le 20 avril, Le Monde publie dans ses
pages un article de Nicole Vulser : « suspicions autour
d'un élan de générosité », repris ensuite sur le site sous
le titre : « l'élan de générosité décrié des grandes
entreprises pour Notre-Dame de Paris ». Cet article vise très
clairement à défendre les grandes richesses face aux accusations
qu'elles essuient. Ce n'est pas le seul article du Monde qui va dans
ce sens. Ainsi en va-t-il de la réaction indignée (« pourquoi
opposer les causes ? » de Frédéric Lenoir (ancien
directeur du Monde des Religions) deux jours après :
« Cette communion nationale commence toutefois à se fissurer à travers diverses polémiques concernant les sommes colossales annoncées pour le coût de la reconstruction de la cathédrale. Tout est parti de la contribution des plus grandes fortunes françaises à sa reconstruction. Que les familles Arnault, Bettencourt et Pinault souhaitent donner plusieurs centaines millions d'euros, on ne peut que s'en réjouir, et il n'y a qu'en France qu'une telle polémique peut se développer, tant notre rapport à l'argent est paradoxal : la plupart des français souhaitent s'enrichir, mais ils détestent les riches. Peu importe, me semble-t-il, les motivations de ces milliardaires : leur geste est utile ... »
Plus loin, il balaye d'un revers de la
main les revendications populaires qui exigent qu'autant d'argent
soit mis dans les causes humanitaires et pour venir en aide aux plus
pauvres. C'est, à ces yeux, un « faux problème », qu'il
justifie par une comparaison et de la preuve de son absolue
niaiserie :
« Cela me fait penser à ceux qui refusent de s'engager dans la lutte pour l'amélioration du bien-être animal sous prétexte qu'il y a encore trop à faire pour aider les humains. Comme si notre cœur n'était pas assez grand pour aimer et protéger les humains et les animaux. Je trouverais plus juste, par contre, si les dons dépassent les besoins pour la reconstruction (ce qui me semble très probable), que les sommes inutilisées servent à construire des logements pour les plus déshérités ».
Donc d'abord, les gilets jaunes, les
syndicats de gauche, les associations caritatives et militantes
manquent de cœur, n'ont pas un cœur assez grand, pour aimer et les
pierres autant que les hommes, et les riches autant que les pauvres,
mal qui recoupe cette haine purement française des riches, qui est
irrationnelle puisque visiblement on déteste les riches quoi qu'ils
fassent. Lenoir ne le dit pas mais on le sent, ce qu'il veut dire,
c'est que tous ceux qui hurlent sont des égoïstes jaloux :
s'ils n'ont pas le cœur assez grand, c'est qu'ils n'aiment que deux
choses, l'argent et eux-mêmes. C'est sûr, vu comme ça, les pauvres méritent qu'on ne s'occupe d'eux que par surcroît, méritent de s'arracher les miettes, les "sommes inutilisées".
Cette condamnation morale rejoint la
condamnation intellectualisante proférée par Nicole Vulser, qui
pour défendre les riches s'appuie sur Marcel Mauss, qu'elle déforme
et trahit éhontément :
« Donner, c'est à la fois prouver sa richesse, sa générosité, sa solidarité et sa puissance tout en améliorant son image et en faisant le bien. Dans son Essai sur le Don, Marcel Mauss, en 1925, expliquait que « donner, recevoir et rendre » a longtemps constitué la source des échanges dans la société. »
Le don, preuve de richesse, de
générosité, de solidarité et de puissance, amélioration de
l'image, bienfaisance ? Ce n'est ni un commentaire crédible de
l'essai de Mauss, ni de l'actualité présente.
Mauss fait référence à une forme de
don agonistique et ritualisée. C'est une guerre qui se mène contre
l'adversaire avec des offrandes. Il n'est pas question de faire œuvre
de bienfaisance ou de solidarité envers lui, mais de l'humilier,
d'attaquer son honneur. De générosité non plus puisque ces
rivalités plongeaient les Kwakiutls dans un tel état de transe
qu'ils en venaient parfois non pas à donner mais à détruire leurs
richesses. C'était là assurer son prestige et son pouvoir. Oui,
mais comment exactement ? Est prestigieux celui qui n'est pas
attaché à sa richesse et peut, après s'en être débarrassé, la
reconstituer par son propre travail. Et c'est là que le bât blesse.
Comment est-ce qu'au service économie du Monde on s'aveugle au point
de ne pas voir qu'en régime capitaliste, ce don ne peut plus exister
et qu'il est donc vain de salir le nom de Mauss, et qu'il est vain,
même, de justifier le don des grandes richesses. Car le capitaliste
n'est pas riche de son travail, mais de l'appropriation du travail
des autres, donc autant de la force, des ressources des travailleurs
que du produit de leur activité. Il faudrait dire à Frédéric
Lenoir que c'est pour cela qu'il y a des déshérités qui crient au
scandale : parce qu'ils sont déshérités, c'est parce que leur
travail et celui de leurs pères leur sont retirés. Ils pourraient
bien se retourner vers cet autre père, la « patrie »,
mais lui aussi les déshérite, en ne leur redistribuant pas les
richesses appropriés qui s'accumulent dans les mains de quelques
grandes familles, riches du travail d'individus qu'ils mettent au
chômage et jettent dans la plus grande précarité. Mais Nicole
Vulser oublie aussi qu'en régime capitaliste, tout change de nature,
tout est transformé pour devenir un business, un moyen de s'enrichir
plus. Marx était admiratif de la grande puissance des capitalistes,
« les premiers à montrer ce dont est capable l'activité des
hommes », de leur capacité à transformer les réel, même si
c'était pour le pire, ou en tout cas avec les pires intentions du
monde, le profit. Il faut rappeler les formules qu'il utilise dans le
« manifeste du Parti Communiste », ces « eaux
glacées du calcul égoïste », et cette douche froide, quand
il dit que la bourgeoisie, qui « n'a laissé subsister d'autre
lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu » « a
transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme
de science, en salariés à ses gages ». Il manque là-dedans
les homme d'état, président, ministres, députés.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit.
Non pas d'une opposition entre riches et pauvres, entre pierres et
hommes. Mais entre entre charité et impôt, c'est-à-dire, entre un
État « fondé de pouvoir du capital », au service des
grandes richesses, qui agit dans le but de les enrichir encore plus,
État qui s'appauvrit en les servant, et un État qui est au service
de tout le peuple, qui par un juste prélèvement de l'impôt (de
chacun selon ses moyens ...) et une juste redistribution (… à
chacun selon ses besoins) fait ce que l'on est en droit d'estimer
être son travail. Cela, Emmanuel Lévy nous le fait bien sentir dans
un article récent de Marianne. Il y dénonce l'aubaine fiscale que
représente le mécénat pour ces grands groupes et ces grandes
familles et les malversations qui leurs permettent de s'enrichir en
donnant le sentiment de donner.
« la formule est simple et magique : tout don entraîne plus de 60 % de déductions fiscales sur l'impôt sur les sociétés. Si simple et magique qu’on ne compte plus une firme du CAC 40 sans sa fondation d’entreprise maison. Le mécénat est devenu la vitrine par excellence des multinationales soucieuses de se faire passer pour les Médicis du XXIe siècle. […] Résultat : en 2017, la déduction fiscale réalisée au titre du mécénat par 60.000 entreprises frôle le milliard d’euros, contre à peine 235 millions dix ans auparavant. Cela correspond a des dons atteignant le montant total d’1,6 milliard d’euros. »
Puis des chiffres étourdissants :
on y apprend que les 10 plus gros bénéficiaires de ces réductions,
donc de ces dépenses d’État, pompent plus du tiers du coût total
(369 des 990 millions d'euros alloués), que les 100 plus gros s'en
partagent la moitié et que 99% des entreprises touchent un crédit
d'impôts de moins de 4000 euros. Outre ces chiffres, deux éléments
inquiètent plus que tout. D'abord le fait que Eiffage, qui
s'enrichit déjà considérablement avec la concession des
autoroutes, facture ses prestations de « mécénat de
compétence » (participer à un chantier d'utilité publique
sans toucher de marge de bénéfice) non au coût de revient, mais au
coût de catalogue, donc avec la marge, ce qui est « écrit
noir sur blanc dans un rapport officiel de la cours des comptes »,
sans que cela « donne lieu ni à une enquête du parquet, ni à
un redressement fiscal. » Ensuite le fait que nos députés sont aussi impuissant à agir contre ces dérives et soient empêchés de fermer le robinet :
« Ces dérives n’ont pas plu du tout à certains députés qui ont tenté de mettre la pédale douce sur le dispositif, lors de l’examen du budget 2019. C’est le cas de Gilles Carrez, député LR du Val-de-Marne, mais aussi de Joël Giraud, élu LREM des Hautes-Alpes et rapporteur général du budget. Mais les lobbys ont tonné, et il leur a fallu reculer… »
On fait donc face à des entreprises
passées maîtres dans l'optimisation fiscale, dont les patrons
partent vivre à l'étranger, qui détournent les aident à la
recherche et au développement, qui tirent profit des mécénats, des
partenariats privé-public, qui suppriment des emplois pour
délocaliser là où la main d'oeuvre est moins cher, qui font
pression sur le président pour que l'impôt sur la fortune saute,
qui assèchent donc considérablement les caisses de l'état et
s'arrangent pour que les aides aux entreprises soient maintenu telles
quelles, de telle sorte à ce que ce soit les services publics,
hôpitaux, écoles, allocations diverses et chantiers de rénovation
qui se voient dès lors menacés, faute d'argent. Le grand risque à
terme, c'est que l'Etat incapable de payer quoi que ce soit se
rabatte entièrement sur le privé, et que ce soit lui du coup qui
décide des urgences sociales, qui décide quelles causes doivent
être soutenues et quelles causes abandonnées. En fonction du profit
à en tirer. N'oublions pas que si Carlos Ghosn a pu se marier à
Versailles, c'est grâce au mécénat, c'est une contrepartie du
financement, déduit des impôts, d'une partie de la rénovation du
Palais de Versailles. On a beau jeu du coup de venir dire que l'aide
des entreprises et fortunes privées est nécessaire à la
reconstruction de Notre-Dame de Paris, étant donné que c'est de
leur faute si l'État est incapable de financer seul la
reconstruction.
Versailles et Notre-Dame on rénove, quels
magnifiques cadres pour la promotion de l'entreprise, pour accueillir
les actionnaires ou pour faire de belles photos de mariage. Le
logement social, les centres d'accueils pour sans abris, pour
demandeurs d'asile, quel "intérêt" ? Frédéric Lenoir a tort. Il n'est pas vain d'opposer
les causes. On voit qu'il n'y a pas le même empressement
pour l'une comme pour l'autre. En décembre, pour essayer de mettre
un terme aux manifestations des gilets jaunes, Macron a demandé aux
grands patrons, à ses proches amis rappelons-le, de faire un geste
pour les français, d'octroyer une prime à leurs employés. La vraie
générosité aurait été de revaloriser durablement et en
conséquence les salaires, afin d'améliorer réellement le quotidien
de ces travailleurs, mais non. Une prime. Autrement dit rien.
Rappelons ce qu'est la générosité. C'est la « disposition à
donner plus qu'on n'est tenu à le faire ». Mais elle suppose
déjà que l'on donne ce que l'on doit. C'est-à-dire qu'elle passe
d'abord et avant tout par l'impôt et un juste salaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire