The story so far ...
Il serait peut-être temps de reprendre
nos réflexions là elles ont été abandonnées. Parce que, mine de
rien, le prochain album, il arrive très bientôt. Le 30 août. Ce
serait bien d'avoir fini avant qu'il sorte. Et on est franchement
loin d'être au bout de notre effort. Souvenons-nous : nous nous
demandions pourquoi l'homme est méchant, pourquoi il éprouve une
telle haine envers son prochain et pourquoi, malgré cette haine, il
persiste à vouloir vivre en société. Notre première hypothèse a
pris du plomb dans l'aile. On était parti du principe qu'il était
mauvais par nature, mais cette notion de nature s'est révélée
fumeuse pour deux raisons : la première, c'est qu'on ne voit
pas en quoi elle nous pousserait plus à la haine qu'à l'amour, plus
à la méfiance qu'à la confiance, quelle que soit la manière dont
on l'envisage. La seconde parce qu'il est possible de s'amender. De
changer. C'est ce que montre le film Gran Torino, que j'ai enfin vu
ce matin, c'est ce que montre Le Retour du Jedi, c'est ce à quoi cet
album de musique nous invite. À se faire amour. C'est pas étonnant
de la part d'un punk qui a vécu une expérience d'amour cosmique
entouré de hippies dans sa jeunesse. Il raconte ça dans A Perfect
Union of Contradictory Things, tout le passage autour du « Rainbow
gathering » dans les Smoky Mountains. C'est ça qu'on a vu dans
notre espèce d'immense digression, dans notre effort pour évoquer
la structure de l'album et la signification des diverses chansons,
jusqu'à notre extraordinaire envolée lyrique autour de Sainte
Cécile. Si on peut changer, c'est qu'en nous, la nature n'est rien,
la culture est tout, ceci dit pour parler comme un vieux con de prof
de philo.
Continuons là-dessus pour le moment.
La haine sans doute nous vient de notre « Kultur »,
c'est-à-dire de l'état de notre culture collective, tant matérielle
que spirituelle, l'ensemble donc du monde constitué par nos
techniques, notre organisation sociale, notre morale, notre droit,
l'ensemble des choses faites collectivement et dans lesquelles nous
naissons et évoluons, ensemble d'éléments donc qui nous
constituent intimement parce que nous y baignons depuis toujours.
Puisque notre monde est haïssable—il suffit d'ouvrir son journal
le matin pour s'en rendre compte, pas étonnant qu'on soit très vite
des paquets de nerfs prêts à se jeter à la gorge les uns des
autres. Ce qui nous en ferait sortir serait cette autre culture
qu'est la « Bildung », l'autoformation morale de
l'individu à travers les expériences qu'il traverse et par lesquels
il puise dans ce que la Kultur lui offre pour construire son propre
jugement, ses valeurs, sa personne. C'est dire que la Bildung passe
nécessairement par une critique des manières de vivre et de penser
de sa propre communauté. D'où l'importance dans ce processus des
œuvres d'arts : les artistes étant par nature des outsiders,
leurs productions sont un bon point d'appui pour voir les choses
autrement et pour vivre autrement. Des œuvres d'art, et des
rassemblements hippie dans les Smoky Mountains.
Si j'avais un marteau, je taperai le jour
Les deux dernières chansons de l'album
nous permettent à la fois de préciser et de remettre en cause notre
hypothèse d'une origine culturelle de la haine et des paradoxes dans
lesquels elle nous plonge. Intension évoque quelques moments clés
des débuts de l'humanité pendant lesquels la violence de l'homme se
déchaîne. Mais l'ambiguïté y est de mise : on ne sait pas
l'origine de la violence : repose-t-elle en nous, en notre
volonté de faire le mal, nos désirs, notre « intention »,
ou vient-elle de la présence autour de nous d'outils particuliers
qui nous mettent dans la situation délicate d'avoir à choisir entre
amour et haine, accueil et rejet, qui opposent donc une nature bonne
mais corruptible à un environnement qui appelle mécaniquement la
violence. Right in Two ne semble pas tellement nous permettre de
décider, même si elle propose une théorie de l'homme—somme toute
classique, la chanson se contentant de décrire la violence des
hommes vue du point de vue, extérieur et distancié, des anges ;
elle soulève de nouvelles contradictions, oui, mais se dispense de
les résoudre. Charge à nous, donc, de le faire. Mais plus tard ça,
d'abord, faut creuser Intension.
Moved by will alone
Intension évoque deux moments clés
des débuts de l'humanité : la sédentarisation et la création
des premières armes. Ces deux moments en eux-mêmes tendent à faire
dire que l'origine de la haine nous vient de nos outils et de nos
modes de vie. Mais c'est pas si simple. Peut-on vraiment dire que
l'existence des armes produit en nous l'envie de tuer ? Notez
que c'est là tout le débat autour des armes à feu aux USA. Ne
faut-il pas pour avoir l'idée de créer des armes avoir déjà
l'intention de tuer ? Ne peut-on pas posséder une arme sans
jamais l'utiliser ? A-t-elle vraiment la force de nous
transformer en assassin ? Pour éviter de nous laisser perdre,
notons d'abord qu'ici, il n'est plus question de regarder l'individu
mais l'espèce humaine en général. C'est de ce point de vue qu'il
faut lire ces deux chansons et ce n'est qu'ensuite que l'on pourra
regarder ce qu'il en est de l'individu. Que lui arrive-t-il à cette
humanité d'après la chanson ?
D'abord, elle apparaît, elle commence.
« Pure as we begin » : elle est innocente dans tous
les sens du terme : simple, naïve peut-être, moralement bonne
et n'est pas souillée par des désirs ou des actes négatifs. Aucune
haine, donc, aucune envie de meurtre, aucun plaisir pris à la
souffrance d'autrui. Il est dit aussi qu'elle est « moved by
will alone ». La forme passive ici est irritante. La volonté
est une force active, c'est un pouvoir dont l'homme dispose, une de
ses facultés. Par elle il est capable de contrôler ses pensées,
ses désirs, ses décisions (ainsi si je pense que Régis est un con,
je peux me dire que c'est pas très Charlie et me retenir de le dire,
même me forcer à changer d'idée à son sujet), de les orienter
vers un objet (ex : « elle voudrait enfin si je le
permets, déjeuner en paix »), de s'efforcer enfin à réaliser
sa volonté ; ce qu'on appelle faire preuve de volonté
(« L'Amérique, je la veux et je l'aurais »). L'humanité
semble donc être libre, ce que la chanson suivante confirme par
ailleurs. Mais à la forme passive, c'est comme si l'homme subissait
cette volonté de l'extérieur et n'était pas libre du tout. Ainsi
l'humanité pourrait essayer de contrôler ses idées (en se disant
que la guerre c'est mal, en célébrant les armistices et non les
déclarations de guerre), s'efforcer d'agir en ce sens (en créant
l'ONU et les conventions de Genève par exemple), elle serait
condamnée à vouloir un objet particulier, ici, la violence plutôt
que la paix, la mort des autres plutôt que leur survie (la guerre
est toujours brandie comme l'instrument de la paix, la violence
l'emporte donc toujours). Cela est bizarre mais tout à fait
compréhensible si on donne son sens plein à « moved »
et en marquant sa différence avec « ruled ». La conduite
de l'homme n'est pas réglée par la volonté, l'humanité ne jouit
pas d'une liberté de chaque instant, elle ne peut pas
s'autodéterminer. L'autodétermination étant une des composante de
la liberté, l'humanité n'est donc pas libre, elle n'est pas
« guidée par sa seule volonté ». Contradiction
apparente : c'est qu'on subit collectivement une sorte
d'inertie morale, le poids d'habitudes acquises que l'on a pourtant
contracté librement, mais qui nous contraignent maintenant.
Difficile en effet de changer du tout au tout un comportement chaque
jour plus ancien et plus profondément ancré en nous. L'homme a été
mis en mouvement par la volonté, mais il est prisonnier aujourd'hui
d'un choix passé, qui ne cesse de déployer ses conséquences.
Quel est ce choix primitif ?
Je serai tenté de dire la technique,
mais comme je ne veux pas me lancer dans tout un développement sur
l'ustensilité du monde naturel, je me contenterai de dire pour
gagner du temps : la sédentarisation. Et c'est elle qui a
contraint l'homme a forger des armes. Tous nos maux viendraient de là
et cette fois il ne suffira pas de marcher 30 minutes par jours pour
contrer ses effets délétères. Mais prenons les choses dans
l'ordre : quand et pourquoi nous sommes-nous laissés aller à
choisir ce mode de vie catastrophique ? Le mode de vie nomade
qui était le notre avant était-il si paisible que ça ? Après
tout, les Mongols sont un peuple nomade et ils ont bien ravagé le
continent de la chine jusqu'à chez nous alors bon ...
« Pure as we begin
Here we have a stone,
Gaver, place and raise, so
Shelter turns to home. »
Pure as we begin
Here we have a stone,
Throw to stay the stranger,
Swore to crush his bones. »
Il semble au premier regard que la
sédentarisation vient du fait que l'homme a découvert un outil, la
pierre, et face à cet outil il est placé face à une alternative
entre deux intentions, deux desseins, deux buts et deux actes
techniques par lesquels accomplir ces derniers : soit les
empiler pour fabriquer des maisons, soit les jeter pour tuer les
autres. Mais nos connaissances sur les débuts de l'humanité nous
permettent de dire que ces deux couplets ne posent pas une
alternative, mais une conséquence. C'est parce que nous avons érigé
des maisons que nous nous retrouvons à devoir jeter des pierres sur
les étrangers. L'outil donc nous impose par lui-même un certain
comportement sur lequel nous n'avons plus la maîtrise.
Il est question au début du passage
d'un mode d'habitation à un autre, de la « transformation de
l'abri en maison ». Cette transformation porte un nom : la
sédentarisation. Elle commence vraiment entre 9000 et 5000 avant
notre ère, marquant le début du néolithique. Les traces les plus
anciennes remontent jusqu'à 12 000 avant notre ère, dans la vallée
du Jourdain. Ce serait de là qu'elle se serait par la suite étendue
vers l'Europe et le reste du monde. L'abri, par définition
temporaire, est caractéristique du paléolithique. Et contrairement
aux idées reçues, c'était rarement des cavernes. Patrick
Nuttgens, dans son Histoire de l'Architecture, nous apprend qu'il y a
deux principales manières de construire un habitat, « soit en
posant un bloc sur un autre, soit en confectionnant une armature ou
un squelette ensuite recouvert d'un revêtement » apte à
protéger du vent, du froid et de la pluie. Comme une tente. Si
l'habitat paléolithique est surtout de ce deuxième type, réalisé
avec les matériaux trouvés sur place, parfois des os de mammouth,
la maison néolithique est typiquement de l'autre type : un
empilement de pierres ou de blocs d'argile ou de brique. « Gaver,
place and raise » renvoie évidemment à la technique
architecturale, on réunit, installe les pierres et ainsi érige la
maison (ronde, avec un toit en forme de dôme), mais aussi aux
personnes qui vont l'habiter : on réunit les personnes, on leur
donne un rang social, une place parmi les autres, on élève les
enfants. Mais cette éducation et ce rang n'ont plus rien à voir
avec ce qu'ils étaient lorsqu'on était nomades. Ainsi, avec
l'apparition de la maison, on assiste à une transformation complète
des modes de vie, des idées, de l'organisation sociale, etc. L'homme
est intégralement modifié. C'est ce que Jean Guilaine évoque dans
« Du
Proche-Orient à l'Atlantique. Actualité de la recherche sur le
Néolithique » lorsqu'il écrit :
« Certains auteurs estiment que le fondement du Néolithique repose prioritairement sur une sorte de domestication sociale des individus : avec la sédentarisation, la maison devient le cœur de nouveaux rapports sociaux; toute personne va devenir un élément contrôlé dans un système de relations qui finira par générer l’apparition de groupes dominants. »
Ce contrôle des
individus et de leur comportement passe par une série de
distinctions : faibles et forts, nobles et roturiers,
autochtones et étrangers. Or cette labellisation s'accompagne
d'idées toutes faites : l'étranger ne peut être qu'une
menace. Ce pourquoi on lui jette des pierres, ce pourquoi on « jure
de lui briser les os », comme un Bane de base rêvant de
Batman. C'est quelque-chose que l'on voit avec les sociétés
primitives, qui entretiennent entre elles des rapports de cordiale
animosité et prennent mille précautions pour échanger entre elles,
comme en atteste la pratique du « troc à la muette »,
échange qui s'opère sans rencontre en déposant puis récupérant
les marchandises dans une plaine ou un endroit neutre, chaque tribu
posant et récupérant les marchandises quand l'autre ne s'y trouve
pas. On pourrait aussi citer Jared Diamond, qui écrit dans « Le
Monde Jusqu'à Hier » :
« S'il vous arrive de croiser un inconnu sur votre territoire, vous devez le supposer potentiellement dangereux parce qu'il est probable (étant donné les dangers d'un voyage en des régions non familières) que cette personne soit en fait un éclaireur chergé de préparer une razzia ou un massacre contre votre groupe, un intrus parti à la chasse ou en quête de ressources à voler ou encore qui désire enlever une femme en âge d'être épousée. »
Et ceci, qui fait
écho au Race et Civilisation de Claude Levi-Strauss :
« Les locuteurs du dialecte !kung du centre de la région Nyae Nyae se désignent entre eux commes des jũ/wãsi, jũ signifiant « personne », si étant le suffixe du pluriel et wã signifiant à peu près : « vrai, bon, honnête, propre, inoffensif ». Dans la région, les échanges de visites entre personnes apparentées créent des liens personnels de familiarité qui unissent les dix-neuf bandes et leur millier environ de membres et en font tous des jũ/wãsi. L'antonyme jũ/dole (où dole a le sens de « mauvais, inconnu, dangereux ») s'applique à tous les blancs, tous les bantous et même aux!Kung qui parlent le même dialecte mais appartiennent à un groupe éloigné avec lequel vous n'aviez ni parents ni connaissances. Comme les membres d'autres petites sociétés, les!Kung se méfient des étrangers ».
Voilà
qui permet de comprendre comment la maison transforme les
mentalités : tous ceux qui y vivent ou vivent suffisamment
proche pour pouvoir y venir régulièrement sont pas seulement
familiers, mais bons, propres, honnêtes, inoffensifs. Ce qui veut
dire que tous les autres sont mauvais, sales, fourbes et dangereux.
D'où le besoin de leur jeter des pierres. Mais on ne leur jette pas
des pierre par haine pour eux, c'est cela le pire, mais par amour
pour les siens. C'est pour protéger qu'on attaque. Qu'on jure de
briser les os de l'autre. C'est pas parce qu'on pense à mal, mais
parce qu'on a une manière expéditive de faire le bien. Et c'est
cela encore que l'on voyait dans Vicarious, la première chanson de
l'album. La télé ne nous donne pas à voir le sort de nos proches :
le téléphone, le bar, facebook y suffit. La télé nous montre le
sort d'inconnus que l'on met à distance de soi parce qu'on n'a pas
l'habitude de les voir. À la télé, par exemple, tous les Afghans
sont soit des talibans qu'il faut exterminer, soit de lâches
pleurnichards qui ne défendent pas assez leur pays. Point. Avec une
telle vision du monde, pas étonnant qu'on puisse se réjouir de leur
mort. On comprend mieux ainsi où réside le nœud de la
contradiction : c'est dans la mesure exacte où on tisse des
liens avec des personnes que l'on va être tenté de faire preuve
d'animosité envers les inconnus, c'est dans la mesure même où l'on
s'identifie à certains que l'on va se distinguer violemment des
autres, si bien qu'amour et haine sont indissolublement liés et
qu'on ne peut pas opposer sociabilité et asociabilité. Les deux
vont de paire ce qui arrange pas vraiment nos affaires.
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