Tout bien réfléchi, il est impossible
de distinguer, de séparer, dans la perception, le perçu du projeté,
le vu du rêvé, le réel du fantasmé. Percevoir, se rapporter à
une chose, rapporter ce que l'on en voit, revient toujours en partie
à halluciner le monde autour de soi. Il suffit pour s'en convaincre
de se demander pourquoi on ne peint jamais les murs de sa chambre en
rouge. Qu'est-ce qui dans le rouge est incompatible avec l'intérieur
d'une chambre ? Cela n'a rien à voir avec la longueur des ondes
que la peinture absorbe ou renvoie, les longueurs d'onde sont
indifférentes comme des chats. Cela, en fait, a tout à voir avec
nous. On dira que c'est psychologique ou subjectif, mais il n'est pas
certain que cela tienne à la personne seule : car le projeté
est bien vu dans la chose, et de la même manière par tous.
Je ne connais pas une personne qui ait une chambre rouge ; par contre
j'en connais plusieurs que l'idée seule horrifie parce qu'elles
auraient l'impression de vivre dans un lupanar.
Ce qui gêne autant dans le rouge est la symbolique qui y colle. Si cette symbolique
s'enracine dans la nature, le sang et le feu, elle n'y est pas
réductible : le rouge est couleur de sexualité illicite ou
perverse, de prostitution—c'est le quartier rouge, de
danger—l'alerte rouge et les panneaux d'interdiction. Le rouge,
c'est aussi la passion : on considère que c'est une couleur
trop excitante pour servir à une chambre.
Digression : tout cela se retrouve condensé dans la « femme à la robe rouge » de Matrix, prostituée numérique autant que menace de mort dans la simulation (elle se transforme en agent Smith), rappel SF d'Anne Sage, qui, par ses vêtements rouges, signal destiné au FBI, a signé la mort de John Dillinger. Plus « femme fatale », tu meurs.
Il en va ainsi de tout ; toute
réalité qui nous entoure, même naturelle, recueille en elle toute
une dimension spirituelle et collective qui nous échappe parce
qu'elle nous paraît aller de soi. Il n'y a que le délire
paranoïaque qui nous étonne parce qu'il projette dans le perçu des
significations qui n'existent que pour lui seul, que ce soit de
manière pathologique comme dans le délire de persécution ou
artistique dans les œuvres paranoïa-critiques de Dali. Mais au
fond, ces phénomènes limites ne sont rien d'autre que les
expressions singulières d'une vérité universelle : nous
sommes tous des êtres d'imagination et pour nous tous, penser voir
ou agir, c'est toujours d'abord imaginer, c'est toujours d'abord
évoluer dans une sorte de précipité de rêve collectif.
Ces rêves collectifs, propres à une
société, qui la définissent mieux sans doute que tout autre chose,
déterminent tout ce qui peut y être vécu et pensé. Ils
constituent son imaginaire. Il est tout à fait possible alors de
décrire une société à partir de ce qu'elle s'imagine être et de
ce qu'elle croit être le monde. Ce que fait, par exemple, Edward
Said dans l'Orientalisme ou Christopher Lasch avec
« l'idéologie du progrès » dans Le seul vrai
paradis. Ces recherches nous montrent que ces rêves ne sont pas
figés, qu'ils sont l'objet de contestations, qu'ils se transforment
sous les poussées réformatrices ou par la résistance qu'ils leurs
opposent pour survivre.
Mais l'imagination agit plus
profondément encore au niveau de l'individu. L'individu est le lieu
d'un marchandage constant entre imaginaire social et imaginaire
radical (pour reprendre les termes de Castoriadis). L'individu n'est
évidemment pas libre d'assigner les significations qu'il veut aux
choses, et les révoltes instinctives face à tout ce qui s'impose de
l'extérieur n'y changent rien. Je ne décrète pas librement le
rouge couleur du respect. Quand Mc Donalds a commencé à communiquer
sur la qualité de la viande, le respect de la famille, des éleveurs
locaux, etc., ils ont abandonné le rouge, trop violent, trop viande
saignante et blessée, pour le vert, couleur plus apaisée, couleur
du respect de la vie et de la nature. Si Mc Donalds peut tout se
permettre sur de nombreux sujets, en matière de symbolique, ils
n'ont pas le choix de se tenir à carreaux.
Cette absence de liberté pose un
immense problème. L'imagination semble être sans limite, sans
freins, libre absolument et pourtant on le voit, sur de très
nombreux sujets, elle est parfaitement limitée. Mais si l'individu
n'a pas les moyens d'imaginer ce qu'il veut, on ne peut pourtant pas
affirmer que la société lui impose absolument tous ses contenus
imaginaires. Les rapports entre imaginaire social et imaginaire
radical, entre ces imaginaires et les conditions concrètes
d'existence sont tout à fait mystérieuses et le défi est de
déterminer comment les idées nous viennent, jusqu'à quel point
notre vie intérieure est autonome et dans quel mesure il peut être
dit clivé (coupé des conditions d'existence et source
d'aveuglement, d'erreur et de souffrances).
Le seul moyen pour répondre à ce défi
je pense est de prendre successivement divers objets, de voir ce qui
s'en dit, d'inclure ces propos dans un cadre théorique général, un
peu comme le fait Roger Caillois avec la pieuvre. Cela permettant de
voir l'imaginaire qui se concrétise autour d'une réalité et si
possible d'en déterminer les conditions d'émergence, la manière
dont elle est ressaisie par les individus.
Deux difficultés. Ce cadre global,
doit il être défini a priori ou construit autour de l'objet et pour
lui seul ? Dans le premier cas, qui n'est pas sans rappeler
« l'idéologie bourgeoise » visée systématiquement par
Barthes dans ses Mythologies ou « l'idéologie
managériale » analysée par Boltanski et Chiapello, le risque
est de ne prendre que des objets qui confirment l'existence et la
force de ce cadre, nous poussant à ignorer tout ce qui s'en éloigne.
Dans l'autre cas, le risque est grand d'avoir à la fin un grand
nombre de pièces de puzzle qui ne s'emboîtent pas et ne dessinent
aucune vue d'ensemble. L'autre difficulté consiste à s'enquérir de
ce que pensent les gens. Si l'imaginaire individuel recoupe
l'imaginaire social, il y a de fortes chances pour que les gens n'en
pensent rien, ceux qui en ont une idée seraient alors ceux qui
lutteraient politiquement pour modifier les représentations. Il y
aurait donc un risque de surreprésentation d'idées orientées
politiquement non encore inscrits dans l'imaginaire social. Les
points de vue d'artistes ont cet avantage d'être plus accessibles et
plus représentatifs (le lecteur doit s'y retrouver dans ce qu'il
lit). Mais leur activité ne les amène-t-ils pas à avoir une idée
personnelle et surprenante des choses ? Comment espérer
atteindre la vision d'une norme à partir des idées développées
par des excentriques de profession ?
Ces difficultés-là, je serai bien
incapable de les résoudre maintenant. Pour éviter le moindre
écueil, je vais donc multiplier les angles d'attaque, les manières
de faire. Pour interroger le lien entre les conditions d'existence et
les imaginaires, je vais me lancer à la poursuite de ce que
j'appelle « l'ère de la science-fiction intégrale ». En
partant d'un cadre global a priori et plutôt arbitraire qui consiste
à faire du merveilleux, du fantastique et de la science-fiction des
formes de l'imaginaire. Je m'expliquerai là-dessus bientôt. La
science-fiction étant décrétée la plus en accord avec nos
conditions d'existence, j'analyserai les images qui accompagnent
divers objets selon l'imaginaire à partir duquel il est considéré,
et j'essayerai de savoir, en cas de décalage entre l'imaginaire et
les conditions de vie, ce qui le justifie. Méthode top-down en
quelques sortes. Bottom-up, je me risquerai à dresser le portrait
symbolique de quelques objets très présents dans l'imaginaire pour
voir comment les significations qui leur sont attachées sont
investies par les personnes et comment elles se sont imposées
socialement.
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