vendredi 4 octobre 2019

Radicalité 5 : cartographies de l'impossible (Marx)


Ce que l'on vient de faire avec l’État, situer entre elles, plus ou moins bien, les diverses positions qu'il est possible de tenir, des plus aux moins radicales, il faudrait, pour s'assurer que ce soit vraiment utile, le faire avec tout le reste. Tous les chantiers, tous les champs, tous les lieux où il y a conflit en cours pour savoir quoi penser, quoi dire, quoi faire, en un mot sur toutes les luttes, mais même sur ces trucs pour lesquels on dit pas qu'il y a lutte, juste débat, donc même là où le débat n'est pas encore devenu ouvertement et manifestement une lutte.

Cela pour une raison très simple : personne n'est par nature radical, personne n'exprime une radicalité absolue et définitive sur chaque sujet, à moins de parvenir à ramener tous les maux d'une société à une cause unique. Mais sinon, certains seront plutôt conservateurs sur la famille (pas de GPA, pas de mariage pour tous) mais radicalement contre l’État (parce que les impôts, tout de même …). C'est pourquoi malheureusement sur certains combats certains se surprennent à être soutenus par des personnes qui en fait sont, profondément, des ennemis politiques. Ces confusions, ces rapprochements sporadiques sont même recherchés activement par l'extrême droite, qui peuvent, sur certains sujets, flirter avec des positions de gauche, s'en approcher ; il suffit pour découvrir la supercherie d'élargir un peu la focale. Ainsi du combat féministe, arboré comme un étendard par certains à droite, à droite de la droite même, à la dernière extrémité de l'extrême droite—comme Bellatrix, site féminin de Suavelos—à seul fin d'opposer la femme blanche et libre au crevard maghrébin ; à coup de discours sur le harcèlement de rue, sans un mot jamais sur Michel Sapin et le sexisme de la publicité ou des beaux-quartiers. Comme si on pouvait considérer la femme blanche, ou qui que ce soit d'ailleurs, de libre. Le capitalisme aussi est coutumier du fait, les dénonciations du greenwashing et autres pratiques publicitaires douteuses le montre bien.
Mais mesurer ainsi une sorte de coefficient de radicalité à tout de l'activité policière. Là n'est pas le but, le but est plus exactement sur chaque combat repérer les positions les plus radicales possibles. Pas pour désigner des personnes qui les tiennent, peut-être plutôt les groupes, tendances, mouvements ou partis, mais même ça n'est pas tellement l'enjeu. L'enjeu est vraiment de donner un contenu déterminé à la radicalité sur les divers terrains où elle intervient et quels sont ses moyens. En ce moment par exemple, autour de Extinction-Rébellion, on entends très souvent dire qu'ils ont une approche plus radicale. La question est simple : que veut-on dire par là (le plus souvent : on veut faire autre chose que manifester dans la rue, marcher d'un point à un autre avec banderoles et slogan) et est-ce un usage en accord avec le contenu du concept. C'est ma seule ambition théorique ici.

L'idée d'une telle cartographie n'est pas neuve ; Marx déjà s'y livrait en son temps, mais avec cet avantage que seul l'intéressait la constitution du prolétariat en classe. Ce qui réduisait son champ ; il soumet les question de famille, de rapports entre les sexes, de rapport à l'étranger à la lutte contre la domination bourgeoise, ramenant chaque point à une conséquence de l'organisation capitaliste de la société. Aujourd'hui, pour beaucoup en tout cas, ce cadre a explosé. Donc, sans doute, sommes-nous contraints pour le réimposer, ou pour se convaincre définitivement qu'il est dépassé, ce cadre général et, disons-le, anticapitaliste, faire le travail à l'envers : cartographier des luttes sectorielles pour reconstituer le puzzle de la domination bourgeoise. Ou tout autre dessin d'ensemble qui apparaîtrait ainsi.


Marx et le champ de la radicalité

Dans le Manifeste du parti communiste, après avoir exposé les fondements théoriques et le programme politique des communisme, Marx établit ce qu'il convient d'appeler un champ de la radicalité. Il liste les forces en présence, les positions diverses qui peuvent être tenues, commentant chacune d'elle. Une n'est pas développée : la sienne, qui fait l'objet de tout le reste du livre. Il s'agit dans la troisième partie, littérature socialiste et communiste, et dans la suivante, position des communistes à l'égard des divers partis d'opposition, d'établir les liens stratégiques possibles avec certains camps et de poser des frontières entre communisme et ennemis du communisme ; ennemis qui ne se révèlent tels qu'après analyse, qui semblent à première vue être des alliés.

C'est là une leçon importante qu'il nous donne : c'est pas parce qu'on s'accorde sur un point avec quelqu'un qu'on est nécessairement alliés et toute union contrenature est catastrophique. Il nous invite au soupçon. Marx nous oblige aussi tout à la fois à distinguer scrupuleusement la radicalité théorique (littérature) de la radicalité pratique (partis d'opposition) et à les lier ensemble : à ses yeux, la littérature radicale n'est qu'utopie réactionnaire si 1) elle ne s'ancre pas dans la situation présente 2) n'aide en rien à structurer et orienter l'action du prolétariat. Pour nous les termes de ce deuxième point changeraient certainement, mais l'idée reste la même : une pensée qui ne vise pas l'action ou qui ne permet pas d'envisager d'action n'est pas une pensée radicale.
Enfin … ne pourrait-on pas dire qu'elle est radicale mais pas révolutionnaire ? L'aspect révolutionnaire serait dès lors dans le domaine de l'action ce que la radicalité est dans le domaine théorique. Mais ce serait oublier que si on désigne la racine d'un mal, du genre l'Etat ou la propriété privée, on sous-entend déjà une certaine action. Par exemple, si on dit avec Marx « la condition la plus essentielle de l'existence et de la domination de la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse entre les mains de particuliers », si on affirme en plus que c'est de cette domination de classe que tous les problèmes découlent, la conclusion du syllogisme est évidente : « renversement de la domination de la bourgeoisie » d'une part, « abolition de la propriété privée » d'autre part. Les deux étant rigoureusement la même chose. La pensée de Marx est donc bien radicale en même temps que révolutionnaire. Elle est révolutionnaire parce que radicale.


Les socialismes

Je n'aborderai guère que la littérature, que la radicalité théorique. Il n'évoque évidemment pas les positions bourgeoises, c'est pas le but du manifeste. Mais opposé à la bourgeoisie, il y a donc le socialisme. Le prolétariat qui s'érige, grâce au communisme, en classe, peut-il trouver un soutien dans le socialisme, peut-il espérer trouver un appui théorique ou pratique dans l'un ou l'autre des courants, peut-être des familles, je ne sais comment appeler ça, du socialisme ? Même si en France Marx reconnaît, dans le Parti démocrate socialiste de Ledru-Rollin un allié, il ne présente en fait, en terme de Socialisme littéraire, que des socialismes négatifs.
Un petit mot sur la manière dont je vais les exploiter : je vais les traiter comme des courants littéraires, des courants de pensée, en accord avec ce que fait Marx, mais aussi comme des idées de classe et comme des classes, comme des forces en présence. Ce que fait Marx à certains moment, quand il affirme que tout anti-bourgeois qu'ils sont, les aristocrates appuient les bourgeois dès qu'il s'agit d'écraser les aspirations révolutionnaires du prolétariat, ce qu'il ne fait pas quand il affirme que plus personne ne défend le socialisme du point de vue de la petite-bourgeoisie. Parce qu'il doit bien y avoir encore une petite-bourgeoisie qui s'efforce de vivre politiquement, s'associe avec les uns ou avec les autres. Simplement il n'en dit rien, ne s'intéresse qu'à leur littératures, leurs écrits, leurs idées.

Les aristocrates et les religieux sont les grands perdants de la lutte des classes. Vaincus par la bourgeoisie révolutionnaire, ils n'ont plus d'autre moyen pour s'opposer encore à elle que de s'en remettre au prolétariat en lutte. C'est en cela qu'ils produisent une littérature socialiste, certes, mais réactionnaire : la solution qu'ils proposent aux prolétaires est de réinstaurer les conditions féodales d'exploitation, puisque c'était la période bénie où le prolétariat n'était pas opprimé. Socialisme réactionnaire, donc, et de pure façade : dès qu'il le faut, c'est-à-dire dès qu'il s'agit de prendre des mesures contre le mouvement révolutionnaire, les aristocrates sont les alliés objectifs de la bourgeoisie.

Le socialisme réactionnaire possède aussi une composante petite-bourgeoise—on parlerait aujourd'hui de classes moyennes. Pris entre le marteau et l'enclume, écrasés par la bourgeoisie capitaliste et craignant le déclassement, la prolétarisation. Marx reconnaît la pertinence de leurs critiques du capitalisme, mais déplore la pauvreté de leurs réponses, qui se réduisaient peu ou prou à un retour à l'ancien monde.

Le socialisme conservateur s'oppose aux positions réactionnaires, même s'il en partage certains traits. Il veut maintenir le statu quo, corriger administrativement les inégalités et empêcher à tout prix toute révolution prolétarienne. Ce socialisme, qui est au fond le socialisme du parti socialiste aujourd'hui, veut les conditions de vie capitalistes sans les révolutions violentes qu'il ne peut que générer. Réformiste, il s'oppose forcément au communisme. Marx dans le Manifeste, ne nous dit pas comment les considérer. Ils ne sont pas radicaux c'est certain, là où les aristocrates pourraient l'être, qui sont des radicaux de droite, quoi. Mais les socialistes conservateurs sont des modérés, eux. Sont-ils donc des alliés potentiels, suivant les moments, ou des ennemis plus dangereux encore ? Marx nous dit que les aristocrates ne bluffent personne quand ils essayent de jouer les socialistes. Mais les conservateurs, en cherchant à améliorer la situation des prolétaires sans changer les rapports de domination, est peut-être le plus grand danger que doit affronter la révolution. C'est le propos en tout cas de Marcuse dans L'homme unidimensionnel. Le prolétaire, ayant accédé à la consommation et au confort, par l'organisation du capitalisme de loisir, n'a plus possibilité de lutter, ne peux plus guère lutter que pour plus de confort : ce que veulent justement les socialistes conservateurs. Ce qui tue la révolution.

Enfin, le socialisme utopique, dépassé historiquement, qui ne veut pas se mouiller dans la lutte politique et ne peut prospérer et se payer de mots qu'à l'ombre des puissants. Le prolétariat n'a rien à en attendre, donc.

Cartographie temporaire

Comment organiser tout cela organiser, cartographier ? Il faudrait peut-être chercher à les situer sur divers axes. On sait, par les développements théoriques de la première partie du manifeste, que la bourgeoisie est révolutionnaire : elle est intrinsèquement révolutionnaire. On peut donc penser un premier axe structuré entre d'un côté la révolution, de l'autre son contraire, la réaction. Mais ça ne peut pas suffire : bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste sont tous deux révolutionnaires. Que choisir comme second axe ? Là j'ai longtemps hésité, j'hésite encore du reste. Jacques Julliard affirme que la gauche en France est née de la rencontre entre l'idée de progrès (axe révolution-réaction) et de l'idée de justice. Faut-il opposer Justice et iniquité ? Ça me paraît déjà très partisan, les capitalistes sans doute voient une grande justice dans l'accumulation qu'ils font du capital ; n'ont-ils pas travaillé pour ça ? N'ont-ils pas mérité leur richesse ? Ne donnent-ils pas à la collectivité méritante par bienfaisance ? Ne contraignent-ils pas les faignants improductif au travail ? Peut-être un axe égalité-intérêt est plus pertinent, en attendant mieux. Sauf que la notion d'intérêt laisse un peu à désirer ; toute classe ne cherche-t-elle pas d'abord son intérêt de classe ? Si le prolétariat à une mission messianique (réaliser l'égalité parfaite de tous avec chacun), c'est d'abord avant dans son propre intérêt qu'elle se révolte. Quelle que soit la teneur de cet axe il doit permettre en tout cas de séparer franchement capitalistes et communistes et même certainement de mieux localiser les factions en présence les unes par rapport aux autres.

Les bourgeois capitalistes sont pour la révolution et contre la justice/égalité. Révolutionnaires, mais pour la justice et l'égalité : le prolétariat communiste. On a là le haut du tableau. Tout en bas, les aristocrates, qui ne sont pas pour l'égalité et recherchent leur intérêt de classe ; ils sont du même côté que les capitalistes. Les socialistes conservateurs eux, sont pour l'égalité, même si ce n'est pour eux qu'un moyen d'éviter une révolution armée. Ils sont un peu pour le progrès, un peu pour l'égalité. Ils se retrouvent dans la même case que le prolétariat, mais plus bas, plus proche du centre du tableau. La question reste posée pour les petit-bourgeois. Eux je sais pas, je suis pas assez versé dans la littérature marxiste pour pouvoir le dire encore.
L'autre limite, c'est qu'il faudrait ancrer, c'est le deuxième temps, ces positions théoriques dans la réalité historique. C'est-à-dire aller voir, dans la seconde république et après pendant le second empire, quels sont les partis politiques qui existent et voir lesquels incarnent politiquement ces positions théoriques, lesquels portent publiquement les revendications de telle ou telle classe.

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