samedi 6 juillet 2019

Feu le programme de philosophie


La philo au lycée est en pleine mutation. Sauce Cronenberg. Mi-philo mi-français fondus ensemble dans une monstruosité génétique informe. Humanités poids-mouche, clash poids lourd entre les profs qui défendent comme ils peuvent l'idée, élevée, qu'ils se font de l'éducation contre la vision néolibérale du gouvernement. Je vais pas prendre parti là-dedans j'en profite juste pour parler du programme qu'on abandonne, qui certes a des défauts, mes anciens collègues n'hésitent jamais à le dire, mais qui a surtout des qualités. Des qualités narratives en quelques sortes, qui lui confèrent une grande élégance. Genre grande dame habillée de mots.


Voilà comment je le vois :



Particulier Universel
Universel
LA RAISON ET LE REEL
Collectif
LA CULTURE
LA POLITIQUE
Individuel
LE SUJET
LA MORALE


Ce programme c'était une sorte de Roman de formation à l'allemande, un voyage qui mène du sujet à la morale. Mais on le voit bien ici, morale et sujet c'est un peu le même bonhomme. On en revient toujours à soi comme on dit. On tourne en rond quoi, aucun intérêt, nul. Comme disaient les romains dans ce palindrome qui tourne en rond lui-même, on tourne en rond dans la nuit et on se consume dans les flammes. L'enfer quoi. Affreux. Inutile, vain, stupide.
Que non ! Allez donc dire ça aux athlètes qui font leur tour de piste, qu'ils sont que des couillons d'avoir couru comme ça, pour revenir à leur point de départ. Qu'ils avaient qu'à s'asseoir. Ils y gagnent, au delà de la compétition, à l'entraînement, ils y gagnent en endurance, en vitesse, ils se dépassent et ainsi trouvent le moyen d'être plus que ce qu'ils étaient, d'être meilleurs. Pour eux, c'est question de performance. Pour nous, en philo, c'est autre chose, mais au fond, on tourne en rond pour devenir un meilleur soi-même. Plus moral, plus juste, surtout plus attentif. C'est le cœur du truc, vraiment. In girum imus nocte et consumimur igni, c'est beau justement parce que ça tourne et qu'au « gni » on ressort tout éclairé. Et même les manèges qui ne font que nous faire tourner en rond les uns derrière les autres on les aime, on les apprécie, on dépense des fortunes là-dedans parce que finalement on en retire quelque chose. Enfin je veux bien le croire, moi j'ai jamais aimé ça les manèges mais je reconnais qu'il y a un plaisir enfantin dans le fait de tourner sur soi-même à s'en donner le tournis, la tête sur un bâton ou levé vers le ciel, qu'on doit bien retrouver dans toutes les sociétés. La philosophie n'est rien d'autre que ce jeu, élevé aux derniers raffinements de l'esprit. Et c'est beau. Beau comme un double rainbow.

Plus prosaïquement, on part du sujet. Du premier type venu enfermé dans sa particularité. Je dis bien enfermé parce qu'au départ on se vit comme unique réalité, on ne fait pas tout de suite la différence entre soi et le reste du monde, qu'on ne perçoit de toute façon qu'à peine. Le nouveau-né hallucine le sein qui le nourrit plus qu'il ne le perçoit. Il s'identifie à tout, puis à tout ce qui lui apporte du plaisir, à tout ce qui est bon et bien, et rejette comme extérieure toute source de souffrance. Même la faim. Gros problème de catégories mais passons. Ce stade du développement n'est pas si éloigné de la mentalité de certains narcissiques, qui savent tout mieux que tout le monde, qui à les écouter incarneraient à eux-seul tout ce qu'il y a de beau et de bon et de sain et de merveilleux dans le monde. Mais on est tous un peu comme ça remarquez. L'effet Dunning-Kruger d'ailleurs nous le dit bien : moins on en sait, plus on croit savoir et plus on a tendance à se la jouer supérieur. Comme un pov'môme. Comme Lil Wayne avec son solo de guitare et Lucky monologuant dans En Attendant Godot.

C'est cette suffisance du sujet, qui métaphysiquement s'enfle jusqu'au solipsisme, cette conviction que le contenu de la conscience est le tout de la réalité vraie, qu'il faut briser. L'inconscient (on n'est pas même ce que l'on croit être), le désir (on ne se suffit pas à soi-même), autrui (c'est par le regard de l'autre que l'on peut espérer être quoi que ce soit), le temps (à la fin on va tous mourir et il n'en restera rien, on pèse pas bien lourd), toutes notions rattachées au Sujet, sont là pour ruiner les prétentions puériles de l'individu.

Dans ce naufrage on s'affole, agrippant tout ce qu'on peut. On trouve la culture comme planche de salut et on s'y accroche pour pas se noyer. Voyez, on croit tous au même dieu (religion), on a les mêmes habitudes, les mêmes manières de faire (technique), on parle d'un même langage des mêmes solos de guitare de Lil Wayne (l'art), on appartient à un truc, grand et solide, qui crache des lumières dans le ciel le 14 juillet mais là encore ça ne tient pas deux secondes. Faut en rabattre à la prétention de sa culture à être l'optimum auquel l'humanité doit aspirer. Larguer les amarres loin de tout ça. Alors on se rejette vers plus solide, plus vaste, peu susceptible de dérive. Le réel tel quel, les choses sans jugement acceptées telles qu'elles sont. C'est l'idéal de la raison en tout cas : dire le réel tel qu'il est. La contemplation de la nature, de ses régularités et de ses lois, qu'elles nous plaisent ou non.
Tout corps plongé dans un liquide ressort mouillé. Toute baleine tombant du ciel d'une hauteur de plusieurs kilomètres arrive nécessairement aux mêmes conclusions que Descartes. Ce genre de lois.
Ça est, donc je dois l'accepter. Bruce Baghemil nous montre qu'au moins 450 espèces animales ont des rapports homosexuels, ce qui ne remet pas en cause la survie des espèces concernées. Donc on doit s'y faire quitte à bouffer son chapeau: ça ne peut pas être contre-nature et ce qui est dans la nature il faut l'accepter.

Là on entre dans le subtile, mais c'est ce programme était le bébé de Kantiens, alors il y a du Kant partout en sous-texte, mais c'est là contemplation de ces lois immuables qui selon kant servent de modèle ou plutôt d'incitation aux lois que l'on va établir entre les hommes. La nature tend à l'équilibre, construit des écosystèmes où les espèces s'assurent par leur action une survie mutuelle et ordonnée, et cet équilibre est recherché au niveau collectif par la politique, au niveau individuel par la morale. La législation politique étant le pont entre les lois naturelles et l'étique personnelle. On rejoue ainsi les niveaux déjà traversés, mais non plus pour les ravager, pour les naufrager, mais pour les reconstruire sur des bases concertées, afin d'en limiter les effets négatifs et d'en renforcer les bons aspects. Espérons-nous afin d'être heureux et de le rester, de le rester plus longtemps en tout cas que lorsqu'on cherchait aveuglément à s'étendre aux dimensions de l'univers et à n'être plein que de soi-même. Pour ça que le programme, arrivé à la Morale, derrière le Devoir met côte à côte la Liberté et le Bonheur. Vous me direz, quand on voit la politique qu'on se paye, ne serait-ce qu'en terme d'éducation, quand on voit la diplomatie menée par des va-t-en-guerre hystériques, on est loin du compte. Sans parler du reste. Que tout ça c'est que du vent. Bah oui mais, justement, c'est parce qu'on manque de philosophie tout ça, parce qu'on n'a pas assez suivi les cours en terminale. Et comme ce programme est caduque maintenant, je vais m'autoriser une petite toquade, je vais refaire mes cours ici, les livrer au public pour l'édification des esprits. Et pour m'occuper le temps. Surtout pour m'occuper le temps.

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