Il est temps de finir. Pas de conclure,
juste de finir. Afin d'avoir une chance de relancer ces réflexions
depuis un autre angle. Un jour. Je vais pas continuer à faire des
petits tableaux, je vais me contenter de poser une question. Et d'y
répondre, là encore en prenant les choses d'assez haut. Il s'agira
de creuser dans le concret après. Un jour.
Pourquoi la radicalité a-t-elle si
mauvaise presse ?
On pourrait bien sûr surfer
continuellement sur les confusions entre radicalité, extrémisme et
violence pour répondre d'un haussement d'épaules avec tout la force
de conviction du « bon sens », mais on a bien vu que si
le mot sert aussi à disqualifier un Benoît Hamon au sein de son
propre camp, c'est que vraiment les choses vont beaucoup plus loin
que ça.
La conférence avait eu lieu avant les
élections présidentielles, mais je crois que de toute façon elles
n'ont rien changé, fondamentalement ; elles ont rendu plus
visible ce qui déjà se savait depuis longtemps, à savoir que le
parti socialiste et l'ump, enfin, les républicains maintenant, ne
sont que deux familles concurrentes d'une même tendance politique.
Maintenant cette tendance a son parti attitré : la république
en marche. La réponse que je vais tenter là, tient en une idée
simple, mais que je vais devoir dérouler en trois temps. L'idée
simple la voilà, elle a rien d'extraordinaire : la radicalité
est un repoussoir parce qu'elle recouvre tout ce qui menace le
pouvoir et la possession exclusive de ce pouvoir entre les mains de
quelques-uns. Elle est un repoussoir même pour le plus grand nombre,
pour cette simple raison que culture du plus grand nombre est
essentiellement celle des quelques dominants. Donc d'un côté, c'est
un repoussoir parce que ce qui va être nommé « radicalité »
s'oppose aux intérêts dominants, d'autre part parce qu'elle
conteste la culture hégémonique à laquelle nous sommes tous
soumis. Je ne me vois pas me lancer tout de suite dans des
discussions sur l'hégémonie, je ne vais que très rapidement
aborder le premier point. Développé en trois temps, autour de trois
grandes oppositions : entre république et démocratie ;
entre partis politiques et pluralisme ; entre néolibéralisme
et autodétermination.
La république contre la démocratie
Prenons les choses avec ordre. La
France est une République démocratique dont la devise reprend la
définition que donne Lincoln de la démocratie dans son discours de
Gettysburg : « gouvernement du peuple, par le peuple et
pour le peuple ». Il y a bien d'autres éléments dans la
constitution qu'il faudrait prendre en compte mais ce qui m'intéresse
ici c'est cette tension qui existe entre république et démocratie. Que la constitution ne résout pas et qui éclate donc nécessairement
à intervalles réguliers. C'est que la république se définit de
diverses manières. D'une part par la séparation des pouvoirs. Cette
définition nous vient de Montesquieu. D'autre part par le seul fait
des élections. Les élections font la république donc ; pas
nécessairement la démocratie. C'est dire qu'être en république
n'est pas une garantie suffisante de voir ses droits défendus. La
démocratie, ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour
le peuple » semble seule être la garantie d'une défense
d'abord du « bien commun », de la « volonté
générale » et de la défense des droits individuels et
collectifs. Et elle devrait l'être et le rester malgré le passage
par la « représentation », la souveraineté du peuple
s'exerçant directement (élections et référendums), oui, mais surtout indirectement, par la voie de représentants. C'est là un des lieux de tension : qui sont ces représentants, jusqu'à quel point sont-ils représentatifs et en passer par eux n'est-il pas un moyen de mettre le peuple à l'écart des lieux de pouvoir ? Les élections républicaines, jusqu'à un certain point, entraînent l'effondrement des aspects les plus démocratiques.
En effet République et démocratie
s'harmonisent mal : la république s'est même construite en
opposition à la démocratie autant qu'en opposition aux régimes
monarchistes et impériaux.
Ce pouvoir du peuple par le peuple est
dès le début écarté, passé à la trappe : les femmes sont
exclues de la tribune, le suffrage censitaire est instauré et ce
n'est que très tardivement que l'on vote au suffrage universel.
Le régime présidentiel, qui, contrairement à ce que préconisait
Montesquieu, fait passer l'exécutif au dessus du législatif,
éloigne structurellement le peuple du pouvoir, et ce d'autant plus que les voies pour accéder au pouvoir ne sont ouvertes qu'à un petit nombre. Si bien
qu'en fait, l'élu lui-même n'est plus issu du peuple.
Il est évidemment de
nationalité française, toujours, mais est-il du peuple ?
Qu'entendre par là ? Car si la république est indivisible, le
peuple, lui, est partagé. Il y a des classes, il y a des situations
diverses, certaines plus favorables que d'autres et nous savons que
depuis les années 70 il y a moins de mobilité sociale, une
disparition croissante des élus issus des classes ouvrières, etc.
Le peuple, c'est la totalité de ces classes, y compris les plus
populaires. Or ces dernières n'ont plus voie au chapitre. On est
donc face à une captation du pouvoir du peuple par une sorte
d'aristocratie (gouvernement des meilleurs), d'oligarchie (du petit
nombre), de ploutocratie (des plus riches), en un mot, quelque chose
qui n'est plus démocratique. Si tout le monde peut entrer en
politique, il serait absurde de le nier, très peu au fond peuvent
être des élus. Dans une telle configuration, va être dit radical
tout ce qui menacera l'emprise qu'exerce ce petit nombre sur le
peuple, sur les outils du pouvoir, tout ce qui s'oppose aux intérêts
de ce petit nombre et tout ce qui conteste les discours hégémoniques
qui justifient cette emprise. C'est ainsi qu'on peut comprendre,
philosophiquement, cette condamnation de Hamon, ce discours comme
quoi sa radicalité l'aurait séparé de sa famille politique
socialiste-libérale. Parce que oui, si chacun a un revenu minimum
garanti, fatalement on a du temps libéré pour penser, comprendre le
monde, agir avec des associations, se réunir ; en un mot :
devenir une force politique. Tout ce qu'il ne faut pas : le
loisir et l'activité politique doivent rester le fait de
quelques-uns. D'où le rejet par principe de toute tentative de
démocratie directe, de refonte véritable des institutions.
Mais si Hamon
peut être dit radical—je le dis maintenant : je ne l'utilise
autant que parce que je l'évoquais en introduction, pas parce
que je suis un fervent partisan qui chercherait à le réhabiliter, du
tout—c'est bien qu'il y a des partis, des hommes politiques qui, du
sein même des institutions, menacent cet ordre injuste du monde.
C'est bien qu'il y a des partis qui sont là pour défendre les
intérêts du peuple et que les choses ne vont pas si mal—que l'on
vit bien en démocratie.
Les partis politiques contre le pluralisme
C'est oublier que cette captation du
pouvoir se double d'une raréfaction des options politiques
crédibles. Cette raréfaction permet de tolérer jusqu'à un certain
point des éléments qui a priori devraient être menaçants. Cette
raréfaction découle paradoxalement de l'existence des partis
politiques censés être les garants du pluralisme. Rousseau déjà
dans le Contrat Social mettait
en garde contre les partis, Simone Weil reconduit cette critique dans
sa Note sur la suppression générale des partis
politiques. Elle y montre bien
que le parti exerce une pression collective sur la pensée de chacun
de ses membres, exerce par la propagande une pression collective sur
la population et remplace ainsi la recherche commune du bien public,
de la justice et de la vérité par celle de l'intérêt personnel
des dirigeants du parti, l'intérêt particulier du parti lui-même,
imposés à tous par la propagande et la pression collective qui
s'exerce au sein du parti. Sur les membres du parti, inévitablement,
parce qu'ils doivent faire bloc derrière le candidat, tous doivent
jouer la campagne, le contre-exemple nous a été donné par le PS
pendant les dernières présidentielles, un manque de pression fait
imploser le parti. Sur la population parce qu'il s'agit de trouver
des électeurs, donc de tordre la pensée de ceux qui sont proches du
parti, puis sensiblement éloignés de lui, afin de gagner. Le parti
doit façonner et homogénéiser la pensée politique du peuple. Du
coup, là où, pour Rousseau, un citoyen = une pensée politique,
aujourd'hui, c'est plutôt un parti = une pensée politique, imposée
à un grand nombre de citoyens.
Les partis
participent donc ainsi d'un rétrécissement de la pensée politique
et d'un dévoiement de l'activité politique. Les partis amènent les
individus à participer et à légitimer des démarches, des idées,
des discours, des projets, avec lesquels ils ne sont pas forcément
en accord et qui peuvent même aller contre leur intérêt.
Ce rétrécissement
structurel de la pensée et des options politiques se double d'un
rétrécissement stratégique imposé par le scrutin en deux tours.
De tout le spectre politique—extrême droite, droite dure, droite,
centre, gauche, gauche dure, extrême gauche—seuls au fond la
droite et la gauche sont des « partis de gouvernement ».
C'est là l'expression consacrée. Les autres n'ont donc aucune
chance. Le centre est là comme variable d'ajustement entre les deux
partis de gouvernement, les partis les plus à gauche ou les plus à
droite servent soit de caution démocratique, soit de lanceurs de
thèmes politiques : on vote pour eux aux premiers tours pour
faire monter des thèmes qui seront par la suite saisis par les
« partis de gouvernement ». Saisis en parole, pour servir
à leur victoire, pas en actes. Les autres servent de caution :
« si les Français voulaient d'un gouvernement Lutte Ouvrière,
ils voteraient pour. Nous sommes bien en démocratie, puisque la
possibilité de voter extrême gauche existe ; et cette
démocratie est bien faite, puisque personne ne le fait ». Mais
si personne ne le fait ce n'est qu'à cause de cette culture
hégémonique qui les fait passer pour de doux rêveurs ou de
dangereux incendiaires très à côtés des exigences de la fonction
et des nécessités de l'époque. Reste alors cette alternance
gauche-droite. Est-elle une alternance d'option politique ? Oui,
en discours, « mon ennemi c'est la finance », parce que
les discours empruntent aux sensibilités radicales, qu'il faut
séduire ; mais en actes, la seule différence entre la droite
libérale et la gauche libérale, c'est que la gauche est plus
brutale dans ses mesures libérales. Et dans cette brutalité même,
ces partis libéraux vont nommer « radicaux » tous ceux
qui s'éloigne trop de ce centre libéral disputé et tout ce qui,
venu des marges, exige sans atténuation d'exister dans cette lutte
gauche-droite, vient y bousculer leur « agenda politique ».
Ces marges recueillent les partis d'opposition, les associations, les
manifestations politiques diverses qui sortent du rôle que les
dominants leurs assignent. Ainsi l'écologie politique est toujours
disqualifiée, associations autant qu'Europe-écologie les Verts. Au
centre ne sont recevables que de calamiteuses politiques écologiques
décidées en accord avec les lobbies. Face auxquelles l'écologie
politique doit s'effacer. Ceux qui manifestent pour leurs droits, qui
dérangent, qui refusent de faire les choses comme on leur dit, sont
maintenant aussi considérés, sociologiquement, comme radicalisés ;
là encore, pour clore sur les exemples et définitions évoquées et
critiquées dans les premiers temps de cette réflexion.
Néolibéralisme
contre autodétermination
Ces deux logiques
se sont renforcées depuis les dernières présidentielles. C'est ce
qu'il nous reste à voir. D'une part, les attaques contre la
démocratie n'ont jamais été aussi forcenées. À tel point que la
République même en est déformée. Il faut déterminer pourquoi.
D'autre part l'éventail des options politiques crédibles se limite
maintenant à ce nouveau parti du centre qui a dévasté la vie
politique. Épuisement définitif de l'éventail politique. Reste à
identifier ce qu'est cette dernière option qu'on nous propose et
quelles sont ses conséquences.
Commençons avec la
réduction de l'éventail politique. La République en Marche, en se
constituant en « bloc bourgeois », a réuni droite et
gauche libérales et pro-UE, siphonnant donc une grande part de
l'électorat des « partis de gouvernement ». On n'a donc
plus guère que La République en Marche comme choix, c'est en tout
cas ce qu'on nous impose comme idée par des efforts considérables
pour effacer les autres partis, renvoyés médiatiquement à leur
inexistence, à l'exception du seul Rassemblement National. Cela dans
le but de placer les électeurs devant un choix qui n'en est plus un.
Mais quelles sont
les caractéristiques de cet « extrême centre » ?
Pour l'historien Pierre Serna, c'est un courant politique qui dès la
fin du XVIIIe siècle naît en réaction à la révolution et
aboutira à l'empire. Ce courant se définit par son opportunisme
politique et par sa modération langagière : en parole, c'est
un mouvement d'apaisement et de conciliation, mais dans les faits, la
politique mise en place est la plus brutale qui soit. L'autoritarisme
et la coercition y sont débridés, autorisés d'une part par la
prévalence de l'exécutif sur le législatif, d'autre part par la
criminalisation des idées politiques, des oppositions politiques
même quand elles manifestent d'authentiques aspirations
démocratiques. Aspirations qui, on l'aura compris, ne peuvent
qu'entrer en conflit avec les buts et les méthodes de cet extrême
centre.
On reconnaît là
évidemment les traits du gouvernement actuel : le discours de
conciliation structuré autour de la coexistence des contraires (le
« en même temps ») autorise tous les opportunismes et
masque en fait des aspirations purement autoritaires qui éclatent à
travers les « petites phrases » du président, pleines de
mépris et de violence, mais aussi à travers toute sa politique et
sa gestion brutale des manifestations. Nous voyons aussi qu'il
étouffe la représentation populaire en corsetant l'assemblée
nationale et les aspirations démocratiques en écartant d'un revers
de main tout « radicalisme » au profit de ce qu'on nous
présente comme des positions pragmatiques, auxquelles donc par
définition on doit se plier. Mais qui détermine quelles sont ces
positions pragmatiques ? À en croire Serna, mais aussi à en
croire Mauduit dans son ouvrage sur « La Caste », c'est
la grande administration d’État, trustée par les représentants
de l'extrême-centre (Serna), aujourd'hui essentiellement les
inspecteurs des finances de Bercy, issus de grandes écoles qui se
sont toujours pensées en opposition à la démocratie et qui, depuis
les années 80 et les grandes vagues de privatisations, évoluent
entre le privé et le public, passant allégrement de l'un à
l'autre, au bénéfice surtout des grandes banques d'investissement
et des grandes multinationales (Mauduit). Or cette technocratie
économique est pragmatique en ce qui concerne ses propres intérêts,
mais pour le peuple, ses préconisations, devenues aujourd'hui de
véritables décisions, sont catastrophiques : réduire à tout
prix l’État, privatiser au maximum, favoriser systématiquement
les grandes fortunes et les grands groupes, choisir quelque soit la
situation l'austérité plutôt que la relance, ça ne fonctionne
pas. Par pour l’État en tout cas. Ni pour le peuple qui, il faut
le dire, se trouve soumis à un programme politique et économique
décidé et mis en place essentiellement par des individus qui n'ont
jamais été élus.
Quel est aujourd'hui la situation de la
radicalité, si tant est qu'il y ait un sens à parler ainsi ?
On l'a dit rapidement, les positions
radicales, c'est-à-dire qui se fondent sur de fortes convictions
politiques sont évacuées de la vie politique institutionnelle. Il
n'y a plus de convictions politiques à l'heure actuelle à la tête
de l’État, juste une conviction économique ultra-libérale qui ne
peut penser l’État et la politique que du point de vue du marché.
Or du point de vue du marché, donc des banques d'investissement et
des grandes entreprises cotées en bourse, la politique, faite de
convictions, de délibérations, de votes, de débats, est une
entrave. Mais ce que les institutions politiques rejettent ne meurt
pas, mais survit dans les marges et le destin d'une conviction
politique forte qui ne trouve pas à s'exprimer et à se faire
entendre par le vote, trouve d'autres manières de se faire entendre.
Extinction Rébellion, comme on en parle beaucoup, est la réponse au
rejet institutionnel de l'écologie politique, jugée radicale. Et
pour cause, elle est fondée sur des convictions. Rejet qui se fait
au nom d'une politique écologique pragmatique, sans conviction ni
efficace. Qu'en haut lieu on craigne que ce mouvement n'en guide
certains vers un écoterrorisme est d'ailleurs parlant. Cependant, le
meilleur moyen d'empêcher cela, d'empêcher que la radicalité
politique, finalement saine lorsqu'elle est encadré par la vie
publique, ne vire à l’extrémisme, n'est-ce pas justement de
remettre la politique, le conflit des convictions, au cœur de la vie
publique ?
Or, malheureusement, il est bien là le
problème, cette place au cœur des institutions ne sera jamais
accordée par les représentants de l'extrême-centre, qui ont tout
intérêt à l'empêcher ; la radicalité politique est donc
condamnée à faire effraction dans la vie publique. Le choix des
moyens décidera de sa réussite.
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