mercredi 7 août 2019

TOOL 10 000 DAYS (8)


The story so far ...


Il serait peut-être temps de reprendre nos réflexions là elles ont été abandonnées. Parce que, mine de rien, le prochain album, il arrive très bientôt. Le 30 août. Ce serait bien d'avoir fini avant qu'il sorte. Et on est franchement loin d'être au bout de notre effort. Souvenons-nous : nous nous demandions pourquoi l'homme est méchant, pourquoi il éprouve une telle haine envers son prochain et pourquoi, malgré cette haine, il persiste à vouloir vivre en société. Notre première hypothèse a pris du plomb dans l'aile. On était parti du principe qu'il était mauvais par nature, mais cette notion de nature s'est révélée fumeuse pour deux raisons : la première, c'est qu'on ne voit pas en quoi elle nous pousserait plus à la haine qu'à l'amour, plus à la méfiance qu'à la confiance, quelle que soit la manière dont on l'envisage. La seconde parce qu'il est possible de s'amender. De changer. C'est ce que montre le film Gran Torino, que j'ai enfin vu ce matin, c'est ce que montre Le Retour du Jedi, c'est ce à quoi cet album de musique nous invite. À se faire amour. C'est pas étonnant de la part d'un punk qui a vécu une expérience d'amour cosmique entouré de hippies dans sa jeunesse. Il raconte ça dans A Perfect Union of Contradictory Things, tout le passage autour du « Rainbow gathering » dans les Smoky Mountains. C'est ça qu'on a vu dans notre espèce d'immense digression, dans notre effort pour évoquer la structure de l'album et la signification des diverses chansons, jusqu'à notre extraordinaire envolée lyrique autour de Sainte Cécile. Si on peut changer, c'est qu'en nous, la nature n'est rien, la culture est tout, ceci dit pour parler comme un vieux con de prof de philo.
Continuons là-dessus pour le moment. La haine sans doute nous vient de notre « Kultur », c'est-à-dire de l'état de notre culture collective, tant matérielle que spirituelle, l'ensemble donc du monde constitué par nos techniques, notre organisation sociale, notre morale, notre droit, l'ensemble des choses faites collectivement et dans lesquelles nous naissons et évoluons, ensemble d'éléments donc qui nous constituent intimement parce que nous y baignons depuis toujours. Puisque notre monde est haïssable—il suffit d'ouvrir son journal le matin pour s'en rendre compte, pas étonnant qu'on soit très vite des paquets de nerfs prêts à se jeter à la gorge les uns des autres. Ce qui nous en ferait sortir serait cette autre culture qu'est la « Bildung », l'autoformation morale de l'individu à travers les expériences qu'il traverse et par lesquels il puise dans ce que la Kultur lui offre pour construire son propre jugement, ses valeurs, sa personne. C'est dire que la Bildung passe nécessairement par une critique des manières de vivre et de penser de sa propre communauté. D'où l'importance dans ce processus des œuvres d'arts : les artistes étant par nature des outsiders, leurs productions sont un bon point d'appui pour voir les choses autrement et pour vivre autrement. Des œuvres d'art, et des rassemblements hippie dans les Smoky Mountains.

Si j'avais un marteau, je taperai le jour


Les deux dernières chansons de l'album nous permettent à la fois de préciser et de remettre en cause notre hypothèse d'une origine culturelle de la haine et des paradoxes dans lesquels elle nous plonge. Intension évoque quelques moments clés des débuts de l'humanité pendant lesquels la violence de l'homme se déchaîne. Mais l'ambiguïté y est de mise : on ne sait pas l'origine de la violence : repose-t-elle en nous, en notre volonté de faire le mal, nos désirs, notre « intention », ou vient-elle de la présence autour de nous d'outils particuliers qui nous mettent dans la situation délicate d'avoir à choisir entre amour et haine, accueil et rejet, qui opposent donc une nature bonne mais corruptible à un environnement qui appelle mécaniquement la violence. Right in Two ne semble pas tellement nous permettre de décider, même si elle propose une théorie de l'homme—somme toute classique, la chanson se contentant de décrire la violence des hommes vue du point de vue, extérieur et distancié, des anges ; elle soulève de nouvelles contradictions, oui, mais se dispense de les résoudre. Charge à nous, donc, de le faire. Mais plus tard ça, d'abord, faut creuser Intension.


Moved by will alone


Intension évoque deux moments clés des débuts de l'humanité : la sédentarisation et la création des premières armes. Ces deux moments en eux-mêmes tendent à faire dire que l'origine de la haine nous vient de nos outils et de nos modes de vie. Mais c'est pas si simple. Peut-on vraiment dire que l'existence des armes produit en nous l'envie de tuer ? Notez que c'est là tout le débat autour des armes à feu aux USA. Ne faut-il pas pour avoir l'idée de créer des armes avoir déjà l'intention de tuer ? Ne peut-on pas posséder une arme sans jamais l'utiliser ? A-t-elle vraiment la force de nous transformer en assassin ? Pour éviter de nous laisser perdre, notons d'abord qu'ici, il n'est plus question de regarder l'individu mais l'espèce humaine en général. C'est de ce point de vue qu'il faut lire ces deux chansons et ce n'est qu'ensuite que l'on pourra regarder ce qu'il en est de l'individu. Que lui arrive-t-il à cette humanité d'après la chanson ?

D'abord, elle apparaît, elle commence. « Pure as we begin » : elle est innocente dans tous les sens du terme : simple, naïve peut-être, moralement bonne et n'est pas souillée par des désirs ou des actes négatifs. Aucune haine, donc, aucune envie de meurtre, aucun plaisir pris à la souffrance d'autrui. Il est dit aussi qu'elle est « moved by will alone ». La forme passive ici est irritante. La volonté est une force active, c'est un pouvoir dont l'homme dispose, une de ses facultés. Par elle il est capable de contrôler ses pensées, ses désirs, ses décisions (ainsi si je pense que Régis est un con, je peux me dire que c'est pas très Charlie et me retenir de le dire, même me forcer à changer d'idée à son sujet), de les orienter vers un objet (ex : « elle voudrait enfin si je le permets, déjeuner en paix »), de s'efforcer enfin à réaliser sa volonté ; ce qu'on appelle faire preuve de volonté (« L'Amérique, je la veux et je l'aurais »). L'humanité semble donc être libre, ce que la chanson suivante confirme par ailleurs. Mais à la forme passive, c'est comme si l'homme subissait cette volonté de l'extérieur et n'était pas libre du tout. Ainsi l'humanité pourrait essayer de contrôler ses idées (en se disant que la guerre c'est mal, en célébrant les armistices et non les déclarations de guerre), s'efforcer d'agir en ce sens (en créant l'ONU et les conventions de Genève par exemple), elle serait condamnée à vouloir un objet particulier, ici, la violence plutôt que la paix, la mort des autres plutôt que leur survie (la guerre est toujours brandie comme l'instrument de la paix, la violence l'emporte donc toujours). Cela est bizarre mais tout à fait compréhensible si on donne son sens plein à « moved » et en marquant sa différence avec « ruled ». La conduite de l'homme n'est pas réglée par la volonté, l'humanité ne jouit pas d'une liberté de chaque instant, elle ne peut pas s'autodéterminer. L'autodétermination étant une des composante de la liberté, l'humanité n'est donc pas libre, elle n'est pas « guidée par sa seule volonté ». Contradiction apparente : c'est qu'on subit collectivement une sorte d'inertie morale, le poids d'habitudes acquises que l'on a pourtant contracté librement, mais qui nous contraignent maintenant. Difficile en effet de changer du tout au tout un comportement chaque jour plus ancien et plus profondément ancré en nous. L'homme a été mis en mouvement par la volonté, mais il est prisonnier aujourd'hui d'un choix passé, qui ne cesse de déployer ses conséquences.


Quel est ce choix primitif ?
Je serai tenté de dire la technique, mais comme je ne veux pas me lancer dans tout un développement sur l'ustensilité du monde naturel, je me contenterai de dire pour gagner du temps : la sédentarisation. Et c'est elle qui a contraint l'homme a forger des armes. Tous nos maux viendraient de là et cette fois il ne suffira pas de marcher 30 minutes par jours pour contrer ses effets délétères. Mais prenons les choses dans l'ordre : quand et pourquoi nous sommes-nous laissés aller à choisir ce mode de vie catastrophique ? Le mode de vie nomade qui était le notre avant était-il si paisible que ça ? Après tout, les Mongols sont un peuple nomade et ils ont bien ravagé le continent de la chine jusqu'à chez nous alors bon ...

« Pure as we begin
Here we have a stone,
Gaver, place and raise, so
Shelter turns to home. »
Pure as we begin
Here we have a stone,
Throw to stay the stranger,
Swore to crush his bones. »

Il semble au premier regard que la sédentarisation vient du fait que l'homme a découvert un outil, la pierre, et face à cet outil il est placé face à une alternative entre deux intentions, deux desseins, deux buts et deux actes techniques par lesquels accomplir ces derniers : soit les empiler pour fabriquer des maisons, soit les jeter pour tuer les autres. Mais nos connaissances sur les débuts de l'humanité nous permettent de dire que ces deux couplets ne posent pas une alternative, mais une conséquence. C'est parce que nous avons érigé des maisons que nous nous retrouvons à devoir jeter des pierres sur les étrangers. L'outil donc nous impose par lui-même un certain comportement sur lequel nous n'avons plus la maîtrise.

Il est question au début du passage d'un mode d'habitation à un autre, de la « transformation de l'abri en maison ». Cette transformation porte un nom : la sédentarisation. Elle commence vraiment entre 9000 et 5000 avant notre ère, marquant le début du néolithique. Les traces les plus anciennes remontent jusqu'à 12 000 avant notre ère, dans la vallée du Jourdain. Ce serait de là qu'elle se serait par la suite étendue vers l'Europe et le reste du monde. L'abri, par définition temporaire, est caractéristique du paléolithique. Et contrairement aux idées reçues, c'était rarement des cavernes. Patrick Nuttgens, dans son Histoire de l'Architecture, nous apprend qu'il y a deux principales manières de construire un habitat, « soit en posant un bloc sur un autre, soit en confectionnant une armature ou un squelette ensuite recouvert d'un revêtement » apte à protéger du vent, du froid et de la pluie. Comme une tente. Si l'habitat paléolithique est surtout de ce deuxième type, réalisé avec les matériaux trouvés sur place, parfois des os de mammouth, la maison néolithique est typiquement de l'autre type : un empilement de pierres ou de blocs d'argile ou de brique. « Gaver, place and raise » renvoie évidemment à la technique architecturale, on réunit, installe les pierres et ainsi érige la maison (ronde, avec un toit en forme de dôme), mais aussi aux personnes qui vont l'habiter : on réunit les personnes, on leur donne un rang social, une place parmi les autres, on élève les enfants. Mais cette éducation et ce rang n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient lorsqu'on était nomades. Ainsi, avec l'apparition de la maison, on assiste à une transformation complète des modes de vie, des idées, de l'organisation sociale, etc. L'homme est intégralement modifié. C'est ce que Jean Guilaine évoque dans « Du Proche-Orient à l'Atlantique. Actualité de la recherche sur le Néolithique » lorsqu'il écrit :

« Certains auteurs estiment que le fondement du Néolithique repose prioritairement sur une sorte de domestication sociale des individus : avec la sédentarisation, la maison devient le cœur de nouveaux rapports sociaux; toute personne va devenir un élément contrôlé dans un système de relations qui finira par générer l’apparition de groupes dominants. »

Ce contrôle des individus et de leur comportement passe par une série de distinctions : faibles et forts, nobles et roturiers, autochtones et étrangers. Or cette labellisation s'accompagne d'idées toutes faites : l'étranger ne peut être qu'une menace. Ce pourquoi on lui jette des pierres, ce pourquoi on « jure de lui briser les os », comme un Bane de base rêvant de Batman. C'est quelque-chose que l'on voit avec les sociétés primitives, qui entretiennent entre elles des rapports de cordiale animosité et prennent mille précautions pour échanger entre elles, comme en atteste la pratique du « troc à la muette », échange qui s'opère sans rencontre en déposant puis récupérant les marchandises dans une plaine ou un endroit neutre, chaque tribu posant et récupérant les marchandises quand l'autre ne s'y trouve pas. On pourrait aussi citer Jared Diamond, qui écrit dans « Le Monde Jusqu'à Hier » :

« S'il vous arrive de croiser un inconnu sur votre territoire, vous devez le supposer potentiellement dangereux parce qu'il est probable (étant donné les dangers d'un voyage en des régions non familières) que cette personne soit en fait un éclaireur chergé de préparer une razzia ou un massacre contre votre groupe, un intrus parti à la chasse ou en quête de ressources à voler ou encore qui désire enlever une femme en âge d'être épousée. »

Et ceci, qui fait écho au Race et Civilisation de Claude Levi-Strauss :

« Les locuteurs du dialecte !kung du centre de la région Nyae Nyae se désignent entre eux commes des jũ/wãsi, jũ signifiant « personne », si étant le suffixe du pluriel et wã signifiant à peu près : « vrai, bon, honnête, propre, inoffensif ». Dans la région, les échanges de visites entre personnes apparentées créent des liens personnels de familiarité qui unissent les dix-neuf bandes et leur millier environ de membres et en font tous des jũ/wãsi. L'antonyme jũ/dole (où dole a le sens de « mauvais, inconnu, dangereux ») s'applique à tous les blancs, tous les bantous et même aux!Kung qui parlent le même dialecte mais appartiennent à un groupe éloigné avec lequel vous n'aviez ni parents ni connaissances. Comme les membres d'autres petites sociétés, les!Kung se méfient des étrangers ».

Voilà qui permet de comprendre comment la maison transforme les mentalités : tous ceux qui y vivent ou vivent suffisamment proche pour pouvoir y venir régulièrement sont pas seulement familiers, mais bons, propres, honnêtes, inoffensifs. Ce qui veut dire que tous les autres sont mauvais, sales, fourbes et dangereux. D'où le besoin de leur jeter des pierres. Mais on ne leur jette pas des pierre par haine pour eux, c'est cela le pire, mais par amour pour les siens. C'est pour protéger qu'on attaque. Qu'on jure de briser les os de l'autre. C'est pas parce qu'on pense à mal, mais parce qu'on a une manière expéditive de faire le bien. Et c'est cela encore que l'on voyait dans Vicarious, la première chanson de l'album. La télé ne nous donne pas à voir le sort de nos proches : le téléphone, le bar, facebook y suffit. La télé nous montre le sort d'inconnus que l'on met à distance de soi parce qu'on n'a pas l'habitude de les voir. À la télé, par exemple, tous les Afghans sont soit des talibans qu'il faut exterminer, soit de lâches pleurnichards qui ne défendent pas assez leur pays. Point. Avec une telle vision du monde, pas étonnant qu'on puisse se réjouir de leur mort. On comprend mieux ainsi où réside le nœud de la contradiction : c'est dans la mesure exacte où on tisse des liens avec des personnes que l'on va être tenté de faire preuve d'animosité envers les inconnus, c'est dans la mesure même où l'on s'identifie à certains que l'on va se distinguer violemment des autres, si bien qu'amour et haine sont indissolublement liés et qu'on ne peut pas opposer sociabilité et asociabilité. Les deux vont de paire ce qui arrange pas vraiment nos affaires.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire