Ce que l'on vient de faire avec l’État, situer entre elles, plus
ou moins bien, les diverses positions qu'il est possible de tenir,
des plus aux moins radicales, il faudrait, pour s'assurer que ce soit
vraiment utile, le faire avec tout le reste. Tous les chantiers, tous
les champs, tous les lieux où il y a conflit en cours pour savoir
quoi penser, quoi dire, quoi faire, en un mot sur toutes les luttes,
mais même sur ces trucs pour lesquels on dit pas qu'il y a lutte,
juste débat, donc même là où le débat n'est pas encore devenu
ouvertement et manifestement une lutte.
Cela pour une raison très simple : personne n'est par nature
radical, personne n'exprime une radicalité absolue et définitive
sur chaque sujet, à moins de parvenir à ramener tous les maux d'une
société à une cause unique. Mais sinon, certains seront plutôt
conservateurs sur la famille (pas de GPA, pas de mariage pour tous)
mais radicalement contre l’État (parce que les impôts, tout de
même …). C'est pourquoi malheureusement sur certains combats
certains se surprennent à être soutenus par des personnes qui en
fait sont, profondément, des ennemis politiques. Ces confusions, ces
rapprochements sporadiques sont même recherchés activement par
l'extrême droite, qui peuvent, sur certains sujets, flirter avec des
positions de gauche, s'en approcher ; il suffit pour découvrir
la supercherie d'élargir un peu la focale. Ainsi du combat
féministe, arboré comme un étendard par certains à droite, à
droite de la droite même, à la dernière extrémité de l'extrême
droite—comme Bellatrix, site féminin de Suavelos—à seul fin
d'opposer la femme blanche et libre au crevard maghrébin ; à
coup de discours sur le harcèlement de rue, sans un mot jamais sur
Michel Sapin et le sexisme de la publicité ou des beaux-quartiers.
Comme si on pouvait considérer la femme blanche, ou qui que ce soit
d'ailleurs, de libre. Le capitalisme aussi est coutumier du fait, les
dénonciations du greenwashing et autres pratiques publicitaires
douteuses le montre bien.
Mais mesurer ainsi une sorte de coefficient de radicalité à tout de
l'activité policière. Là n'est pas le but, le but est plus
exactement sur chaque combat repérer les positions les plus
radicales possibles. Pas pour désigner des personnes qui les
tiennent, peut-être plutôt les groupes, tendances, mouvements ou
partis, mais même ça n'est pas tellement l'enjeu. L'enjeu est
vraiment de donner un contenu déterminé à la radicalité sur les
divers terrains où elle intervient et quels sont ses moyens. En ce
moment par exemple, autour de Extinction-Rébellion, on entends très
souvent dire qu'ils ont une approche plus radicale. La question est
simple : que veut-on dire par là (le plus souvent : on
veut faire autre chose que manifester dans la rue, marcher d'un point
à un autre avec banderoles et slogan) et est-ce un usage en accord
avec le contenu du concept. C'est ma seule ambition théorique ici.
L'idée d'une telle cartographie n'est pas neuve ; Marx déjà
s'y livrait en son temps, mais avec cet avantage que seul
l'intéressait la constitution du prolétariat en classe. Ce qui
réduisait son champ ; il soumet les question de famille, de
rapports entre les sexes, de rapport à l'étranger à la lutte
contre la domination bourgeoise, ramenant chaque point à une
conséquence de l'organisation capitaliste de la société.
Aujourd'hui, pour beaucoup en tout cas, ce cadre a explosé. Donc,
sans doute, sommes-nous contraints pour le réimposer, ou pour se
convaincre définitivement qu'il est dépassé, ce cadre général
et, disons-le, anticapitaliste, faire le travail à l'envers :
cartographier des luttes sectorielles pour reconstituer le puzzle de
la domination bourgeoise. Ou tout autre dessin d'ensemble qui
apparaîtrait ainsi.
Marx et le champ de la radicalité
Dans le Manifeste du parti communiste, après avoir exposé
les fondements théoriques et le programme politique des communisme,
Marx établit ce qu'il convient d'appeler un champ de la radicalité.
Il liste les forces en présence, les positions diverses qui peuvent
être tenues, commentant chacune d'elle. Une n'est pas développée :
la sienne, qui fait l'objet de tout le reste du livre. Il s'agit dans
la troisième partie, littérature socialiste et communiste,
et dans la suivante, position des communistes à l'égard des
divers partis d'opposition, d'établir les liens stratégiques
possibles avec certains camps et de poser des frontières entre
communisme et ennemis du communisme ; ennemis qui ne se révèlent
tels qu'après analyse, qui semblent à première vue être des
alliés.
C'est là une leçon importante qu'il nous donne : c'est pas
parce qu'on s'accorde sur un point avec quelqu'un qu'on est
nécessairement alliés et toute union contrenature est
catastrophique. Il nous invite au soupçon. Marx nous oblige aussi
tout à la fois à distinguer scrupuleusement la radicalité
théorique (littérature) de la radicalité pratique (partis
d'opposition) et à les lier ensemble : à ses yeux, la
littérature radicale n'est qu'utopie réactionnaire si 1) elle ne
s'ancre pas dans la situation présente 2) n'aide en rien à
structurer et orienter l'action du prolétariat. Pour nous les termes
de ce deuxième point changeraient certainement, mais l'idée reste
la même : une pensée qui ne vise pas l'action ou qui ne permet
pas d'envisager d'action n'est pas une pensée radicale.
Enfin … ne pourrait-on pas dire qu'elle est radicale mais pas
révolutionnaire ? L'aspect révolutionnaire serait dès lors
dans le domaine de l'action ce que la radicalité est dans le domaine
théorique. Mais ce serait oublier que si on désigne la racine d'un
mal, du genre l'Etat ou la propriété privée, on sous-entend déjà
une certaine action. Par exemple, si on dit avec Marx « la
condition la plus essentielle de l'existence et de la domination de
la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse entre les
mains de particuliers », si on affirme en plus que c'est de
cette domination de classe que tous les problèmes découlent, la
conclusion du syllogisme est évidente : « renversement
de la domination de la bourgeoisie » d'une part,
« abolition de la propriété privée » d'autre
part. Les deux étant rigoureusement la même chose. La pensée de
Marx est donc bien radicale en même temps que révolutionnaire. Elle
est révolutionnaire parce que radicale.
Les socialismes
Je n'aborderai guère que la littérature, que la radicalité
théorique. Il n'évoque évidemment pas les positions bourgeoises,
c'est pas le but du manifeste. Mais opposé à la bourgeoisie, il y a
donc le socialisme. Le prolétariat qui s'érige, grâce au
communisme, en classe, peut-il trouver un soutien dans le socialisme,
peut-il espérer trouver un appui théorique ou pratique dans l'un ou
l'autre des courants, peut-être des familles, je ne sais comment
appeler ça, du socialisme ? Même si en France Marx reconnaît,
dans le Parti démocrate socialiste de Ledru-Rollin un allié,
il ne présente en fait, en terme de Socialisme littéraire, que des
socialismes négatifs.
Un petit mot sur la manière dont je vais les exploiter : je
vais les traiter comme des courants littéraires, des courants de
pensée, en accord avec ce que fait Marx, mais aussi comme des idées
de classe et comme des classes, comme des forces en présence. Ce que
fait Marx à certains moment, quand il affirme que tout
anti-bourgeois qu'ils sont, les aristocrates appuient les bourgeois
dès qu'il s'agit d'écraser les aspirations révolutionnaires du
prolétariat, ce qu'il ne fait pas quand il affirme que plus personne
ne défend le socialisme du point de vue de la petite-bourgeoisie.
Parce qu'il doit bien y avoir encore une petite-bourgeoisie qui
s'efforce de vivre politiquement, s'associe avec les uns ou avec les
autres. Simplement il n'en dit rien, ne s'intéresse qu'à leur
littératures, leurs écrits, leurs idées.
Les aristocrates et les religieux sont les grands perdants de la
lutte des classes. Vaincus par la bourgeoisie révolutionnaire, ils
n'ont plus d'autre moyen pour s'opposer encore à elle que de s'en
remettre au prolétariat en lutte. C'est en cela qu'ils produisent
une littérature socialiste, certes, mais réactionnaire : la
solution qu'ils proposent aux prolétaires est de réinstaurer les
conditions féodales d'exploitation, puisque c'était la période
bénie où le prolétariat n'était pas opprimé. Socialisme
réactionnaire, donc, et de pure façade : dès qu'il le faut,
c'est-à-dire dès qu'il s'agit de prendre des mesures contre le
mouvement révolutionnaire, les aristocrates sont les alliés
objectifs de la bourgeoisie.
Le socialisme réactionnaire possède aussi une composante
petite-bourgeoise—on parlerait aujourd'hui de classes moyennes.
Pris entre le marteau et l'enclume, écrasés par la bourgeoisie
capitaliste et craignant le déclassement, la prolétarisation. Marx
reconnaît la pertinence de leurs critiques du capitalisme, mais
déplore la pauvreté de leurs réponses, qui se réduisaient peu ou
prou à un retour à l'ancien monde.
Le socialisme conservateur s'oppose aux positions réactionnaires,
même s'il en partage certains traits. Il veut maintenir le statu
quo, corriger administrativement les inégalités et empêcher à
tout prix toute révolution prolétarienne. Ce socialisme, qui est au
fond le socialisme du parti socialiste aujourd'hui, veut les
conditions de vie capitalistes sans les révolutions violentes qu'il
ne peut que générer. Réformiste, il s'oppose forcément au
communisme. Marx dans le Manifeste, ne nous dit pas comment
les considérer. Ils ne sont pas radicaux c'est certain, là où les
aristocrates pourraient l'être, qui sont des radicaux de droite,
quoi. Mais les socialistes conservateurs sont des modérés, eux.
Sont-ils donc des alliés potentiels, suivant les moments, ou des
ennemis plus dangereux encore ? Marx nous dit que les
aristocrates ne bluffent personne quand ils essayent de jouer les
socialistes. Mais les conservateurs, en cherchant à améliorer la
situation des prolétaires sans changer les rapports de domination,
est peut-être le plus grand danger que doit affronter la révolution.
C'est le propos en tout cas de Marcuse dans L'homme
unidimensionnel. Le prolétaire, ayant accédé à la
consommation et au confort, par l'organisation du capitalisme de
loisir, n'a plus possibilité de lutter, ne peux plus guère lutter
que pour plus de confort : ce que veulent justement les
socialistes conservateurs. Ce qui tue la révolution.
Enfin, le socialisme utopique, dépassé historiquement, qui ne veut
pas se mouiller dans la lutte politique et ne peut prospérer et se
payer de mots qu'à l'ombre des puissants. Le prolétariat n'a rien à
en attendre, donc.
Cartographie temporaire
Comment organiser tout cela organiser, cartographier ? Il
faudrait peut-être chercher à les situer sur divers axes. On sait,
par les développements théoriques de la première partie du
manifeste, que la bourgeoisie est révolutionnaire : elle est
intrinsèquement révolutionnaire. On peut donc penser un premier axe
structuré entre d'un côté la révolution, de l'autre son
contraire, la réaction. Mais ça ne peut pas suffire :
bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste sont tous deux
révolutionnaires. Que choisir comme second axe ? Là j'ai
longtemps hésité, j'hésite encore du reste. Jacques Julliard
affirme que la gauche en France est née de la rencontre entre l'idée
de progrès (axe révolution-réaction) et de l'idée de justice.
Faut-il opposer Justice et iniquité ? Ça me paraît déjà
très partisan, les capitalistes sans doute voient une grande justice
dans l'accumulation qu'ils font du capital ; n'ont-ils pas
travaillé pour ça ? N'ont-ils pas mérité leur richesse ?
Ne donnent-ils pas à la collectivité méritante par bienfaisance ?
Ne contraignent-ils pas les faignants improductif au travail ?
Peut-être un axe égalité-intérêt est plus pertinent, en
attendant mieux. Sauf que la notion d'intérêt laisse un peu à
désirer ; toute classe ne cherche-t-elle pas d'abord son
intérêt de classe ? Si le prolétariat à une mission
messianique (réaliser l'égalité parfaite de tous avec chacun),
c'est d'abord avant dans son propre intérêt qu'elle se révolte.
Quelle que soit la teneur de cet axe il doit permettre en tout cas de
séparer franchement capitalistes et communistes et même
certainement de mieux localiser les factions en présence les unes
par rapport aux autres.
Les bourgeois capitalistes sont pour la révolution et contre la
justice/égalité. Révolutionnaires, mais pour la justice et
l'égalité : le prolétariat communiste. On a là le haut du
tableau. Tout en bas, les aristocrates, qui ne sont pas pour
l'égalité et recherchent leur intérêt de classe ; ils sont
du même côté que les capitalistes. Les socialistes conservateurs
eux, sont pour l'égalité, même si ce n'est pour eux qu'un moyen
d'éviter une révolution armée. Ils sont un peu pour le progrès,
un peu pour l'égalité. Ils se retrouvent dans la même case que le
prolétariat, mais plus bas, plus proche du centre du tableau. La
question reste posée pour les petit-bourgeois. Eux je sais pas, je
suis pas assez versé dans la littérature marxiste pour pouvoir le
dire encore.
L'autre limite, c'est qu'il faudrait ancrer, c'est le deuxième
temps, ces positions théoriques dans la réalité historique.
C'est-à-dire aller voir, dans la seconde république et après
pendant le second empire, quels sont les partis politiques qui
existent et voir lesquels incarnent politiquement ces positions
théoriques, lesquels portent publiquement les revendications de
telle ou telle classe.
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