux langues convergent en raison de leurs points communs, elles finissent par n'en faire plus qu'une. Il y a une possibilité donc que la « convergence des luttes » renvoie à une fusion de toutes les luttes en une seule. Ce qui aurait pour effet de faire disparaître leurs disparités, leurs spécificités. Et là c'est pas du tout, mais pas du tout la même musique. Parce qu'alors il y des tensions possibles entre les vrais combats et les autres : au début du XXe siècle, certains considéraient que le féminisme bien compris, c'était la lutte des classes, la lutte pour l'émancipation du travailleur, et qu'avec la chute du capitalisme disparaîtraient aussi les problèmes spécifiques à la situation des femmes dans la société. Il me semble que c'était un des points de discussion entre Kropotkine et Emma Goldman. À vérifier. On sait pourtant depuis Flora Tristan et sa saillie sur la femme du prolétaire qu'il n'en est rien.

Pour séparer les deux, je proposais de distinguer convergence « multiple » et « unitaire » mais c'était vraiment faute de mieux. Autant y aller franco et distinguer entre convergence et unification des luttes. Cela afin de lever toute ambiguïté.


O.K. pour la convergence, mais les luttes ?
Là je commençais par une longue énumération :

« lutte contre le chômage, la précarité, le racisme, l'exclusion, le sexisme, l'analphabétisme, le capitalisme, la finance, la malbouffe, pour l'environnement, écologiques, politiques, économiques, intellectuelles, zones à défendre, manifestations, grèves et grèves générales, destructions, occupations, information, etc. »

et évidemment lutte contre tel ou tel projet de loi. Il serait délirant de dire que tout ça c'est la même chose et tout considérer de la même manière, mais il est indéniable qu'on parle bien de lutte en chaque cas. C'est là que je proposais un début de typologie. Cette typologie n'a évidemment qu'un intérêt limité : elle devait juste aider à classer et comparer les exemples exploités dans les articles qui auraient suivi. Autant dire que je ne cherchais pas à définir ce qu'est une lutte mais ce qui différencie les diverses luttes. Tenter une définition générale d'ailleurs présenterait je pense peu d'intérêt. Dire qu'une lutte est un combat mené dans le but de faire valoir des intérêts, des idées ou une cause nous avance pas vraiment. Il nous faut aller plus dans le détail.

On peut classer les luttes d'abord en fonction de leur orientation (je laisse de côté leur tendance politique).
On distinguera alors les luttes offensives des luttes défensives. Les premières « cherchent à renverser un état de fait pour en instaurer un autre », les secondes « visent à sauvegarder des acquis, un état de fait face au risque d'une dégradation ou d'une destruction ». Cette différence était au cœur du refus de la convergence exprimé par certains (tract le monde ou rien), vue comme une simple association de luttes défensives inefficaces, des illusions de lutte savamment cultivées, là où la seule vraie lutte serait offensive. On le comprend, par ce mot il fallait surtout entendre l'insurrection. Mais l'insurrection n'est pas la seule forme de lutte offensive : la promotion de nouveaux modes de vie, de nouvelles lois, de nouvelles idées est aussi offensive, en ce sens qu'elle vise à modifier activement la société.

On pouvait lire dans Le monde ou rien :
Arrêtez de nous bassiner avec vos vieux trucs qui marchent pas : la « massification », la « convergence des luttes » qui n’existent pas, les tours de paroles et le pseudo-féminisme qui vous servent juste à contrôler les AG, à monopoliser la parole, à répéter toujours le même discours. Franchement, c’est trop gros. La question, c’est pas celle de la massification, c’est celle de la justesse et de la détermination. Chacun sait que ce qui fait reculer un gouvernement, ce n’est pas le nombre de gens dans la rue, mais leur détermination. La seule chose qui fasse reculer un gouvernement, c’est le spectre du soulèvement, la possibilité d’une perte de contrôle totale. Même si on ne voulait que le retrait de la loi travail, il faudrait quand même viser l’insurrection.

On voit bien ici l'opposition dos à dos des luttes défensives, qui n'en seraient pas, et des luttes offensives, l'insurrection. L'insurrection n'est pas un moyen ici, mais le but même. Le mouvement contre la loi est l'occasion et les confrontations avec la police, dépassée, le moyen d'amener plus de monde à l'insurrection visée : faut dire qu'il n'y a rien de tel qu'un nuage lacrymogène fou soutenu par les discours politiques du 20h pour te radicaliser un pacifiste …
D'autre part, l'idée que la politique est avant tout une « bataille culturelle » amène la mise en place d'un grand nombre de stratégies de promotion d'idées qui marquent bien une volonté offensive de transformer la société, mais en transformant les esprits par des méthodes non-insurrectionnelles.

On peut les classer ensuite en fonction de leur localisation, de leur « extension géographique ». C'est sans doute là où les mots que j'employais étaient les plus gratuits, même si cet outil de classement me semble encore utile. « Certaines luttes n'existent qu'en fonction d'un lieu à investir, occuper, organiser et défendre et en dehors de ce lieu, nulle lutte ne pourrait espérer tenir ni réussir. On parlera ici de lutte située, ou centrée (zad). On parlera au contraire de lutte ubique lorsqu'elle peut se mener n'importe où sans perte. » Je donnais l'exemple des manifestations contre la loi-travail mais les gilets jaunes nous montrent bien l'allure que peut prendre une lutte ubiquitaire contre une loi, on avait en même temps des occupations de rond-points, des levées de péages, des manifestations dans les rues des villes, des gilets jaunes en évidence sur les tableaux de bord des voitures un peu partout en France. Entre les deux, j'envisageais des espaces de lutte étendue, « menée dans plusieurs lieux connectés, liés entre eux, comme les divers sites d'un même groupe », diverses universités, etc. Enfin, je proposais en passant de les classer en fonction de leurs domaine, leur champ d'intervention (social, écologie, économie, travail, éducation, etc.), objectifs immédiats et effets.

Est-ce pertinent tout ça ? Si on décide d'analyser ainsi l'occupation d'usine des LIP dans les années 70, qu'en dirons-nous ? D'abord qu'il s'agissait d'une lutte défensive située dont l'objectif était d'empêcher la fermeture de l'usine et de défendre les emplois. Il n'avaient pour cela d'autre choix, à côté des manifestations, que d'occuper l'usine et de la faire tourner. Mais l'effet a été tout autre : l'élaboration d'un nouveau mode de gestion et de vie collective ainsi que sa promotion par le biais de visites, de reportages et de publications. Les réseaux de soutien, qui font circuler montres et fanzines, peuvent sans doute être vus comme des espaces étendus, mais seulement dans le cadre de cette lutte offensive qui consiste à promouvoir le travail en autogestion et la démocratie directe au sein des entreprises d'abord et de la société ensuite. Quand l'usine a finalement retrouvé un patron, l'occupation s'est arrêtée : la lutte défensive avait trouvé une issue positive. Quand la crise économique de 74 a commencé à faire sentir ses effets en France, le gouvernement a coulé le groupe LIP de peur que dans les entreprises en faillite ou en difficulté, contraintes de licencier, l'idée germe d'occuper les sites et de les faire tourner au profit des travailleurs. Ce qui inquiétait, c'était ce contre-modèle dont la promotion n'avait été qu'un effet de la lutte mais qui s'était avéré être une réussite, s'était avéré être viable ; il était important pour le gouvernement de faire croire au contraire à son échec afin de ne pas faire face à un tissus d'entreprises autogérées, à une lutte non plus économique mais politique, étendue, menée depuis un réseau d'usines sans patron où les ouvriers se seraient formés seuls à la démocratie. Ça aide à voir qu'il y a eu là deux luttes différentes en tout mais dont l'une, avortée, d'un genre plutôt « bataille des idées », est l'effet direct d'une lutte économique aux objectifs précis et limités.


Convergence conjoncturelle et convergence structurelle


Je distribuais le reste de l'article entre convergence des luttes défensives et unification des luttes offensives. Mon but était d'analyser les différentes modalités de convergence et d'en donner, à chaque fois, un exemple. Peut-être aurai-je dû aussi chercher des convergences de luttes offensives et des unifications défensives, mais je ne visais pas l’exhaustivité, juste à commenter les débats auxquels j'assistais avec un travail conceptuel crédible. Je sais pas si j'ai réussi mais ça m'a en tout cas permis de me définir ce qu'est la lutte, je reviendrai dessus à la fin, mais j'en ai maintenant une vision très étroite.

Pour le moment, parlons juste de la « convergence multiple des luttes défensives ». « Qu'est-ce qui justifie le rapprochement des luttes ? (…) Ce sont souvent des raisons extérieures, contingentes qui ouvrent à la convergence ; c'est la bonne occasion, le moment opportun, et on dira cette convergence conjoncturelle. Cette conjoncture favorable peut s'étendre de manière restreinte dans un même domaine d'intervention, on la dira interne, ou bien réunir des domaines, des extensions distinctes. On appellera cette convergence plus large transversale. » L'idée était pour moi d'aller du plus restreint au plus large, en m'occupant d'abord des unions purement conjoncturelles pour ensuite aller à celles qui sont structurelles et donc plus susceptibles de durer et d'amener à une vraie convergence.
Je fais de la grève de soutien l'exemple le plus limité de convergence. La grève de soutien, elle est menée par des travailleurs qui ne sont pas directement concernés par une situation, en soutien aux travailleurs menacés. Mais pour qu'elle puisse se faire, il faut que les grévistes qui viennent en soutien justifient leur action par des revendications qui les concernent eux. C'est dire qu'à l'occasion d'une lutte (empêcher des licenciements), on peut en mener une deuxième dans des entreprises du même groupe ou de la même branche. Pour l'augmentation du salaire, l'amélioration des conditions, etc. Sur le même principe, la grève générale est une extension transversale. Mais le côté fourre-tout de ces grandes mobilisations pose un problème qui est plus que théorique : les luttes s'y superposent et se concurrencent, il n'y a en fait de convergence que des militants et pas du tout des luttes. Les conflits logiques ou éthiques y sont inévitables : peut-on à la fois manifester pour l'écologie et pour défendre les emplois dans les filières polluantes ? Les grandes manifestations générales de 2016 nous imposaient pourtant chaque semaine ces sortes de casuistiques. Pire, en raison des « thèmes porteurs » ou des « urgences du moments », certaines luttes étaient passées sous silence au double motif que certains thèmes sont plus rassembleurs et permettent de faire masse, alors qu'évoquer trop de choses différentes en même temps rendrait les discours et les positions trop confuses, menaçant la cohésion. On comprend évidemment ce genre de décision stratégique : ça montre cependant la faiblesse, quoi qu'on en pense, de ces alliances purement conjoncturelles. Ce qui nous pousse à réduire le concept de convergence des luttes aux seules convergences structurelles. Convergence permise par une « nécessité interne fonction d'un objectif clairement fixé » en vue duquel des militants agissant dans divers domaines peuvent agir conjointement. Autant dire que la convergence ne peut pas être un mot d'ordre général ou la convergence de « toutes les luttes ». La convergence de toutes les luttes ne peut être qu'une unification de ces dernières.

Unification des luttes offensives


Au fond, tout le monde a le même objectif, dès lors qu'on envisage de près ou de loin participer à une lutte : rendre le monde meilleur. D'une manière moins creuse, sans doute pourrait-on dire : supprimer les inégalités et l'exploitation, la domination des uns par les autres, quelle qu'en soit la nature. C'est dire qu'au moins sur un objectif assez vaguement exprimé, les divers domaines de lutte peuvent être réunis et parler un même langage. Domination des femmes par les hommes, de la nature par l'homme, des travailleurs par les capitalistes, etc. Nuit Debout, c'était ça : des gens qui se disaient que si on se réunissait tous, vu qu'on voulait tous changer le monde, on allait avoir une chance de le faire. Que comme tout le monde était en lutte contre quelque-chose, tous réunis, ils en viendraient peut-être à bout. Sauf que ça ce ne sont pas des luttes. On ne lutte pas contre une domination, mais contre une situation de domination. « Lutter contre la domination » est un cadre global, une utopie qui guide mais pas réellement une lutte. Toujours de nouvelles situations de domination, d'inégalité apparaîtront, les formes de dominations se transformeront et c'est pourquoi il n'y a pas de lutte sans un objectif précis, aussi limité soit-il, et pourquoi toutes participent d'un même mouvement, toutes contribuent par leurs effets à lutter contre les dominations. Mais c'est un effet, non le but, et c'est une manière de saisir l'ensemble des luttes en un même mouvement. Peut-être aussi un moyen de se dire que tout ça mène quelque part et cette pensée est évidemment nécessaire.
Les luttes peuvent s'unifier par leurs effets, en contribuant à changer les rapports sociaux et les mentalités, mais elles ne le peuvent pas dans leurs objectifs, qui sont fatalement amenés à se concurrencer : j'ai lu récemment un article dont l'autrice montrait bien sa difficulté à être tout à la fois féministe et écologiste : soucieuse de faire par elle-même produits sanitaires et de soin, elle se retrouve à assumer seule cette tâche à la maison et à y consacrer un temps considérable, comme une maîtresse du logis dévouée corps et âme à son foyer. Ce qui la dérange dans sa fibre féministe. Le seul moyen que l'on aurait éventuellement d'unifier ces luttes idéales serait de dire qu'au fond toutes les luttes combattent non pas seulement dans un but lointain identique, mais contre un ennemi commun, unique source de tous les maux de la société. Cela on l'a déjà dit, c'était l'idée anticapitaliste de base, qui se poursuit encore aujourd'hui, qu'on en accuse le capitalisme, le néolibéralisme ou qu'on donne à tous les maux une explication économique. S'il semble à peu près évident que les problèmes écologiques sont causés d'abord et avant tout par le capitalisme, tant et si bien qu'il n'est pas interdit de voir, dans une conception marxiste traditionnelle, la crise écologique comme la dernière crise systémique du capitalisme : être écolo ne serait-ce pas une sorte d'erreur de calcul, ne faudrait-il pas être simplement anticapitaliste dans ce cas ? À l'inverse, si l'inégalité de salaire et la « taxe rose » articulent bien sexisme et domination économique, peut-on pour autant donner une origine économique à tous les problèmes rencontrés et combattus par le féminisme ?


Conclusion


Je réduis le terme de lutte à l'effort pour agir sur une situation concrète ou sur un élément précis donné, afin de le maintenir ou de le transformer. J'insiste sur le caractère précis et limité des objectifs pour distinguer ces luttes des projets plus vastes (l'égalité, la paix dans le monde, etc.). Peut-on faire converger ces luttes ? Difficilement : massifier en réunissant les foules disparates s'avère insatisfaisant, mais certaines luttes par contre permettent d'unir les efforts de militants engagés dans des projets différents (anticapitalistes, féministes, écologiques, etc.). Mais cette convergence, certes structurelle, est malgré tout limitée à cet effort commun et à la situation précise sur laquelle il s'agit d'intervenir. Penser une convergence définitive et totale des luttes, c'est en fait exiger une fusion de celles-ci, ce qui n'est possible qu'à la condition hautement improbable de désigner pour toutes un seul et unique ennemi.

mercredi 7 août 2019

TOOL 10 000 DAYS (9)


Mais en quoi est-ce la faute de la pierre et de la maison tout ça ? L'homme n'a-t-il pas été ainsi déjà dès le paléolithique, dès les temps les plus reculés ? Il suffit de regarder la Guerre du feu : tout n'y est que viols, meurtres, violence absurde comme dans une version trash des Flintstones. Et même les premières traces d'humanité, le rire, y sont grotesques : la première forme d'humour c'est définitivement le slapstick : ce qui y déclenche les rires, c'est une pierre jetée sur la tête d'un autre, c'est dire le niveau …



Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Light the way or warm this
Home we occupy

Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Forge a blade to slay the stranger
Take whatever we desire

Deuxième partie de chanson, il y est question du feu et de la forge. Alors le feu, c'est une très vieille invention, on l'utilise régulièrement depuis -400 000 ans, et pour faire court je dirai qu'elle nous a raccourci la mâchoire. Cela pour dire que l'homme, dans son corps même, est le produit de sa technique. J'avais fait de longues recherches sur les manières de faire du feu, mais j'ai pas envie de trop m'éloigner de la chanson elle-même. Disons simplement que depuis le début on connaît deux manières de faire, soit par frottement, en faisant tourner un bâton sur un bout de bois plus tendre, soit par percussion, non pas en utilisant deux silex, ça ça marche pas, mais en frappant un silex sur de la pyrite, afin d'enflammer par une étincelle de l'amadou ou toute autre substance inflammable. Ce feu est à la fois chaleur et lumière et sert donc à tout puisque on a besoin de chaleur et de lumière pour pas mal de choses. On se réchauffe, on cuit les aliments, on fabrique des outils, on s'éclaire, on éloigne les prédateurs, etc. Dans les films on cautérise même les plaies à la flamme, mais je ne sais pas si nos lointains ancêtres se sentaient l'âme d'un Rambo. De toute façon Maynard ne veut pas nous faire un cours sur les divers usages du feu, mais là encore sur sa profonde ambivalence : on est tiraillé, mis en tension entre des usages bienveillants, on éclaire le chemin pour éviter les dangers et on rend le foyer chaleureux, et d'autres malveillants en créant des armes pour aller piller le voisin. Ici on pourrait vraiment croire à une alternative entre les deux types d'usage, mais ce ne serait pas raccord avec ce qu'on a déjà dit. On aurait du mal pourtant à défendre l'idée qu'il y a là une conséquence entre les deux : ce n'est pas parce qu'on a un foyer chaleureux qu'on va aller massacrer les autres pour prendre ce qu'ils ont, un foyer chaleureux inviterait plutôt à rester chez soi. On est contraint de dire qu'à ce moment de la chanson l'homme est devenu fou avide de richesses, qu'il est prêt à tous les crimes et qu'il abandonne toute raison, tout ça parce qu'un type un jour a construit une fichue maison, s'est approprié définitivement une partie du monde et à rendu tout le monde sédentaire. Comme l'écrivait Rousseau :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou combattant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. »

Pour Rousseau comme pour Tool, dès qu'il y a des maisons de construites, des lopins de terre distribués, des entraves au mode de vie nomade, c'est la guerre et c'est plus qu'une question de temps avant la levée des armes. D'ailleurs, parlant d'armes, qu'entendre au juste par « blade » ? Car des lames, il y en a déjà sur les outils, couteaux et autres, qui servent d'abord à la chasse et aux diverses travaux et ne sont pas directement des armes. Sans doute est-ce là une métonymie classique : par « lame », il faudrait entendre « épée ». Dans tous les cas, il nous faut nous demander à quelle époque est-ce que les premières armes ont été inventées et si l'homme, avant cela, était déjà criminel. Ça permettra de résoudre notre problème : si les hommes s’entre-tuaient avant même d'avoir les armes pour le faire, alors la thèse que l'on développe ici, à savoir que l'homme est violent à cause des objets techniques dont il s'entoure, ici la maison, tomberait à l'eau.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'homme n'a pas toujours été violent. Il est pas du tout méchant par nature, irrécupérable et du genre à mettre les chats dans des sacs et les sacs dans la rivière. La violence n'est pas inscrite dans notre code génétique ou ancrée dans notre nature. Le film de Jean-Jacques Annaud est sans doute un peu mensonger là-dessus, mais n'oublions pas qu'il est tiré d'un livre datant de 1911, écrit par un auteur de science-fiction, et qu'à l'époque la préhistoire s'écrit à coups de fantasmes exotiques plus qu'autre chose. Pour l'essentiel, tout porte à croire qu'au paléolithique, l'homme était paisible et soucieux de son semblable ; vivant en petits groupes nomades, il avait tout intérêt à avoir des rapports cordiaux avec les autres groupes, ne serait-ce que pour faire circuler les femmes—comme disent les anthropologues, et éviter ainsi un inceste galopant qui aurait rendu trop bizarres les repas collectifs au coin du feu et du reste, rapports paisibles d'autant plus facilités que les ressources existaient en abondance dans de vastes territoires peu peuplés dans lesquels il était toujours plus simple de s'éloigner des gêneurs que de se lancer dans un conflit dont l'issue aurait été plus qu'incertaine. On était bons au début, « pure as we begin » au milieu d'un « Eden assez vaste et assez riche pour tous » (Right in Two).
C'est en tout cas ce que nous révèle Marylène Patou-Mathis, Directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), département préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (Paris), dans un article du Monde Diplomatique : « Non, les hommes n'ont pas toujours fait la guerre. »

« au cours du néolithique, le besoin de nouvelles terres à cultiver entraînera des conflits entre les premières communautés d’agropasteurs, et peut-être entre elles et les derniers chasseurs-cueilleurs (…) Une crise profonde semble marquer cette période, comme en témoigne aussi le nombre plus élevé de cas de sacrifices humains et de cannibalisme.
Alors que les sédentaires peuvent accumuler des biens matériels, les chasseurs-cueilleurs nomades disposent d’une richesse nécessairement limitée, ce qui réduit également les risques de conflit. De plus, l’économie de prédation, à la différence de l’économie de production, qui apparaît avec la domestication des plantes et des animaux, ne génère pas de surplus. L’histoire a montré que les denrées stockées et les biens pouvaient susciter des convoitises et provoquer des luttes internes ; butin potentiel, ils risquent d’entraîner des rivalités entre communautés et de mener à des conflits. »

C'est étonnant de voir à quel point Rousseau avait pu tomber juste, lui qui prétendait pourtant « écarter tous les faits ». Les guerres, l'inquiétude généralisée, la violence, le cannibalisme—ça c'est fou, les maladies aussi parce que les stocks attirent les rongeurs et qu'on se retrouve à vivre entouré de nuisibles, tout ça vient de ce qu'on a décidé de construire des maisons. Alors, oui, pas seulement, en fait on a construit des maisons sans doute parce qu'on a décidé de rester près des cours d'eau, dans les régions fertiles où l'on pouvait se livrer à l'agriculture, les maisons fixes n'étant qu'une conséquence de cela. Mais la chanson parle pas de la culture des champs, alors zappons. Gardons en tête que l'homme paléolithique est nomade et paisible, quand le néolithique lui est sédentaire et ultraviolent. La question qui reste à soulever, de quand datent les premières armes, trouve tout de suite sa réponse. Elles datent du néolithique. Elle est l’œuvre du sédentaire ensauvagé.


Mais d'abord une distinction s'impose. Il ne faut pas confondre l'arme par destination de l'arme par nature. L'arme par destination est une arme accidentelle. C'est un objet naturel ou un artefact que l'on détourne de son usage afin de tuer quelqu'un quand la nécessité ou l'occasion se présente. Ainsi d'une corde, d'un trophée, qui ne sont pas conçus pour tuer mais qu'on peut utiliser pour ça. Ainsi de la tronçonneuse et de la tondeuse à gazon. Ainsi de la pierre, du couteau, de l'outil agricole et de l'arc de chasse que les paléolithiques ont bien dû utiliser parfois pour tuer, même si la chose semble rare. L'arme par nature, elle, est conçue dès le départ pour tuer et ne sert absolument qu'à ça. Les armes par nature apparaissent très tardivement. Dans Par les Armes, Anne Lehoërff nous dit que :

« les objets les plus anciens, datables du début de la fin du IIIe millénaire et du IIe millénaire avant notre ère (le bronze ancien) qui se rapprochent le plus de l'épée, et pourraient être à l'origine de son développement, sont des lames triangulaires courtes de deux types : des lames avec une poignée dont la manipulation n'est pas sans rappeler l'épée. Ce sont des poignards ; des lames triangulaires fixées par rivetage sur un manche vertical et que l'on appelle des hallebardes. Ces deux catégories morphologiques dans lesquelles on peut déceler les prémices des épées existent au IIIe millénaire, dans un autre matériau, la pierre et tout particulièrement le silex. »

Apparition tardive qui peut avoir des causes sociales, il faut attendre un long développement pour que la société se stratifie jusqu'à produire une classe de travailleurs dévolus entièrement à la protection des villes, et par là à l'agression des autres villes, qui peut avoir aussi des causes techniques. Une arme doit pouvoir certes tuer, mais doit aussi pouvoir parer. Or les outils en pierre et les haches en bronze du néolithique ne le permettent que trop peu. Il faut un patient travail pour trouver les bons alliages de métaux ainsi que les bonnes méthodes pour fabriquer des lames solides et sans défauts, des lames donc qui ne se briseront pas quand on les frappe. C'est en tout cas ce qu'affirme Anne Lehoërff dans son livre. Pour donner une idée de ces obstacles techniques, l'épée en fer n'apparaîtra qu'entre le IXe et le VIIIe siècle, et avec elle on pourra commencer à voir naître les guerres homériques, les guerres de rapine et de déprédation qui forment la trame humaine des mythes grecs. Il est important de noter que si à la base ces armes ont été conçues pour la défense de la ville, il était inévitable que, tôt ou tard, elles servent à l'agression. Encore une étape dans l'évolution de la mentalité de l'homme en route vers une sauvagerie définitive. Cela parce que l'arme transforme les situations et les êtres qui y sont pris. L'arme transforme l'autre en ennemi et soi en héro. Wolfgang Sofsky nous le dit dans son Traité de la Violence :

« L'arme est instrument et signe de mort. C'est pourquoi elle modifie la situation de l'homme dans le monde et change ses rapports avec l'espace et le temps, avec autrui et avec lui-même. […] La conscience de sa force entraîne une prédisposition à la violence. L'arme donne du courage, elle fournit aux intentions un objectif et une forme. »

Ainsi les pulsions de l'individu, ces désirs informes qui bouillonnent et pousse à l'action quelle qu'elle soit, vont avec l'arme et à partir d'elle se modeler autour de l'idée de tuer, de menacer, d'exercer sa force, son courage, sa domination et incitera l'individu armé à faire usage de son arme. Sans elle, ces pulsions se seraient manifestées autrement, se seraient donné d'autres objets et d'autres buts. Wolfgang Sofsky le dit bien :

« Sans armes, pas de violence. L'arme rend la violence possible et la limite. […]
Non seulement l'objectif est à la recherche de ses moyens, mais les moyens eux-mêmes cherchent des objectifs. L'arme à la main, le fauteur de violence est à l'affût de cibles nouvelles. Il répugne à laisser passer les occasions d'agir que son arme l'aide à trouver. Inversement, il pousse résolument à l'invention incessante d'armes nouvelles répondant à ses ambitions. C'est cette circulation—technique, intention, action—qui confère à l'arme sa valeur d'usage. »

Ce qui nous permet d'affirmer que dès que l'homme conçoit les premières armes par nature, c'est nécessairement que l'usage des armes par destination est important, massif même et normalisé, à tel point que leurs limites sont parfaitement connues comme le besoin d'armes nouvelles venant compenser leurs défauts. Besoin qui mènera à la fabrication des poignards, des hallebardes et enfin des épées, ces armes par excellence.



Nous pouvons donc affirmer plusieurs choses :
D'abord, que la haine en nous a beau être ancienne, elle n'est pas pour autant naturelle et 10 000 Days nous offre un résumé light mais pas faux des étapes par lesquelles elle s'est enracinée en nous. Ensuite, et pour ce qui est d'aujourd'hui, que la possession d'une arme pousse à l'utiliser. Ce qui se sait : c'est aux USA, le pays qui délivre le plus de permis de port d'arme, qu'il y a le plus de mort par arme à feu avec une moyenne de 28 homicides par jour. L'an passé, il y a eu 10 129 morts par armes à feu, des suicides en majorité qui d'après ce que l'on a dit n'auraient pas eu lieu sans la présence de l'arme. Qu'on leur mette des guitares dans les mains plutôt. On a compté 254 tueries de masse l'an passé, on en a déjà 297 cette année. C'est tout bonnement ahurissant. On pourra accuser les jeux vidéos, le cinéma, les discours de Trump, la principale cause en fait est simplement la circulation des armes à feu, qui se trouvent des débouchés à travers le désespoir des uns et les idées géopolitiques des autres.

J'ai pas souvenir que Tool ait écrit sur les armes, Maynard est de toute façon connu pour adorer les armes à feu. Il s'est même fait offrir un fusil mitrailleur en hommage à un soldat mort, fan de Tool, qui avait écrit sur le sien ces paroles tirées de Vicarious : « the universe is hostile. So impersonal. Devour to survive. So it is so it's always been ». Alors plutôt que de rester sur Tool, on va mettre un titre génial de Ugly Mus-tard. Un vieux groupe de rock indus américain, le leader est farouchement anti-armes, ce qui est drôle pour un mec qui vit au Texas (à sa décharge, il vit à Austin, c'est un peu hippie là-bas) et les paroles de la chanson, la dernière de l'album, sont du genre glaçantes, comme la musique, qui reprend le leitmotiv de Downward spiral.




Cette chanson c'est le monologue d'un jeune qui se fait marcher dessus et qui une fois qu'il découvre une arme, vit un truc très puissant avec, le présente comme son « ami », le présente aux gens autour de lui et prend ainsi sa revanche sur eux, mais surtout il devient à ses propres yeux « un homme », il ressent sa puissance pour la première fois et a enfin accès à tout ce qui lui manquait avant : « la tranquillité, de l'importance, quelque chose à faire, l'amour, la force », il dit même que son « ami ne lui permet pas de faire quoi que ce soit d'autre » : que menacer, tuer, ruiner la vie des autres et à la fin se tuer : « Je ne mérite pas cette vie, je ne l'ai jamais méritée, mon ami m'emportera vers un monde meilleur ». Ambiance.

TOOL 10 000 DAYS (8)


The story so far ...


Il serait peut-être temps de reprendre nos réflexions là elles ont été abandonnées. Parce que, mine de rien, le prochain album, il arrive très bientôt. Le 30 août. Ce serait bien d'avoir fini avant qu'il sorte. Et on est franchement loin d'être au bout de notre effort. Souvenons-nous : nous nous demandions pourquoi l'homme est méchant, pourquoi il éprouve une telle haine envers son prochain et pourquoi, malgré cette haine, il persiste à vouloir vivre en société. Notre première hypothèse a pris du plomb dans l'aile. On était parti du principe qu'il était mauvais par nature, mais cette notion de nature s'est révélée fumeuse pour deux raisons : la première, c'est qu'on ne voit pas en quoi elle nous pousserait plus à la haine qu'à l'amour, plus à la méfiance qu'à la confiance, quelle que soit la manière dont on l'envisage. La seconde parce qu'il est possible de s'amender. De changer. C'est ce que montre le film Gran Torino, que j'ai enfin vu ce matin, c'est ce que montre Le Retour du Jedi, c'est ce à quoi cet album de musique nous invite. À se faire amour. C'est pas étonnant de la part d'un punk qui a vécu une expérience d'amour cosmique entouré de hippies dans sa jeunesse. Il raconte ça dans A Perfect Union of Contradictory Things, tout le passage autour du « Rainbow gathering » dans les Smoky Mountains. C'est ça qu'on a vu dans notre espèce d'immense digression, dans notre effort pour évoquer la structure de l'album et la signification des diverses chansons, jusqu'à notre extraordinaire envolée lyrique autour de Sainte Cécile. Si on peut changer, c'est qu'en nous, la nature n'est rien, la culture est tout, ceci dit pour parler comme un vieux con de prof de philo.
Continuons là-dessus pour le moment. La haine sans doute nous vient de notre « Kultur », c'est-à-dire de l'état de notre culture collective, tant matérielle que spirituelle, l'ensemble donc du monde constitué par nos techniques, notre organisation sociale, notre morale, notre droit, l'ensemble des choses faites collectivement et dans lesquelles nous naissons et évoluons, ensemble d'éléments donc qui nous constituent intimement parce que nous y baignons depuis toujours. Puisque notre monde est haïssable—il suffit d'ouvrir son journal le matin pour s'en rendre compte, pas étonnant qu'on soit très vite des paquets de nerfs prêts à se jeter à la gorge les uns des autres. Ce qui nous en ferait sortir serait cette autre culture qu'est la « Bildung », l'autoformation morale de l'individu à travers les expériences qu'il traverse et par lesquels il puise dans ce que la Kultur lui offre pour construire son propre jugement, ses valeurs, sa personne. C'est dire que la Bildung passe nécessairement par une critique des manières de vivre et de penser de sa propre communauté. D'où l'importance dans ce processus des œuvres d'arts : les artistes étant par nature des outsiders, leurs productions sont un bon point d'appui pour voir les choses autrement et pour vivre autrement. Des œuvres d'art, et des rassemblements hippie dans les Smoky Mountains.

Si j'avais un marteau, je taperai le jour


Les deux dernières chansons de l'album nous permettent à la fois de préciser et de remettre en cause notre hypothèse d'une origine culturelle de la haine et des paradoxes dans lesquels elle nous plonge. Intension évoque quelques moments clés des débuts de l'humanité pendant lesquels la violence de l'homme se déchaîne. Mais l'ambiguïté y est de mise : on ne sait pas l'origine de la violence : repose-t-elle en nous, en notre volonté de faire le mal, nos désirs, notre « intention », ou vient-elle de la présence autour de nous d'outils particuliers qui nous mettent dans la situation délicate d'avoir à choisir entre amour et haine, accueil et rejet, qui opposent donc une nature bonne mais corruptible à un environnement qui appelle mécaniquement la violence. Right in Two ne semble pas tellement nous permettre de décider, même si elle propose une théorie de l'homme—somme toute classique, la chanson se contentant de décrire la violence des hommes vue du point de vue, extérieur et distancié, des anges ; elle soulève de nouvelles contradictions, oui, mais se dispense de les résoudre. Charge à nous, donc, de le faire. Mais plus tard ça, d'abord, faut creuser Intension.


Moved by will alone


Intension évoque deux moments clés des débuts de l'humanité : la sédentarisation et la création des premières armes. Ces deux moments en eux-mêmes tendent à faire dire que l'origine de la haine nous vient de nos outils et de nos modes de vie. Mais c'est pas si simple. Peut-on vraiment dire que l'existence des armes produit en nous l'envie de tuer ? Notez que c'est là tout le débat autour des armes à feu aux USA. Ne faut-il pas pour avoir l'idée de créer des armes avoir déjà l'intention de tuer ? Ne peut-on pas posséder une arme sans jamais l'utiliser ? A-t-elle vraiment la force de nous transformer en assassin ? Pour éviter de nous laisser perdre, notons d'abord qu'ici, il n'est plus question de regarder l'individu mais l'espèce humaine en général. C'est de ce point de vue qu'il faut lire ces deux chansons et ce n'est qu'ensuite que l'on pourra regarder ce qu'il en est de l'individu. Que lui arrive-t-il à cette humanité d'après la chanson ?

D'abord, elle apparaît, elle commence. « Pure as we begin » : elle est innocente dans tous les sens du terme : simple, naïve peut-être, moralement bonne et n'est pas souillée par des désirs ou des actes négatifs. Aucune haine, donc, aucune envie de meurtre, aucun plaisir pris à la souffrance d'autrui. Il est dit aussi qu'elle est « moved by will alone ». La forme passive ici est irritante. La volonté est une force active, c'est un pouvoir dont l'homme dispose, une de ses facultés. Par elle il est capable de contrôler ses pensées, ses désirs, ses décisions (ainsi si je pense que Régis est un con, je peux me dire que c'est pas très Charlie et me retenir de le dire, même me forcer à changer d'idée à son sujet), de les orienter vers un objet (ex : « elle voudrait enfin si je le permets, déjeuner en paix »), de s'efforcer enfin à réaliser sa volonté ; ce qu'on appelle faire preuve de volonté (« L'Amérique, je la veux et je l'aurais »). L'humanité semble donc être libre, ce que la chanson suivante confirme par ailleurs. Mais à la forme passive, c'est comme si l'homme subissait cette volonté de l'extérieur et n'était pas libre du tout. Ainsi l'humanité pourrait essayer de contrôler ses idées (en se disant que la guerre c'est mal, en célébrant les armistices et non les déclarations de guerre), s'efforcer d'agir en ce sens (en créant l'ONU et les conventions de Genève par exemple), elle serait condamnée à vouloir un objet particulier, ici, la violence plutôt que la paix, la mort des autres plutôt que leur survie (la guerre est toujours brandie comme l'instrument de la paix, la violence l'emporte donc toujours). Cela est bizarre mais tout à fait compréhensible si on donne son sens plein à « moved » et en marquant sa différence avec « ruled ». La conduite de l'homme n'est pas réglée par la volonté, l'humanité ne jouit pas d'une liberté de chaque instant, elle ne peut pas s'autodéterminer. L'autodétermination étant une des composante de la liberté, l'humanité n'est donc pas libre, elle n'est pas « guidée par sa seule volonté ». Contradiction apparente : c'est qu'on subit collectivement une sorte d'inertie morale, le poids d'habitudes acquises que l'on a pourtant contracté librement, mais qui nous contraignent maintenant. Difficile en effet de changer du tout au tout un comportement chaque jour plus ancien et plus profondément ancré en nous. L'homme a été mis en mouvement par la volonté, mais il est prisonnier aujourd'hui d'un choix passé, qui ne cesse de déployer ses conséquences.


Quel est ce choix primitif ?
Je serai tenté de dire la technique, mais comme je ne veux pas me lancer dans tout un développement sur l'ustensilité du monde naturel, je me contenterai de dire pour gagner du temps : la sédentarisation. Et c'est elle qui a contraint l'homme a forger des armes. Tous nos maux viendraient de là et cette fois il ne suffira pas de marcher 30 minutes par jours pour contrer ses effets délétères. Mais prenons les choses dans l'ordre : quand et pourquoi nous sommes-nous laissés aller à choisir ce mode de vie catastrophique ? Le mode de vie nomade qui était le notre avant était-il si paisible que ça ? Après tout, les Mongols sont un peuple nomade et ils ont bien ravagé le continent de la chine jusqu'à chez nous alors bon ...

« Pure as we begin
Here we have a stone,
Gaver, place and raise, so
Shelter turns to home. »
Pure as we begin
Here we have a stone,
Throw to stay the stranger,
Swore to crush his bones. »

Il semble au premier regard que la sédentarisation vient du fait que l'homme a découvert un outil, la pierre, et face à cet outil il est placé face à une alternative entre deux intentions, deux desseins, deux buts et deux actes techniques par lesquels accomplir ces derniers : soit les empiler pour fabriquer des maisons, soit les jeter pour tuer les autres. Mais nos connaissances sur les débuts de l'humanité nous permettent de dire que ces deux couplets ne posent pas une alternative, mais une conséquence. C'est parce que nous avons érigé des maisons que nous nous retrouvons à devoir jeter des pierres sur les étrangers. L'outil donc nous impose par lui-même un certain comportement sur lequel nous n'avons plus la maîtrise.

Il est question au début du passage d'un mode d'habitation à un autre, de la « transformation de l'abri en maison ». Cette transformation porte un nom : la sédentarisation. Elle commence vraiment entre 9000 et 5000 avant notre ère, marquant le début du néolithique. Les traces les plus anciennes remontent jusqu'à 12 000 avant notre ère, dans la vallée du Jourdain. Ce serait de là qu'elle se serait par la suite étendue vers l'Europe et le reste du monde. L'abri, par définition temporaire, est caractéristique du paléolithique. Et contrairement aux idées reçues, c'était rarement des cavernes. Patrick Nuttgens, dans son Histoire de l'Architecture, nous apprend qu'il y a deux principales manières de construire un habitat, « soit en posant un bloc sur un autre, soit en confectionnant une armature ou un squelette ensuite recouvert d'un revêtement » apte à protéger du vent, du froid et de la pluie. Comme une tente. Si l'habitat paléolithique est surtout de ce deuxième type, réalisé avec les matériaux trouvés sur place, parfois des os de mammouth, la maison néolithique est typiquement de l'autre type : un empilement de pierres ou de blocs d'argile ou de brique. « Gaver, place and raise » renvoie évidemment à la technique architecturale, on réunit, installe les pierres et ainsi érige la maison (ronde, avec un toit en forme de dôme), mais aussi aux personnes qui vont l'habiter : on réunit les personnes, on leur donne un rang social, une place parmi les autres, on élève les enfants. Mais cette éducation et ce rang n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient lorsqu'on était nomades. Ainsi, avec l'apparition de la maison, on assiste à une transformation complète des modes de vie, des idées, de l'organisation sociale, etc. L'homme est intégralement modifié. C'est ce que Jean Guilaine évoque dans « Du Proche-Orient à l'Atlantique. Actualité de la recherche sur le Néolithique » lorsqu'il écrit :

« Certains auteurs estiment que le fondement du Néolithique repose prioritairement sur une sorte de domestication sociale des individus : avec la sédentarisation, la maison devient le cœur de nouveaux rapports sociaux; toute personne va devenir un élément contrôlé dans un système de relations qui finira par générer l’apparition de groupes dominants. »

Ce contrôle des individus et de leur comportement passe par une série de distinctions : faibles et forts, nobles et roturiers, autochtones et étrangers. Or cette labellisation s'accompagne d'idées toutes faites : l'étranger ne peut être qu'une menace. Ce pourquoi on lui jette des pierres, ce pourquoi on « jure de lui briser les os », comme un Bane de base rêvant de Batman. C'est quelque-chose que l'on voit avec les sociétés primitives, qui entretiennent entre elles des rapports de cordiale animosité et prennent mille précautions pour échanger entre elles, comme en atteste la pratique du « troc à la muette », échange qui s'opère sans rencontre en déposant puis récupérant les marchandises dans une plaine ou un endroit neutre, chaque tribu posant et récupérant les marchandises quand l'autre ne s'y trouve pas. On pourrait aussi citer Jared Diamond, qui écrit dans « Le Monde Jusqu'à Hier » :

« S'il vous arrive de croiser un inconnu sur votre territoire, vous devez le supposer potentiellement dangereux parce qu'il est probable (étant donné les dangers d'un voyage en des régions non familières) que cette personne soit en fait un éclaireur chergé de préparer une razzia ou un massacre contre votre groupe, un intrus parti à la chasse ou en quête de ressources à voler ou encore qui désire enlever une femme en âge d'être épousée. »

Et ceci, qui fait écho au Race et Civilisation de Claude Levi-Strauss :

« Les locuteurs du dialecte !kung du centre de la région Nyae Nyae se désignent entre eux commes des jũ/wãsi, jũ signifiant « personne », si étant le suffixe du pluriel et wã signifiant à peu près : « vrai, bon, honnête, propre, inoffensif ». Dans la région, les échanges de visites entre personnes apparentées créent des liens personnels de familiarité qui unissent les dix-neuf bandes et leur millier environ de membres et en font tous des jũ/wãsi. L'antonyme jũ/dole (où dole a le sens de « mauvais, inconnu, dangereux ») s'applique à tous les blancs, tous les bantous et même aux!Kung qui parlent le même dialecte mais appartiennent à un groupe éloigné avec lequel vous n'aviez ni parents ni connaissances. Comme les membres d'autres petites sociétés, les!Kung se méfient des étrangers ».

Voilà qui permet de comprendre comment la maison transforme les mentalités : tous ceux qui y vivent ou vivent suffisamment proche pour pouvoir y venir régulièrement sont pas seulement familiers, mais bons, propres, honnêtes, inoffensifs. Ce qui veut dire que tous les autres sont mauvais, sales, fourbes et dangereux. D'où le besoin de leur jeter des pierres. Mais on ne leur jette pas des pierre par haine pour eux, c'est cela le pire, mais par amour pour les siens. C'est pour protéger qu'on attaque. Qu'on jure de briser les os de l'autre. C'est pas parce qu'on pense à mal, mais parce qu'on a une manière expéditive de faire le bien. Et c'est cela encore que l'on voyait dans Vicarious, la première chanson de l'album. La télé ne nous donne pas à voir le sort de nos proches : le téléphone, le bar, facebook y suffit. La télé nous montre le sort d'inconnus que l'on met à distance de soi parce qu'on n'a pas l'habitude de les voir. À la télé, par exemple, tous les Afghans sont soit des talibans qu'il faut exterminer, soit de lâches pleurnichards qui ne défendent pas assez leur pays. Point. Avec une telle vision du monde, pas étonnant qu'on puisse se réjouir de leur mort. On comprend mieux ainsi où réside le nœud de la contradiction : c'est dans la mesure exacte où on tisse des liens avec des personnes que l'on va être tenté de faire preuve d'animosité envers les inconnus, c'est dans la mesure même où l'on s'identifie à certains que l'on va se distinguer violemment des autres, si bien qu'amour et haine sont indissolublement liés et qu'on ne peut pas opposer sociabilité et asociabilité. Les deux vont de paire ce qui arrange pas vraiment nos affaires.