lundi 22 avril 2019

TOOL 10 000 DAYS (7)


Intension semble être à la fois hors du temps et hors de l'album, prise dans une parenthèse musicale et temporelle. Suspendue au milieu des autres chansons elle nous transporte ailleurs, dès les premières secondes. Elle ne tranche pas avec le reste, comme le fait The Pot, qui est un titre frénétique, ironique et incisif, qui est un titre virulent. Intension met à distance. Elle met à distance le reste de l'album, finissant de le disloquer après la première parenthèse que constitue le tryptique Lipan Conjuring, Lost Keys et Rosetta Stoned. Elle met à distance l'auditeur, l'arrachant du sol. Pendant plus d'une minute, il n'est presque pas question de musique. Raclements métalliques, sons diffusés à l'envers dans une sorte d’apesanteur, propos diffusés à l'envers qui résonnent comme les paroles d'un rituel magique, percussion ronde comme une bulle d'air qui remonte à la surface puis le chant, calme, posé, presque traînant, comme une prière ou une lamentation. On est plus proche, dans cette ambiance, avec le son des tambourins, l'effet sur la voix qui transforme le chant d'un seul en chant collectif, du côté du rituel musical, rituel de conjuration, que de la chanson métal. Comme si on décollait, emportés loin d'un monde où la violence rampe au sol. Afin de la contempler et de la resituer dans un contexte plus vaste. Afin de lui redonner sa juste échelle. Et il est bien question de hauteur dans cette chanson, ainsi que dans la suivante, de hauteur de vue, du jugement supérieur, de vision synoptique que seule apporte prise de distance métaphysique.
Intension, c'est l'expérience d'une sortie hors du corps, musicalement assistée.



C'est à partir de cette chanson que la structure de l'album se dévoile pour de bon. Intension est à la fois un choc esthétique et une révélation.
Cet album est un chemin de croix, une volonté répétée de guérir l'homme de sa haine, qui échoue toujours mais se renouvelle à chaque fois. La haine exprimée dans Vicarious est d'abord exorcisée par l'expérience du deuil et de la mort ; vivant personnellement ce traumatisme, on est moins tenté de s'en réjouir quand il arrive aux autres. Mais après l'espoir qu'offrent Jambi et Wings For Mary, The Pot vient tout ruiner. Cette chanson, contre l'hypocrisie des discours religieux, radicalise des éléments déjà présents dans Wings for Mary, mais se détourne entièrement de l'expérience de la douleur, ignore la manière dont elle nous transfigure et nous élève, pour n'en tirer qu'un nouveau motif de haine et de moquerie.
Lipan Conjuring vient rabattre les cartes, mais l'espoir d'obtenir une vision cosmique des choses par les drogues mène rapidement à une impasse (rosetta stoned). Le groupe a toujours eu, dans les paroles de ses chansons, un regard critique là-dessus. Lipan Conjuring, ce pur rituel, lost keys et Rosetta Stoned est un second cycle, sans progression, qui saute et balbutie, et un second échec.
Intension semble reprendre Lipan Conjuring, mais plutôt que de simplement reprendre le rituel tel quel, comme un élément culturellement étranger, la chanson l'assimile, l'intègre musicalement et rationnellement. Ce n'est plus un rituel indien, c'est un rituel musical, avec des paroles concertées qui en reproduisent l'effet tout en en maîtrisant les moyens. Il ne mène pas dans un rechute violente dans le corps, comme Rosetta Stoned, qui en revient toujours au détail scato pour évoquer la redescente (« goddamn, shit the pants »), mais ouvre à une compréhension plus large du monde : Right In Two, où l'on s'élève au niveau des anges.
L'album là dessus s'achève sur une conclusion mystérieuse, tant dans son titre que dans son contenu, conclusion qui nous laisse démuni, incapable de savoir s'il s'agit d'un nouvel échec (23 est le signe de la discorde érigée en divinité dans un livre mystique parodique, Principia discordia) ou à une victoire définitive sur la haine (le 23 peut renvoyer à l'arcane 23 du tarot de Thot, qui renvoie à l'acquisition de connaissance et à l'élévation spirituelle par l'effort et le travail) ou n'est finalement qu'une simple manière humoristique d'achever le cd, en laissant tout en suspens (23 skidoo est une manière argotique de dire qu'on part en vitesse).

Autre élément ambivalent, les paroles passées à l'envers. Elles se moquent évidemment de ceux qui croient que des messages de haine sont diffusés à l'envers dans les disques de rocks, invitant à vénérer Satan ou à se suicider. Elles sont positives au possible, presque naïves : « écoute ta mère, ton père à raison, vas à l'école, ne prend pas de drogues ». Elles se moque aussi des fans du groupe qui surinterprètent tout et se persuadent à la fin que les chansons regorgent de messages cachés, mais elles servent surtout peut-être de solution métaphorique au problème de la haine.

Diffuser un message à l'envers, c'est l'orienter vers le passé, c'est remonter le temps afin de changer les anciens événements et les attitudes préjudiciables. Une sorte de retour vers le futur ; de la même manière que Marty est transformé par les voyages et les messages temporels, devient un jeune homme responsable et pas cette tête brûlée incapable de se contenir qu'il était au départ, nous devrions pouvoir être transformés rétroactivement par l'écoute de ces paroles conciliatrices. En corrigeant des attitudes de séparation, en invitant tôt à l'union et à la concorde, à l'écoute de l'autre, peut-être y a-t-il possibilité de prévenir les grandes fractures qui divisent la société. Or c'est justement ça que se propose de faire Intension : remonter aux premières causes des fractures sociales, des oppositions entre les hommes aujourd'hui devenues insurmontables et voir s'il était possible de les corriger, voir si une autre histoire pour l'homme aurait été possible. Il ne faut donc pas se laisser à dire, comme beaucoup, que cette chanson retrace l'histoire de l'humanité. C'est une ânerie. Il n'y est question que de quelques moments critiques pendant lesquels tout encore est possible, non pas d'une histoire continue mais de deux moments qui ont décidé de toute la suite de l'histoire. Le titre, Intension, est à la fois intention, expression d'une volonté, et In Tension, en tension, dans le sens d'être tiraillé entre deux choix, deux directions, sans pouvoir décider, mais sans pouvoir s'abstenir de choisir. Il traduit l'état de stress que l'on subit quand on doit décider en toute urgence entre deux options toutes deux catastrophiques.
Ainsi, dans les paroles, l'homme balance toujours entre amour et haine, accueil et rejet. Le stress vient du fait que l'on ne peut choisir l'un sans tomber dans l'autre : si je construit un foyer, je le fais par amour, mais je dois le protéger, et donc développer des sentiments négatifs, méfiance ou haine, envers l'étranger qui menace l'unité et la paix du foyer. De même, cet amour devient la justification des haines que l'on peut éprouver et une raison confortable de les laisser éclater. La chanson semble dire que cette situation est due entièrement à nos innovations technologiques et non à une nature particulièrement belliqueuse. Il ne faut pas se laisser abuser par l'omniprésence de la volonté (will) dans les paroles ; ce n'est pas une intention continue, une volonté libre de tuer qui s'exprime ici, mais une volonté contrainte. La chanson dit bien « moved by will alone », mis en mouvement et non pas « ruled », réglé, dirigé par la volonté. La volonté libre, l'intention pure a donné la pichenette au départ, a mis en mouvement l'humanité au tout début, mais la volonté ne dirige plus l'homme, l'habitude maintenant agit en nous collectivement. Nous sommes prisonniers d'un choix passé qui agit en nous et contre lequel nous ne pouvons rien. Prisonniers d'un inconscient que la chanson met au jour. Le contenu de la chanson ne nous concerne pas directement, le choix mis en scène n'est pas le nôtre, mais nous devons comprendre que nous sommes embarqués dans le destin technologique, que nous sommes condamnés par lui à la violence dès lors que l'on veut agir et user de ces technologies. Nous n'y pouvons rien. Nous ne pouvons plus corriger cela. D'où les échecs précédents et la fuite hors du temps et de l'espace que nous propose maintenant le groupe comme issue finale.

23 skidoo, voilà la solution : une fuite hors du monde qui nous arrache au chaos, mais qui exige pour cela que nous abandonnions tout espoir d'agir contre ce qui arrive, de combattre la haine. C'est une contemplation pure qui nous est offerte comme solution. Ici bien sûr je pourrai évoquer Schopenhauer, qui considère que tout le malheur du monde vient de l'expression de la volonté et du désir et que le bonheur réside dans la sainteté et dans la contemplation artistique qui met le soi, le désir, la volonté, entre parenthèse. En ce sens, écouter 10 000 est faire œuvre de paix. Mais cette chanson n'est pas la traduction d'une philosophie—et je voulais finir là-dessus, elle est la transcription d'un tableau. J'ai parlé d'expérience hors du corps, il faudrait plus exactement parler d'extase. L'extase est bien une sortie hors de soi, mais vers une vérité qui frappe par son évidence et sa simplicité et vers une bonté sans limite qui nous submerge. Or il est remarquable que la chanson qui suit Intension se place du point de vue des anges, véhicules de la vérité et de la bonté divine. Intension est ce pont entre le chaos, le mal, l'abysse et la plénitude divine. Entre les deux, donc, une chanson tiraillée entre les deux directions, entre le haut et le bas, un juste milieu fragile autant qu'un passage de l'un à l'autre, juste milieu et et passage entièrement concentré dans la voix merveilleuse d'un Maynard transfiguré en Sainte Cécile, sainte patronne des musiciens, à moins que ce ne soit en Raphaël.


Dans ce tableau, L'extase de Sainte Cécile, nous voyons tout en bas de l'image, au premier plan, des instruments usés, un triangle, un lirone, un tambour crevé. La sainte elle-même cesse de jouer, les tuyaux de son orgue tombent tandis qu'elle élève le regard. On croirait voir les sons de cette introduction, cymbales et triangles qui tombent, pluie d'instruments, non violemment et bruyamment comme dans disgustipated, la dernière chanson de Undertow, non avec haine, mais comme s'ils s'abandonnaient eux-mêmes. Ils se désintègrent. Et de cette musique qui tombe, seule la voix au dessus des orgues s'efforce de s'élever, les intonations finales s'envolant comme des questions. En haut, les anges chantent, leur musique se passe d'instrument et Sainte Cécile, les écoutant, est illuminée et sereine. L'orgue dans ses mains, instrument de la musique sacrée par excellence, montre qu'elle jouait afin d'emporter l'âme dans un état de contemplation, dans un état « d'extase musicale », et non seulement pour faire plaisir. Il est vrai que la musique est l'art le plus insidieux en cela qu'il pénètre en nous qu'on le veuille ou non, qu'il nous émeut malgré nous et modifie notre état bien plus directement et facilement que n'importe quel autre art. Il peut nous faire croire à Dieu malgré nous. Son orgue est le pendant des rythmes tribaux exploités par Tool, ils en ont le même but, le même effet : emporter notre âme dans la contemplation de vérités qui nous dépassent et qui ne peuvent pas s'exprimer adéquatement à travers des instruments. Cette musique qui s'entend au delà de la musique, Raphaël la restitue par un chœur d'anges chantant. D'où la sortie hors de la chanson, dans un au-delà, donc, où les anges eux-mêmes chantent.

Daniel Arasse affirme que Raphaël a traduit dans ce tableau la « conception néo-platonicienne de la triple nature de la musique ». Au premier plan, la musica instrumentalis, au centre, la musica humana, musique de l'âme, enfin, la musica mundana, la musique cosmique. Citant Chastel, il affirme que la musique est ici « reliée à tous les étages de l'être, qu'elle touche à la fois la basse conscience, liée à la nature physique, la conscience éclairée qui jouit de la beauté du nombre [j'imagine, les harmonies et les accords, qui sont des rapports mathématiques] et la conscience supérieure qui saisit un univers transfiguré ».
Dans le tableau, les instruments usés et rendus inutilisables montrent l'impuissance de ces instruments, qui flattent les sens, à jouer la musique céleste, à élever l'âme à la vérité. Cela parce qu'ils appartiennent au règne chaotique de la basse matérialité et sont vouée à la destruction. Tout le contraire d'une spiritualité intemporelle à laquelle nous accédons dans la vision béate.
C'est ce monde-là que fuit Tool à partir de cette chanson, abandonnant les destins particuliers des titres précédents qui gisent maintenant au sol, pour s'élever au niveau de l'humanité entière, pour proposer une musica humana, un chant de l'humanité qui prépare l'âme à de nouvelles révélations mais qui doit quand même passer par la médiation d'instruments, d'instruments plus dignes certes, de rythmes et d'harmonies plus pures, images d'une nature centrale et ordonnée, mélange de corps et d'esprits, mais qui ne pourra jamais égaler la musique purement sacrée, immatérielle, des anges (qui dans leur multiplicité sont les prototypes parfaits de tout ce qui se réalisera dans la nature). Ces anges se passent d'instrument, images d'une vérité qui frappe directement l'âme, chant intérieur qui illumine et béatifie et qui, sans doute, ne peut s'entendre que dans l'intimité d'une écoute solitaire ; ces anges qui chantent en lisant ressemblent à des fans de Tool qui se laissent imprégner des paroles pour en recueillir le sens, un sens qui nous frappe comme une révélation soudaine et que l'on peine à retranscrire avec des mots, qui dans leur matérialité ne peuvent que trahir la pensée qu'ils s'efforcent d'exprimer. Cette musique de conversion et d'accord profond avec le monde ne peut résonner qu'en nous et vient nous saisir en un éclair quand nous écoutons avec intelligence et sensibilité la musique qui flatte nos sens et les paroles qui émeuvent notre âme. Quand, en un mot, on se laisse pénétrer entièrement par ce qu'on écoute.

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