lundi 22 avril 2019

Notre-Dame des Riches




le 20 avril, Le Monde publie dans ses pages un article de Nicole Vulser : « suspicions autour d'un élan de générosité », repris ensuite sur le site sous le titre : « l'élan de générosité décrié des grandes entreprises pour Notre-Dame de Paris ». Cet article vise très clairement à défendre les grandes richesses face aux accusations qu'elles essuient. Ce n'est pas le seul article du Monde qui va dans ce sens. Ainsi en va-t-il de la réaction indignée (« pourquoi opposer les causes ? » de Frédéric Lenoir (ancien directeur du Monde des Religions) deux jours après :

« Cette communion nationale commence toutefois à se fissurer à travers diverses polémiques concernant les sommes colossales annoncées pour le coût de la reconstruction de la cathédrale. Tout est parti de la contribution des plus grandes fortunes françaises à sa reconstruction. Que les familles Arnault, Bettencourt et Pinault souhaitent donner plusieurs centaines millions d'euros, on ne peut que s'en réjouir, et il n'y a qu'en France qu'une telle polémique peut se développer, tant notre rapport à l'argent est paradoxal : la plupart des français souhaitent s'enrichir, mais ils détestent les riches. Peu importe, me semble-t-il, les motivations de ces milliardaires : leur geste est utile ... »

Plus loin, il balaye d'un revers de la main les revendications populaires qui exigent qu'autant d'argent soit mis dans les causes humanitaires et pour venir en aide aux plus pauvres. C'est, à ces yeux, un « faux problème », qu'il justifie par une comparaison et de la preuve de son absolue niaiserie :

« Cela me fait penser à ceux qui refusent de s'engager dans la lutte pour l'amélioration du bien-être animal sous prétexte qu'il y a encore trop à faire pour aider les humains. Comme si notre cœur n'était pas assez grand pour aimer et protéger les humains et les animaux. Je trouverais plus juste, par contre, si les dons dépassent les besoins pour la reconstruction (ce qui me semble très probable), que les sommes inutilisées servent à construire des logements pour les plus déshérités ».

Donc d'abord, les gilets jaunes, les syndicats de gauche, les associations caritatives et militantes manquent de cœur, n'ont pas un cœur assez grand, pour aimer et les pierres autant que les hommes, et les riches autant que les pauvres, mal qui recoupe cette haine purement française des riches, qui est irrationnelle puisque visiblement on déteste les riches quoi qu'ils fassent. Lenoir ne le dit pas mais on le sent, ce qu'il veut dire, c'est que tous ceux qui hurlent sont des égoïstes jaloux : s'ils n'ont pas le cœur assez grand, c'est qu'ils n'aiment que deux choses, l'argent et eux-mêmes. C'est sûr, vu comme ça, les pauvres méritent qu'on ne s'occupe d'eux que par surcroît, méritent de s'arracher les miettes, les "sommes inutilisées".
Cette condamnation morale rejoint la condamnation intellectualisante proférée par Nicole Vulser, qui pour défendre les riches s'appuie sur Marcel Mauss, qu'elle déforme et trahit éhontément :

« Donner, c'est à la fois prouver sa richesse, sa générosité, sa solidarité et sa puissance tout en améliorant son image et en faisant le bien. Dans son Essai sur le Don, Marcel Mauss, en 1925, expliquait que « donner, recevoir et rendre » a longtemps constitué la source des échanges dans la société. »

Le don, preuve de richesse, de générosité, de solidarité et de puissance, amélioration de l'image, bienfaisance ? Ce n'est ni un commentaire crédible de l'essai de Mauss, ni de l'actualité présente.
Mauss fait référence à une forme de don agonistique et ritualisée. C'est une guerre qui se mène contre l'adversaire avec des offrandes. Il n'est pas question de faire œuvre de bienfaisance ou de solidarité envers lui, mais de l'humilier, d'attaquer son honneur. De générosité non plus puisque ces rivalités plongeaient les Kwakiutls dans un tel état de transe qu'ils en venaient parfois non pas à donner mais à détruire leurs richesses. C'était là assurer son prestige et son pouvoir. Oui, mais comment exactement ? Est prestigieux celui qui n'est pas attaché à sa richesse et peut, après s'en être débarrassé, la reconstituer par son propre travail. Et c'est là que le bât blesse. Comment est-ce qu'au service économie du Monde on s'aveugle au point de ne pas voir qu'en régime capitaliste, ce don ne peut plus exister et qu'il est donc vain de salir le nom de Mauss, et qu'il est vain, même, de justifier le don des grandes richesses. Car le capitaliste n'est pas riche de son travail, mais de l'appropriation du travail des autres, donc autant de la force, des ressources des travailleurs que du produit de leur activité. Il faudrait dire à Frédéric Lenoir que c'est pour cela qu'il y a des déshérités qui crient au scandale : parce qu'ils sont déshérités, c'est parce que leur travail et celui de leurs pères leur sont retirés. Ils pourraient bien se retourner vers cet autre père, la « patrie », mais lui aussi les déshérite, en ne leur redistribuant pas les richesses appropriés qui s'accumulent dans les mains de quelques grandes familles, riches du travail d'individus qu'ils mettent au chômage et jettent dans la plus grande précarité. Mais Nicole Vulser oublie aussi qu'en régime capitaliste, tout change de nature, tout est transformé pour devenir un business, un moyen de s'enrichir plus. Marx était admiratif de la grande puissance des capitalistes, « les premiers à montrer ce dont est capable l'activité des hommes », de leur capacité à transformer les réel, même si c'était pour le pire, ou en tout cas avec les pires intentions du monde, le profit. Il faut rappeler les formules qu'il utilise dans le « manifeste du Parti Communiste », ces « eaux glacées du calcul égoïste », et cette douche froide, quand il dit que la bourgeoisie, qui « n'a laissé subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu » « a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, en salariés à ses gages ». Il manque là-dedans les homme d'état, président, ministres, députés.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Non pas d'une opposition entre riches et pauvres, entre pierres et hommes. Mais entre entre charité et impôt, c'est-à-dire, entre un État « fondé de pouvoir du capital », au service des grandes richesses, qui agit dans le but de les enrichir encore plus, État qui s'appauvrit en les servant, et un État qui est au service de tout le peuple, qui par un juste prélèvement de l'impôt (de chacun selon ses moyens ...) et une juste redistribution (… à chacun selon ses besoins) fait ce que l'on est en droit d'estimer être son travail. Cela, Emmanuel Lévy nous le fait bien sentir dans un article récent de Marianne. Il y dénonce l'aubaine fiscale que représente le mécénat pour ces grands groupes et ces grandes familles et les malversations qui leurs permettent de s'enrichir en donnant le sentiment de donner.

« la formule est simple et magique : tout don entraîne plus de 60 % de déductions fiscales sur l'impôt sur les sociétés. Si simple et magique qu’on ne compte plus une firme du CAC 40 sans sa fondation d’entreprise maison. Le mécénat est devenu la vitrine par excellence des multinationales soucieuses de se faire passer pour les Médicis du XXIe siècle. […] Résultat : en 2017, la déduction fiscale réalisée au titre du mécénat par 60.000 entreprises frôle le milliard d’euros, contre à peine 235 millions dix ans auparavant. Cela correspond a des dons atteignant le montant total d’1,6 milliard d’euros. »

Puis des chiffres étourdissants : on y apprend que les 10 plus gros bénéficiaires de ces réductions, donc de ces dépenses d’État, pompent plus du tiers du coût total (369 des 990 millions d'euros alloués), que les 100 plus gros s'en partagent la moitié et que 99% des entreprises touchent un crédit d'impôts de moins de 4000 euros. Outre ces chiffres, deux éléments inquiètent plus que tout. D'abord le fait que Eiffage, qui s'enrichit déjà considérablement avec la concession des autoroutes, facture ses prestations de « mécénat de compétence » (participer à un chantier d'utilité publique sans toucher de marge de bénéfice) non au coût de revient, mais au coût de catalogue, donc avec la marge, ce qui est « écrit noir sur blanc dans un rapport officiel de la cours des comptes », sans que cela « donne lieu ni à une enquête du parquet, ni à un redressement fiscal. » Ensuite le fait que nos députés sont aussi impuissant à agir contre ces dérives et soient empêchés de fermer le robinet :

« Ces dérives n’ont pas plu du tout à certains députés qui ont tenté de mettre la pédale douce sur le dispositif, lors de l’examen du budget 2019. C’est le cas de Gilles Carrez, député LR du Val-de-Marne, mais aussi de Joël Giraud, élu LREM des Hautes-Alpes et rapporteur général du budget. Mais les lobbys ont tonné, et il leur a fallu reculer… »

On fait donc face à des entreprises passées maîtres dans l'optimisation fiscale, dont les patrons partent vivre à l'étranger, qui détournent les aident à la recherche et au développement, qui tirent profit des mécénats, des partenariats privé-public, qui suppriment des emplois pour délocaliser là où la main d'oeuvre est moins cher, qui font pression sur le président pour que l'impôt sur la fortune saute, qui assèchent donc considérablement les caisses de l'état et s'arrangent pour que les aides aux entreprises soient maintenu telles quelles, de telle sorte à ce que ce soit les services publics, hôpitaux, écoles, allocations diverses et chantiers de rénovation qui se voient dès lors menacés, faute d'argent. Le grand risque à terme, c'est que l'Etat incapable de payer quoi que ce soit se rabatte entièrement sur le privé, et que ce soit lui du coup qui décide des urgences sociales, qui décide quelles causes doivent être soutenues et quelles causes abandonnées. En fonction du profit à en tirer. N'oublions pas que si Carlos Ghosn a pu se marier à Versailles, c'est grâce au mécénat, c'est une contrepartie du financement, déduit des impôts, d'une partie de la rénovation du Palais de Versailles. On a beau jeu du coup de venir dire que l'aide des entreprises et fortunes privées est nécessaire à la reconstruction de Notre-Dame de Paris, étant donné que c'est de leur faute si l'État est incapable de financer seul la reconstruction. 
Versailles et Notre-Dame on rénove, quels magnifiques cadres pour la promotion de l'entreprise, pour accueillir les actionnaires ou pour faire de belles photos de mariage. Le logement social, les centres d'accueils pour sans abris, pour demandeurs d'asile, quel "intérêt" ? Frédéric Lenoir a tort. Il n'est pas vain d'opposer les causes. On voit qu'il n'y a pas le même empressement pour l'une comme pour l'autre. En décembre, pour essayer de mettre un terme aux manifestations des gilets jaunes, Macron a demandé aux grands patrons, à ses proches amis rappelons-le, de faire un geste pour les français, d'octroyer une prime à leurs employés. La vraie générosité aurait été de revaloriser durablement et en conséquence les salaires, afin d'améliorer réellement le quotidien de ces travailleurs, mais non. Une prime. Autrement dit rien. Rappelons ce qu'est la générosité. C'est la « disposition à donner plus qu'on n'est tenu à le faire ». Mais elle suppose déjà que l'on donne ce que l'on doit. C'est-à-dire qu'elle passe d'abord et avant tout par l'impôt et un juste salaire.

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