mercredi 2 octobre 2019

L'aveuglement tragique


Le 25 mars dernier, la représentation des Suppliantes, pièce d'Eschyle, par la compagnie Demodokos, est bloquée par des associations étudiantes, jugeant la mise en scène raciste. Depuis, le débat s'installe, après avoir fait rage. Des concours d'anathèmes et d'invectives, on passe à des débats de fond, parfois centrés sur l'affaire, parfois très éloignés. Débats qui se font le plus souvent sans les premiers concernés, troupe de théâtre ou militants, par commentateurs interposés. Je ne vais malheureusement pas déroger à la règle. Je mène cette réflexion à partir des éléments que j'ai pu retirer des nombreux articles, comptes rendus et interventions diverses que j'ai lus depuis le début de l'affaire. Qui date maintenant, qui sans doute est complètement oubliée.


Le philosophe a un rôle primordial dans les débats de société, qui le condamne à ne jamais être entendu. Il n'a pas à intervenir dans le débat. Ça, c'est le rôle des premiers concernés, associations militantes d'un côté, troupe de théâtre et gestionnaires du lieu de l'autre. C'est aussi le rôle des éditorialistes, des auteurs de tribunes, des citoyens pris à parti. Le philosophe doit bien se garder de participer de cette cacophonie, son rôle est ailleurs. Il doit intervenir non dans le débat, mais sur le débat, pour en déterminer les positions possibles, leurs faiblesses, leur pertinence, montrer par l'exemple que le débat se dissipe pour peu que l'on prenne en compte la position de l'autre, ce que ne font jamais ceux qui prennent part au débat : quel militant, au milieu de la controverse, se demande si son action est bien fondée ? Quel artiste, voyant son œuvre insultée et empêchée d'exister, dans sa colère et son indignation, peut essayer de voir ce qu'il y a à sauver, à accepter, dans les propos de ses accusateurs ? Cet aveuglement est tragique : en ce sens qu'il nous empêche à proprement parler de vivre ensemble, dans le même monde, et nous coupe fatalement de ceux que l'on s'efforce pourtant de convaincre ; il est tragique surtout parce que ce genre de malentendu est l'essence même du spectacle tragique, dans lequel on meurt de n'avoir pas assez vu la précarité de ses propres certitudes et la menace qu'elles font peser sur la démocratie.

Comment prendre position sur le débat ? Quelle perspective emprunter afin de s'assurer un maximum d'impartialité ? Après un ensemble de réflexions très partisanes, à chaud, mes lectures, mes recherches me permirent de voir les limites de ma première position et c'est finalement l'intervention de Louis-Georges Tin sur France Culture qui m'a donné l'occasion de tout revoir à nouveau frais. Moins ses propos d'ailleurs que son évocation simpliste de l'école de Constance, de « l'esthétique de la réception », que j'ai trouvé pour le moins faible et ineffective. Cette esthétique il faut d'une part la radicaliser et d'autre part l'ouvrir au maximum afin d'obtenir un outil, semble-t-il efficace, pour gérer les débats de ce type. D'abord radicaliser, parce qu'on ne peut pas se contenter d'une évocation aussi vague à l'école de Constance, dont les figures de proue avaient d'ailleurs tendance à concevoir le lecteur comme un lecteur érudit qui maîtrise les codes de l’œuvre qu'il reçoit et qui accepte d'en jouer le jeu. Ce qui n'aide en rien à saisir ce qui se joue dans cette affaire ; à l'esthétique de la réception, il faut préférer une approche plus radicale et s'appuyer plutôt sur une sociologie de la réception. Ouvrir au maximum enfin parce que se contenter de cette approche ne nous donnerait accès qu'à une vision partiale du débat ; il faut la mettre en balance avec une approche située plutôt du côté d'une esthétique de la création, pour saisir la position adverse, ainsi qu'avec une lecture de l’œuvre controversée qui s'accorde à en exposer la logique interne, lecture qui permettra de faire tampon entre les deux autres positions (esthétique de la réception, esthétique de la création). Cette troisième lecture est nécessaire pour permettre de voir les faiblesses de chaque position, de les corriger à partir de l'autre et de construire ainsi une vision juste et complète de l’œuvre en débat.


Esthétique de la création

L'esthétique de la création part non pas de l’œuvre achevée ou de sa réception, mais des artistes et du travail qu'ils engagent. Elle peut revêtir un aspect psychologisant ou biographique, en cherchant des explications dans l'esprit et dans le passé de l'artiste, ou sociologique et historisant, en les cherchant dans l'époque et la société contemporaines de l’œuvre. Le plus intéressant, de loin, et de chercher les explications dans le travail effectif lui-même, dans son élaboration progressive analysée comme une lutte, un marchandage constant entre des intentions d'une part et une matière qui résiste d'autre part, médiatisées par le talent et les aptitudes de l'artiste. Cela, simplement, demande plus de travail, plus de recherches. Donc plus de temps. Car si on peut tricher en dessinant de grandes fresques historiques ou sociales, on ne le peut pas en s'appuyant précisément sur le travail de l'artiste. Or, que voulait faire Philippe Brunet ? Nous le savons : reproduire le plus exactement possible un spectacle tragique antique afin de faire vivre aux spectateurs le choc esthétique que, supposons-nous, connaissaient les grecs de l'antiquité, afin de mettre le public contemporain en présence d'un théâtre total qui bouscule absolument nos habitudes, tant le théâtre antique est différent de notre théâtre contemporain. Ce travail, initié avec le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, s'appuyant sur la linguistique, l'histoire, l'archéologie, est un travail de longue haleine, de lecture patiente du texte antique, de mise en scène précise.

Or, c'est là un travail qui s'élabore sur un temps long, un an, qui affronte des difficultés techniques et philologiques : la représentation devant se faire avec masques, comment avoir une idée pendant les répétitions du résultat final sans avoir les masques ? Peut-on se contenter de laisser les visages nus ? Ne devons-nous pas essayer de nous approcher du rendu des masques ? Comment le faire ? Le choix a été fait de partir temporairement sur un maquillage bronze. Ce qui a fait crier au black-face des étudiants militants dans diverses associations de la Sorbonne. Mais comment, du point de vue du metteur en scène et de l'équipe, engagés dans un processus de création, ne pas hausser un sourcil en se voyant accusé de la sorte de vouloir se moquer, consciemment ou inconsciemment, des noirs !
Problèmes philologiques enfin : le texte parle de danses sauvages. Qu'entendaient les grecs par là ? Est-ce que l'on entend par « sauvage » la même chose qu'eux et comment, par un travail des corps, restituer l'idée que les athéniens se faisaient de la sauvagerie en oubliant, justement, les images d’Épinal du sauvage que notre passé colonial nous a léguées ?
Les discussions qui auraient dû s'ouvrir ici publiquement, au bénéfice de tous, auraient été passionnantes et auraient permis à chacun de mieux saisir l’œuvre et la nature du travail engagé. D'offrir aussi un sentiment de la sauvagerie libéré de tout soupçon raciste. Si les grecs voulaient dire par « sauvages » que les danses étaient « non grecques », on ne peut plus les suivre. Pas par bon sentiment, mais par cosmopolitisme réalisé. « Sauvage » alors pourrait vouloir dire soit « désordonnée », comme les marches stupides des Monty Pythons, soit « livrées à la violence de l'émotion ». Quelle émotion est mise en jeu ici, comment la représenter par une danse ?


Les critiques adressées au spectacle

Les critiques ont-ils vu cela ? Non. Ils n'ont pas cherché à embrasser le travail de création, à le saisir dans son propre mouvement et sa propre logique, mais emprisonnés dans une approche qui tient de l'esthétique de la réception, ils se sont contentés de dire : « on peut y voir du black-face, donc il s'y trouve ». À partir de là, les accusations ne pouvaient que braquer Brunet et son équipe. Ainsi que toute une partie de l'opinion publique. Les communiqués de Mélanie Luce de L'unef, de l'AMECAS, de la BAFFE dans une moindre mesure, de la BAN pour autant que j'ai pu en juger, toutes ces interventions montrent un refus obstiné de connaître ce qu'ils prétendent interdire et il est dès lors difficile de les suivre.

Ainsi le communiqué de l'AMECAS affirme :

« Nous avons pris connaissance de la réponse du service culturel de l'université, qui invitait les plaignants à venir voir la pièce « pour mieux comprendre de quoi parle cette fabuleuse pièce ». Nous nous passerons d'une telle invitation. Nous invitons plutôt le service culturel de notre université à se pencher sur l'histoire et l'héritage de la pratique du « black-face ».
Si la réalisatrice [???] souhaitait faire un parallèle avec l'actualité migratoire, il aurait été préférable d'engager des acteurs noirs pour les rôles concernés. »

Je parlerai du Black-face dans une autre note, dont l'histoire est plus sinueuse que ce qu'on en dit aujourd'hui. Évocation d'ailleurs hors de propos puisque dans les suppliantes, il est question, à travers les danaïdes, de lointaines descendantes grecques au teint hâlé, pas du tout de « noires » au sens où ils l'entendent. Mais ce qui met à bon droit en colère, c'est que le but de la représentation n'est pas d'offrir un commentaire sur l'actualité, comme l'a fait à ce propos Elfriede Jelinek avec Les Suppliants, mais de jouer la pièce au plus proche de comment elle se jouait pendant l'antiquité, dans une démarche historique et théâtrale coupée du contexte migratoire et politique contemporain. Ne pas le reconnaître revient à avouer, pour les membres de l'AMECAS, qu'ils ne savent pas ce qu'ils interdisent, ne veulent pas le savoir. Peu importe les raisons. Dès lors, proposer d'engager des acteurs noirs, comme le fera aussi l'UNEF, revient à tirer profit de la représentation pour alerter sur le manque de visibilité des acteurs noirs ; c'est un combat nécessaire, mais ici déplacé.

Le fil twitter de l'UNEF donnait :
« Une fois la « nouvelle mise en scène présentée », on nous parle de masques pour représenter des personnes racisées OR ces masques sont caricaturaux : cela montre bien la problématique de caricaturer des personnes noires.
Après 200 ans d'histoire de la caricature des personnes noires, de tels procédés ne sont pas anodins (et cela quel que soit le niveau d'exagération des masques dans la Grèce antique).
Le recours à une pratique fondamentalement liée au racisme alors que la pièce aurait pu être réalisée en embauchant des personnes noires, dans une période où le racisme continue à gangrener notre société, ce n'est pas neutre ! »

Comment dire que le niveau d'exagération des masques grecs ne doit pas être pris en compte alors même que le but est d'être fidèle au maximum à ces masques ? Mettre en avant l'état de la société actuelle pour condamner une pièce qui cherche à s'en affranchir revient aussi à faire un faux procès. D'autant plus qu'il y à là une méconnaissance du texte (les danaïdes sont grecques) et de l'histoire des masques grecs. Le masque blanc n'y est pas symbole du blanc opposé au noir ou au racisé, mais de féminité ou de vieillesse, en un mot, de faiblesse. Les masques non blanc représentaient aussi bien grecs que non grecs.


L'esthétique de la réception

Si on ne regarde les choses que du point de vue de la création, les associations ne peuvent qu'avoir tort. Mais il faut aussi regarder les choses de leur point de vue.
Elles se placent du côté d'une esthétique de la réception. Leurs membres s'érigent en spectateurs outrés d'une œuvre achevée ou jugée telle qui, qu'on le veuille ou non, échappe toujours à son créateur pour exister dans un espace social qui n'est jamais neutre, reçue par des personnes qui elles aussi ne sont pas neutres. Quand des catholiques intégristes perturbent la représentation de « Golgotha Picnic », attaquent « Piss-Christ », ils le font au nom de leur intégrisme. Quand les images de presse de l'attentat de Charlie Hebdo font l'objet d'une vague importante de suspicion, c'est au nom d'une défiance envers tout discours médiatique et officiel, qui s'explique, comme l'intégrisme, par les outils de la sociologie. Pareil quand des étudiants empêchent la représentation des Suppliantes à la Sorbonne. C'est au nom d'une position de militant, position que la sociologie de la réception peut éclairer.
La sociologie de la réception postule en effet que le sens d'une œuvre ne dépend pas que d'elle mais se construit dans sa rencontre avec des publics, que ce dernier soit expert, qu'il accepte comme présupposé personnel et grille de lecture le sens de l’œuvre que l'artiste ou l'histoire de l'art retient, ou qu'il soit dans un rapport plus ambigu, plus conflictuel avec l’œuvre, produisant des sens inattendus, mais qui, dans cette optique, se justifient tout autant que l'analyse experte. La difficulté étant sans doute dans cette idée de lecture justifiée : qu'elle soit justifiée ne veut pas dire qu'elle soit juste, cela veut dire qu'il faut en rendre compte et l'envisager sérieusement comme un sens possible, non comme le sens.
Les œuvres aujourd'hui n'existent plus seulement dans leur espace d'exposition ou de représentation. Elles existent dans des espaces décontextualisés, sous des formes partielles. Ici, l'interprétation de la pièce s'est jouée entièrement sur twitter sur la base d'une photographie représentant une actrice au visage recouvert d'un maquillage cuivré. C'est moins la représentation que cette image sans contexte, sans commentaire, qui a orienté la lecture militante du spectacle. Le Tweet qui a lancé l'affaire était entre la demande d'information et l'invective : il demandait des éclaircissements à la Sorbonne sur le spectacle, mais affirmait d'emblée que le spectacle était un « spectacle raciste ». Twitter est le lieu du commentaire brut de l'actualité immédiate, de la mise en réseau immédiate de la parole sans filtre et de l'écho immédiat des combats autant que des scandales. Ce n'est pas étonnant que les associations, les militants, les partis politiques, les journaux et journalistes s'y trouve tous et y soient très actifs. Après ce Tweet, très tôt, les demandes de soutient ont été lancées à des personnalités publiques noires. Il leur était demandé de prendre la parole contre la représentation. Twitter n'est pas un lieu d'analyse et les réponses de la Sorbonne (la photo montre un maquillage de répétition en attendant d'avoir les masques) montrent que les responsables n'ont pas du tout perçu ce qui se passait ni à quel niveau (la réception) les accusations portaient. Ils se défendaient du côté d'une esthétique de la création et d'une réception lisse des œuvres. Leur défense a manqué de pertinence. Quand les photos de masques ont commencé à circuler, là encore déconnectées de la pièce en elle-même, il était impossible des les recevoir autrement que comme des « masques de noirs ». Cela était inévitable sur un réseau où quand une photo montre un blanc au visage grimé en noir, cela soulève immédiatement un scandale, des pressions sociales fortes, des excuses enfin. Les photos d'Antoine Griezman et Justin Trudeau nous le montrent bien. La photo des répétitions ne pouvait qu'être rattachée à ces photos là, comme énième exemple d'une pratique raciste, signe d'un mépris de race pour la souffrance passée et présente des noirs, comme dernier relent d'un orientalisme occidental : parce qu'objectivement, arrachée à son contexte de création, montrée sur twitter, cette photo ne pouvait qu'être lue ainsi. Donc quand les masques sont apparus ils ont été lus comme des masques raciaux, dans la droite lignée de la première photo. Or c'est sur cette première photo, non sur la pièce, que tout s'est joué.

La Sorbonne et la compagnie Demodokos auraient dû prendre en compte ce contexte nouveau de réception des œuvres, où tout le monde peut s'emparer d'images partielles non pour leur faire dire ce qu'on veut, mais pour extraire un sous-texte des images qui objectivement s'y trouve, et l'exploiter à diverses fins (lutter contre le racisme, le sexisme, moquer un adversaire, alerter, diffamer, etc.).


La logique des œuvres

La belle affaire si tout le monde a raison et tort à la fois. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que personne ne se soit compris ; d'un côté un travail voulait être reconnu, de l'autre des sensibilités blessées voulaient être prises en compte. Deux esthétiques irréconciliables. C'est cela même l'essence du spectacle tragique. Les tragédies présentent le plus souvent des personnes qui, parce qu'elles sont dans leur bon droit, s'enferment dans leur subjectivité, dans leur point de vue particulier, refusent de prendre en compte le point de vue autre que dans leur intransigeance elles érigent en position adverse. La scène de théâtre, dans son dispositif, est un espace commun par lequel une conciliation peut être obtenue. Certes plus souvent dans l'esprit du spectateur que sur la scène elle-même. Il faut donc un espace commun pour que ces deux esthétiques s'accordent et cessent d'entrer en conflit. Ce terrain d'entente est la logique de l’œuvre. Ce n'est que par elle que l'on peut dire que l'intention initiale de l'artiste se perd ou réussit, qu'on peut mesurer la distance entre l'intention, le travail engagé, et le résultat final. Ce n'est que par cette analyse logique que l'on peut décider si les interprétations d'un public non spécialiste sont légitimes ou non. Ce n'est qu'au travers d'une telle coopération qu'un travail de création peut se corriger et qu'une réception émotionnelle peut s'informer de ce à quoi elle réagit.
Ici par exemple, l'intention est de créer un spectacle au plus proche de ce qu'était le spectacle tragique : mais il y a des actrices. C'est une entorse, seuls les mâles jouaient pendant l'antiquité. Plus exactement un compromis. À partir de là, d'autres sont possibles. En interrogeant l'écart entre l'intention initiale et la direction prise. Comment veut-il faire apparaître les danaïdes, comme des grecques ou comme des égyptiennes ? comment le montre-t-il et pourquoi ? comment envisage-t-il la sauvagerie de leur danse ? que faire passer à travers les masques, à quel point est-on fidèle aux masques grecs ? ensemble de questions que Brunet s'est posé forcément, mais qu'il doit se poser aussi du point de vue de ceux qui recevront le spectacle. Autour desquelles surtout il faut communiquer. À l'ère d'internet, il n'est plus possible de se retrancher du monde, il est dangereux de ne pas accompagner les images d'informations sur leur contenu, sur la manière dont on a élaboré et pensé ce qui est montré. Il faut les accompagner d'une analyse, sans quoi, la première analyse risque d'imposer sa grille de lecture, aussi impropre soit-elle, et d'empêcher toute autre grille de lecture possible : les artistes, quand ils expliquent leurs choix, sont renvoyés à un « racisme inconscient » qu'il est malheureusement impossible de confirmer ou d'infirmer, qui ne peut donc qu'être un outil d'intimidation.

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