mercredi 6 novembre 2019

Radicalité 6 (fin) : la radicalité et les institutions politiques


Il est temps de finir. Pas de conclure, juste de finir. Afin d'avoir une chance de relancer ces réflexions depuis un autre angle. Un jour. Je vais pas continuer à faire des petits tableaux, je vais me contenter de poser une question. Et d'y répondre, là encore en prenant les choses d'assez haut. Il s'agira de creuser dans le concret après. Un jour.
Pourquoi la radicalité a-t-elle si mauvaise presse ?

On pourrait bien sûr surfer continuellement sur les confusions entre radicalité, extrémisme et violence pour répondre d'un haussement d'épaules avec tout la force de conviction du « bon sens », mais on a bien vu que si le mot sert aussi à disqualifier un Benoît Hamon au sein de son propre camp, c'est que vraiment les choses vont beaucoup plus loin que ça.

La conférence avait eu lieu avant les élections présidentielles, mais je crois que de toute façon elles n'ont rien changé, fondamentalement ; elles ont rendu plus visible ce qui déjà se savait depuis longtemps, à savoir que le parti socialiste et l'ump, enfin, les républicains maintenant, ne sont que deux familles concurrentes d'une même tendance politique. Maintenant cette tendance a son parti attitré : la république en marche. La réponse que je vais tenter là, tient en une idée simple, mais que je vais devoir dérouler en trois temps. L'idée simple la voilà, elle a rien d'extraordinaire : la radicalité est un repoussoir parce qu'elle recouvre tout ce qui menace le pouvoir et la possession exclusive de ce pouvoir entre les mains de quelques-uns. Elle est un repoussoir même pour le plus grand nombre, pour cette simple raison que culture du plus grand nombre est essentiellement celle des quelques dominants. Donc d'un côté, c'est un repoussoir parce que ce qui va être nommé « radicalité » s'oppose aux intérêts dominants, d'autre part parce qu'elle conteste la culture hégémonique à laquelle nous sommes tous soumis. Je ne me vois pas me lancer tout de suite dans des discussions sur l'hégémonie, je ne vais que très rapidement aborder le premier point. Développé en trois temps, autour de trois grandes oppositions : entre république et démocratie ; entre partis politiques et pluralisme ; entre néolibéralisme et autodétermination.

La république contre la démocratie

Prenons les choses avec ordre. La France est une République démocratique dont la devise reprend la définition que donne Lincoln de la démocratie dans son discours de Gettysburg : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Il y a bien d'autres éléments dans la constitution qu'il faudrait prendre en compte mais ce qui m'intéresse ici c'est cette tension qui existe entre république et démocratie. Que la constitution ne résout pas et qui éclate donc nécessairement à intervalles réguliers. C'est que la république se définit de diverses manières. D'une part par la séparation des pouvoirs. Cette définition nous vient de Montesquieu. D'autre part par le seul fait des élections. Les élections font la république donc ; pas nécessairement la démocratie. C'est dire qu'être en république n'est pas une garantie suffisante de voir ses droits défendus. La démocratie, ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » semble seule être la garantie d'une défense d'abord du « bien commun », de la « volonté générale » et de la défense des droits individuels et collectifs. Et elle devrait l'être et le rester malgré le passage par la « représentation », la souveraineté du peuple s'exerçant directement (élections et référendums), oui, mais surtout indirectement, par la voie de représentants. C'est là un des lieux de tension : qui sont ces représentants, jusqu'à quel point sont-ils représentatifs et en passer par eux n'est-il pas un moyen de mettre le peuple à l'écart des lieux de pouvoir ? Les élections républicaines, jusqu'à un certain point, entraînent l'effondrement des aspects les plus démocratiques.
En effet République et démocratie s'harmonisent mal : la république s'est même construite en opposition à la démocratie autant qu'en opposition aux régimes monarchistes et impériaux.

Ce pouvoir du peuple par le peuple est dès le début écarté, passé à la trappe : les femmes sont exclues de la tribune, le suffrage censitaire est instauré et ce n'est que très tardivement que l'on vote au suffrage universel. Le régime présidentiel, qui, contrairement à ce que préconisait Montesquieu, fait passer l'exécutif au dessus du législatif, éloigne structurellement le peuple du pouvoir, et ce d'autant plus que les voies pour accéder au pouvoir ne sont ouvertes qu'à un petit nombre. Si bien qu'en fait, l'élu lui-même n'est plus issu du peuple. 
Il est évidemment de nationalité française, toujours, mais est-il du peuple ? Qu'entendre par là ? Car si la république est indivisible, le peuple, lui, est partagé. Il y a des classes, il y a des situations diverses, certaines plus favorables que d'autres et nous savons que depuis les années 70 il y a moins de mobilité sociale, une disparition croissante des élus issus des classes ouvrières, etc. Le peuple, c'est la totalité de ces classes, y compris les plus populaires. Or ces dernières n'ont plus voie au chapitre. On est donc face à une captation du pouvoir du peuple par une sorte d'aristocratie (gouvernement des meilleurs), d'oligarchie (du petit nombre), de ploutocratie (des plus riches), en un mot, quelque chose qui n'est plus démocratique. Si tout le monde peut entrer en politique, il serait absurde de le nier, très peu au fond peuvent être des élus. Dans une telle configuration, va être dit radical tout ce qui menacera l'emprise qu'exerce ce petit nombre sur le peuple, sur les outils du pouvoir, tout ce qui s'oppose aux intérêts de ce petit nombre et tout ce qui conteste les discours hégémoniques qui justifient cette emprise. C'est ainsi qu'on peut comprendre, philosophiquement, cette condamnation de Hamon, ce discours comme quoi sa radicalité l'aurait séparé de sa famille politique socialiste-libérale. Parce que oui, si chacun a un revenu minimum garanti, fatalement on a du temps libéré pour penser, comprendre le monde, agir avec des associations, se réunir ; en un mot : devenir une force politique. Tout ce qu'il ne faut pas : le loisir et l'activité politique doivent rester le fait de quelques-uns. D'où le rejet par principe de toute tentative de démocratie directe, de refonte véritable des institutions.

Mais si Hamon peut être dit radical—je le dis maintenant : je ne l'utilise autant que parce que je l'évoquais en introduction, pas parce que je suis un fervent partisan qui chercherait à le réhabiliter, du tout—c'est bien qu'il y a des partis, des hommes politiques qui, du sein même des institutions, menacent cet ordre injuste du monde. C'est bien qu'il y a des partis qui sont là pour défendre les intérêts du peuple et que les choses ne vont pas si mal—que l'on vit bien en démocratie.

Les partis politiques contre le pluralisme

C'est oublier que cette captation du pouvoir se double d'une raréfaction des options politiques crédibles. Cette raréfaction permet de tolérer jusqu'à un certain point des éléments qui a priori devraient être menaçants. Cette raréfaction découle paradoxalement de l'existence des partis politiques censés être les garants du pluralisme. Rousseau déjà dans le Contrat Social mettait en garde contre les partis, Simone Weil reconduit cette critique dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques. Elle y montre bien que le parti exerce une pression collective sur la pensée de chacun de ses membres, exerce par la propagande une pression collective sur la population et remplace ainsi la recherche commune du bien public, de la justice et de la vérité par celle de l'intérêt personnel des dirigeants du parti, l'intérêt particulier du parti lui-même, imposés à tous par la propagande et la pression collective qui s'exerce au sein du parti. Sur les membres du parti, inévitablement, parce qu'ils doivent faire bloc derrière le candidat, tous doivent jouer la campagne, le contre-exemple nous a été donné par le PS pendant les dernières présidentielles, un manque de pression fait imploser le parti. Sur la population parce qu'il s'agit de trouver des électeurs, donc de tordre la pensée de ceux qui sont proches du parti, puis sensiblement éloignés de lui, afin de gagner. Le parti doit façonner et homogénéiser la pensée politique du peuple. Du coup, là où, pour Rousseau, un citoyen = une pensée politique, aujourd'hui, c'est plutôt un parti = une pensée politique, imposée à un grand nombre de citoyens.
Les partis participent donc ainsi d'un rétrécissement de la pensée politique et d'un dévoiement de l'activité politique. Les partis amènent les individus à participer et à légitimer des démarches, des idées, des discours, des projets, avec lesquels ils ne sont pas forcément en accord et qui peuvent même aller contre leur intérêt.

Ce rétrécissement structurel de la pensée et des options politiques se double d'un rétrécissement stratégique imposé par le scrutin en deux tours. De tout le spectre politique—extrême droite, droite dure, droite, centre, gauche, gauche dure, extrême gauche—seuls au fond la droite et la gauche sont des « partis de gouvernement ». C'est là l'expression consacrée. Les autres n'ont donc aucune chance. Le centre est là comme variable d'ajustement entre les deux partis de gouvernement, les partis les plus à gauche ou les plus à droite servent soit de caution démocratique, soit de lanceurs de thèmes politiques : on vote pour eux aux premiers tours pour faire monter des thèmes qui seront par la suite saisis par les « partis de gouvernement ». Saisis en parole, pour servir à leur victoire, pas en actes. Les autres servent de caution : « si les Français voulaient d'un gouvernement Lutte Ouvrière, ils voteraient pour. Nous sommes bien en démocratie, puisque la possibilité de voter extrême gauche existe ; et cette démocratie est bien faite, puisque personne ne le fait ». Mais si personne ne le fait ce n'est qu'à cause de cette culture hégémonique qui les fait passer pour de doux rêveurs ou de dangereux incendiaires très à côtés des exigences de la fonction et des nécessités de l'époque. Reste alors cette alternance gauche-droite. Est-elle une alternance d'option politique ? Oui, en discours, « mon ennemi c'est la finance », parce que les discours empruntent aux sensibilités radicales, qu'il faut séduire ; mais en actes, la seule différence entre la droite libérale et la gauche libérale, c'est que la gauche est plus brutale dans ses mesures libérales. Et dans cette brutalité même, ces partis libéraux vont nommer « radicaux » tous ceux qui s'éloigne trop de ce centre libéral disputé et tout ce qui, venu des marges, exige sans atténuation d'exister dans cette lutte gauche-droite, vient y bousculer leur « agenda politique ». Ces marges recueillent les partis d'opposition, les associations, les manifestations politiques diverses qui sortent du rôle que les dominants leurs assignent. Ainsi l'écologie politique est toujours disqualifiée, associations autant qu'Europe-écologie les Verts. Au centre ne sont recevables que de calamiteuses politiques écologiques décidées en accord avec les lobbies. Face auxquelles l'écologie politique doit s'effacer. Ceux qui manifestent pour leurs droits, qui dérangent, qui refusent de faire les choses comme on leur dit, sont maintenant aussi considérés, sociologiquement, comme radicalisés ; là encore, pour clore sur les exemples et définitions évoquées et critiquées dans les premiers temps de cette réflexion.

Néolibéralisme contre autodétermination
Ces deux logiques se sont renforcées depuis les dernières présidentielles. C'est ce qu'il nous reste à voir. D'une part, les attaques contre la démocratie n'ont jamais été aussi forcenées. À tel point que la République même en est déformée. Il faut déterminer pourquoi. D'autre part l'éventail des options politiques crédibles se limite maintenant à ce nouveau parti du centre qui a dévasté la vie politique. Épuisement définitif de l'éventail politique. Reste à identifier ce qu'est cette dernière option qu'on nous propose et quelles sont ses conséquences.

Commençons avec la réduction de l'éventail politique. La République en Marche, en se constituant en « bloc bourgeois », a réuni droite et gauche libérales et pro-UE, siphonnant donc une grande part de l'électorat des « partis de gouvernement ». On n'a donc plus guère que La République en Marche comme choix, c'est en tout cas ce qu'on nous impose comme idée par des efforts considérables pour effacer les autres partis, renvoyés médiatiquement à leur inexistence, à l'exception du seul Rassemblement National. Cela dans le but de placer les électeurs devant un choix qui n'en est plus un.
Mais quelles sont les caractéristiques de cet « extrême centre » ? Pour l'historien Pierre Serna, c'est un courant politique qui dès la fin du XVIIIe siècle naît en réaction à la révolution et aboutira à l'empire. Ce courant se définit par son opportunisme politique et par sa modération langagière : en parole, c'est un mouvement d'apaisement et de conciliation, mais dans les faits, la politique mise en place est la plus brutale qui soit. L'autoritarisme et la coercition y sont débridés, autorisés d'une part par la prévalence de l'exécutif sur le législatif, d'autre part par la criminalisation des idées politiques, des oppositions politiques même quand elles manifestent d'authentiques aspirations démocratiques. Aspirations qui, on l'aura compris, ne peuvent qu'entrer en conflit avec les buts et les méthodes de cet extrême centre.

On reconnaît là évidemment les traits du gouvernement actuel : le discours de conciliation structuré autour de la coexistence des contraires (le « en même temps ») autorise tous les opportunismes et masque en fait des aspirations purement autoritaires qui éclatent à travers les « petites phrases » du président, pleines de mépris et de violence, mais aussi à travers toute sa politique et sa gestion brutale des manifestations. Nous voyons aussi qu'il étouffe la représentation populaire en corsetant l'assemblée nationale et les aspirations démocratiques en écartant d'un revers de main tout « radicalisme » au profit de ce qu'on nous présente comme des positions pragmatiques, auxquelles donc par définition on doit se plier. Mais qui détermine quelles sont ces positions pragmatiques ? À en croire Serna, mais aussi à en croire Mauduit dans son ouvrage sur « La Caste », c'est la grande administration d’État, trustée par les représentants de l'extrême-centre (Serna), aujourd'hui essentiellement les inspecteurs des finances de Bercy, issus de grandes écoles qui se sont toujours pensées en opposition à la démocratie et qui, depuis les années 80 et les grandes vagues de privatisations, évoluent entre le privé et le public, passant allégrement de l'un à l'autre, au bénéfice surtout des grandes banques d'investissement et des grandes multinationales (Mauduit). Or cette technocratie économique est pragmatique en ce qui concerne ses propres intérêts, mais pour le peuple, ses préconisations, devenues aujourd'hui de véritables décisions, sont catastrophiques : réduire à tout prix l’État, privatiser au maximum, favoriser systématiquement les grandes fortunes et les grands groupes, choisir quelque soit la situation l'austérité plutôt que la relance, ça ne fonctionne pas. Par pour l’État en tout cas. Ni pour le peuple qui, il faut le dire, se trouve soumis à un programme politique et économique décidé et mis en place essentiellement par des individus qui n'ont jamais été élus.

Quel est aujourd'hui la situation de la radicalité, si tant est qu'il y ait un sens à parler ainsi ?
On l'a dit rapidement, les positions radicales, c'est-à-dire qui se fondent sur de fortes convictions politiques sont évacuées de la vie politique institutionnelle. Il n'y a plus de convictions politiques à l'heure actuelle à la tête de l’État, juste une conviction économique ultra-libérale qui ne peut penser l’État et la politique que du point de vue du marché. Or du point de vue du marché, donc des banques d'investissement et des grandes entreprises cotées en bourse, la politique, faite de convictions, de délibérations, de votes, de débats, est une entrave. Mais ce que les institutions politiques rejettent ne meurt pas, mais survit dans les marges et le destin d'une conviction politique forte qui ne trouve pas à s'exprimer et à se faire entendre par le vote, trouve d'autres manières de se faire entendre. Extinction Rébellion, comme on en parle beaucoup, est la réponse au rejet institutionnel de l'écologie politique, jugée radicale. Et pour cause, elle est fondée sur des convictions. Rejet qui se fait au nom d'une politique écologique pragmatique, sans conviction ni efficace. Qu'en haut lieu on craigne que ce mouvement n'en guide certains vers un écoterrorisme est d'ailleurs parlant. Cependant, le meilleur moyen d'empêcher cela, d'empêcher que la radicalité politique, finalement saine lorsqu'elle est encadré par la vie publique, ne vire à l’extrémisme, n'est-ce pas justement de remettre la politique, le conflit des convictions, au cœur de la vie publique ?
Or, malheureusement, il est bien là le problème, cette place au cœur des institutions ne sera jamais accordée par les représentants de l'extrême-centre, qui ont tout intérêt à l'empêcher ; la radicalité politique est donc condamnée à faire effraction dans la vie publique. Le choix des moyens décidera de sa réussite.


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