Prenons quelques films et essayons de donner des exemples. D'abord à ces divers types de twists, ensuite à ce plaisir particulier que l'on peut avoir à revoir un film.
Notons que les retournements de situation susceptibles d'être spoilés dans un film sont :
1_la perturbation de la situation initiale.
2_une perturbation qui fait passer d'une situation délicate à une situation désespérée
3_la perturbation qui rétablit une situation d'équilibre.
4_la révélation, finale ou non, qui modifie intégralement notre lecture du film ou d'un personnage.
Mais plusieurs remarques s'imposent d'emblée.
D'abord, la perturbation de la situation initiale est généralement connue par avance et attendue. Il est rare que les surprises interviennent à ce niveau là. Souvent, la fin est connue d'avance, on ignore seulement comment on y parviendra. Donc la perturbation qui rétablit une situation d'équilibre, en toute logique, est elle aussi assez peu surprenante. Reste surtout le twist final (4) et les perturbations dramatiques (2). Ces perturbations dramatiques devenant d'ailleurs un code dans les films d'actions construits en quatre chapitres, le troisième chapitre étant une phase de ralentissement dans la narration à l'occasion de la chute ou de la défaite du personnage, peu avant que la situation ne se rétablisse dans un dernier feu d'artifice.
Ensuite, il faudrait ajouter également que dans l'immense somme des récits fictifs, tous ne subissent pas le spoil de la même manière, certains même semble le supporter sans trop d'effort. Il en va ainsi des films de genre ; le genre correspond à un ensemble de codes qu'il est difficile de transgresser, qu'il faut respecter un minimum et qui imposent autant de situations et de structures types. Ainsi des comédies romantiques. La structure est connue : un personnage en rencontre un autre, l'aime tout de suite, bien qu'il soit déjà pris dans une relation. Il affrontent un épreuve, se heurtent sur un obstacle qui les sépare. Le personnage peut même vouloir couper tous les ponts avec l'autre, mais à la fin, à la lumière d'une révélation soudaine, il court vers l'autre personnage et plaque tout pour se mettre avec, filer le parfait amour, puisqu'ils sont faits l'un pour l'autre. On sait ainsi exactement à quoi s'attendre et c'est ce qui est si réconfortant et agréable avec les comédies romantiques : elles ne nous bousculent jamais.
Ainsi, le plus souvent, le film vu est connu d'avance dans son rythme, sa structure, ses codes, ses péripéties initiales, son aboutissement. Sauf, bien entendu, dans le cas d'un twist final, mais alors, le film risque fort de ne pas survivre dans la durée, quand il a la chance de ne pas avoir un retournement surfait. Ce qui est le cas dans Atomic Blonde. À la fin, le spectateur apprend que le personnage principal, envoyé à Berlin Est à la recherche d'un agent double … est en fait l'agent double qu'elle doit arrêter. Son enquête était en fait une démarche menée afin de se couvrir. Sauf que rien ne permet, dans le film, de déterminer cela ; c'est un deus ex machina qui ne sauve rien, ne surprend pas plus que cela, vu qu'aucun autre personnage n'est désigné réellement comme étant cet agent double. Bref, ce retournement, comme ce film, est un fiasco qui a le mérite de montrer que la nostalgie des années 80 ne permet pas de tout justifier. Une seule séquence à sauver, l'exfiltration ratée de l'indic, dans l'immeuble d'abord : une scène de combats sans fin, avec une caméra qui tournoie et la poursuite en voiture qui suit, séquence qui emprunte énormément au jeu vidéo ; ce qui la sauve et la distingue absolument. Mais, là encore, il suffit de voir le 6e sens, où ce coup-ci le twist est efficace, pour voir que cela ne suffit pas à en faire un film que l'on a plaisir à revoir. C'est que tout concourt à la fin sans dévier le moins du monde de cet objectif.
Prenons des films, avec ou sans twist, qui se regardent encore et encore sans aucun souci. On peut appeler ces films des classiques, non pas parce qu'ils seraient conformes à une manière classique de faire, mais parce que leur connaissance et leur appréciation est collective, si ce n'est commune. On peut prendre en exemple le Rocky Horror Picture Show ou Le Père Noël est une ordure. Ceux qui adorent ce film le connaissent par cœur, connaissent les répliques, les chansons, les gestes des personnages, et prennent un immense plaisir, entre fans, à les reproduire sur scène devant l'écran. On rit toujours devant les vannes défraîchies du Père Noël est une ordure et ça c'est un mystère sur lequel on devrait se pencher. Une blague, en général, est drôle la première fois, mais on souffre au bout de dix fois qu'on nous la raconte. Là non. On rit toujours. Qui est incapable d'expliquer ça est incapable de parler de cinéma. On pourrait dire que c'est plus le phénomène social qui permet cela que le film, mais sans le film, cela s'évaporerait et serait impensable sans. Un récent documentaire nous a montré comment Ghostbusters est aussi devenu un mythe, grâce à la communauté des fans qui se retrouvent autour de leur passion commune. On retrouve ça avec le Village de la série Le Prisonnier, on ne retrouve pas ça avec la philatélie ni avec la pièce Richard III. Le théâtre c'est mort pour ça, seul le cinéma nous offre ce genre de phénomènes inexplicables.
À côté de ces phénomènes sociaux, on peut évoquer des films qui s'émancipent de la seule narration pour offrir des émotions justifiées par le montage, les plans, la musique, etc. sans qu'elles ne cessent pourtant de participer à cette narration. En ce sens, le film Blade Runner est intéressant, d'autant plus qu'il a été victime d'un spoil tardif : Ridley Scott a affirmé il y a quelques années que Deckart était en fait un réplicant. Beaucoup ont hurlé au scandale, jugeant que le réalisateur avait ruiné ainsi son film, brisé le mystère, alors que le film s'arrêtait sans rien affirmer, laissant le spectateur libre de faire du personnage un humain ou un réplicant. Est-ce le cas ? Le film a-t-il été vidé de tout son contenu, de tout son intérêt, de toute sa poésie ? Non. Les premières images sont toujours aussi fascinantes, efficaces, accompagnées d'une musique qui n'a rien perdu de son aspect aérien, éthéré, à la fois froid, synthétique, et profondément humain, faisant entendre déjà le thème du film. Ces grandes flammes qui s'élèvent dans l'horizon de la ville sont, dès les premières secondes, le symbole de ces réplicants qui brûlent vivement une existence brève mais riche plutôt que de se consumer lentement comme leur créateur, qui les envie autant qu'il peut. La richesse des plans, des scènes, leur symbolisme discret (la chouette qui vole, que Rachel dit être artificielle, est le symbole de l'intelligence : toute intelligence est artificielle), tout en fait un film magique dont on ne peut se lasser. Mais c'est bien parce que le vrai plaisir que l'on prend au film est un plaisir que l'on prend à la matière du film, en tissant des liens entre eux, en recherchant des significations, ce qui n'est possible que par une longue familiarité avec l'oeuvre. C'est la poésie du film, donc, sa capacité à libérer les plans de leur stricte utilité, qui fait la longévité d'un film, sa capacité aussi à créer des nouvelles manières de construire, de montrer, de mettre en scène.
Mais Blade Runner est intéressant aussi parce que c'était un film mystère. Ce mystère révélé, reste encore la poésie des plans et on voit que c'est elle qui fait tenir le film, là où le 6eme sens s'effondre. Les films de David Lynch sont aussi des films mystères, ou plutôt des films énigmatiques, films puzzles puisque le twist est montré, il se déroule sous nos yeux, mais leur sens, ce qui est retourné et ce qu'est la situation à laquelle on aboutit suite au twist, tout cela reste à établir ; les indices sont là, sous les yeux, mais semblent toujours échapper à l'analyse. Beaucoup de films sont ainsi, sans que la logique soit aussi furieusement menée. Ainsi, Donnie Darko est donné comme un film difficile à comprendre. Ces films s'offrent à la sagacité des spectateurs, invités à revoir et revoir les films pour déterminer par eux-mêmes ce qu'il y a à voir dans le film. Et c'est de cet effort répété que le plaisir progressivement se décante.
Phénomènes sociaux, classiques, films poétiques ou mystères, autant de types de films sans réel twist, mais qui accrochent l'attention durablement et promettent un plaisir toujours renouvelé. Ce plaisir est le but d'un cinéma qui n'est pas purement commercial, dont les plans, la musique, etc, ne sont pas purement utilitaires mais servent aussi un but autre, qui est ce à quoi s'identifient ou s'attachent les fans. Mais on voit bien que si le cinéma centré sur l'efficacité évite la surprise pour proposer un spectacle maîtrisé dans tous ses éléments par les spectateurs, si quand ce cinéma propose des surprises finales elles peines à susciter encore l'attention au troisième visionnage, si l'intérêt réel des grands films ne s'apprécie qu'une fois le film pleinement maîtrisé dans sa narration et sa signification, c'est que la peur du spoiler n'est pas le fruit du monde du cinéma, ne découle pas de ses enjeux et de ses techniques. Cette crainte du spoiler est donc bien à chercher dans la psychologie du spectateur, et cette psychologie est bizarrement pathologique parce qu'elle ne semble pas en lien avec ce que le cinéma construit.
On a donc bien tort de craindre le moindre spoiler au cinéma, car cela montre un rapport inauthentique au film, centré sur ce qui n'est finalement qu'accessoire. Mais il serait étonnant que cette crainte ne se rattache à rien d'objectif, qu'elle ne soit que subjective, propre aux individus, et aussi massivement partagée. Elle doit bien, donc, s'attacher à quelque chose d'objectif qui ne serait pas les films eux-mêmes mais sans doute plutôt les conditions matérielles dans lesquelles les films, et les œuvres audiovisuelles en général, sont consommées.
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