mardi 4 juin 2019

Merveilleux, Fantastique, Science-Fiction


Comment définir la Science-fiction ?

La première réponse possible est d'en faire un genre, littéraire ou narratif, c'est-à-dire de la concevoir comme une catégorie d’œuvres ayant des caractères communs. Le problème n'est que repoussé : quels caractères ? Une arborescence, que j'ai souvent vue, semble considérer que la SF se caractérise par un certain nombre de thèmes. Tout ne tiendrait qu'à deux choses : le cadre dans lequel se déroule le récit (conquête spatiale) et ce que ce dernier raconte. Cette arborescence, malgré un effort louable, est une catastrophe en raison des graves confusions qu'elle reconduit. Entre thème et cadre d'abord. 2001 de l'espace, son thème n'est pas la conquête spatiale, ça c'est le cadre, ni le space-opéra, qui serait le genre. Les thèmes serait plutôt l'évolution et l'intelligence que les « E.T. Neutres ou amicaux ». L'évolution abordée de "manière SF", comme réponse spéculative à une question qui ne peut naître que des connaissances scientifiques sur le comportement animal, l'évolution des espèces et l'immensité de l'espace. Les conditions permettant l'émergence d'une vie intelligente et développée sont si rare que l'humanité ne peut être qu'une sorte de miracle. Comment nous sont venues l'intelligence, les techniques, la connaissance du monde et jusqu'où tout ça nous mènera ? Et si l'homme est le fruit d'une évolution qui se poursuit encore, vers quel nouvel être l'homme s'achemine-t-il ? L'hypothèse du livre est que des êtres évolués, divins, soucieux de faire survivre l'intelligence dans une univers qui lui est hostile, sont venus sur terre nous donner la première pichenette. Évolution. Intelligence. Dieu. Voilà les thèmes.

arborescence science-fiction
Mais le pire concerne les œuvres proposées. Là c'est le grand n'importe quoi et c'est là que les pires confusions doivent être dénoncées. Peut-on considérer que Jules Verne (la journée d'un journaliste américain en 2889) parle de la même chose, aborde le même « thème » que Mona Lisa Overdrive de William Gibson ?
Pas de faux suspens : non ! Prétendre le contraire est juste délirant !

Au delà de ces arguties, un problème de taille par contre. Un genre ne se caractérise pas que par les thèmes privilégiés qu'il aborde ; ces derniers pouvant être partagés par d'autres genres. C'est cette proximité des genres qui est source d'immenses confusions. Preuve en est la présence du Golem, « mythe de tradition juive » et de l'épopée de Gilgamesh … On voit tout de suite qu'on est dans le grand n'importe quoi. Un mythe antique ne peut pas prétendre être de la science-fiction même si les lecteurs d'aujourd'hui croient y voir quelque-chose d'approchant. Cela parce qu'un genre narratif se reconnaît surtout au réseau de contraintes qui le structure et auquel un texte doit se plier pour être dit de science-fiction : personnages, vraisemblance du récit, structure du récit, nature des difficultés et des personnages. Je ne vais rien dire du Golem encore, je vais parler de ce que je maîtrise mieux : Frankenstein.

Dans l'arborescence il apparaît juste en dessous de « révolution industrielle », la seconde j'imagine, la première ayant eu lieu un siècle avant. À croire tous les commentateurs patentés, c'est de la SF. Le dernier texte en date que j'ai lu à l'affirmer est une honte absolue : « qu'est-ce que le romantisme ? » de Alain Vaillant, pourtant professeur de littérature à l'université. D'après lui, Frankenstein de Mary Shelley est « l'archétype » de la science-fiction, donc son modèle le plus parfait. Sans doute parce que la création d'un être artificiel, ou la possibilité de redonner vie aux morts est un thème largement abordé par la SF : les robots, le clonage, la réanimation, aujourd'hui le téléchargement de la conscience dans des ordinateurs, etc. Mais c'est aussi un thème largement abordés par les mythes et les religions ! Comme le Golem d'argile des juifs, création similaire à celle d'Adam, comme l'armée que Cadmos, dans le mythe, fait sortir de terre en plantant dans le sol des dents de dragon. On est tout de même loin de la SF !
Alors est-ce que Frankenstein, par sa structure, donne le modèle du récit de SF ? Non, il suit exactement tous les codes du fantastique. Discours rapportés, créature horrible qui semble être une manifestation démoniaque (« apparition », « monstre », « créature »), qui demeure l'essentiel du temps cachée, parce que scandaleuse, qui finit morte comme son créateur, le secret de sa création perdu à jamais. Pire, le mot électricité, auquel on a associe le roman, n'apparaît que DEUX FOIS, galvanisme UNE SEULE FOIS, tout n'y est que « philosophie naturelle », « chimie » au sens large, c'est-à-dire imprécis, de al/chimie. Mary Shelley ne s'intéresse pas aux sciences de son temps au point d'en faire le cœur de son récit. Le cœur du récit c'est l'horreur, l'abjection, thème fantastique par excellence, et la solitude, thème romantique par excellence. Elle ne s'y intéresse même pas du tout. Les grands noms associés à l'électricité et au galvanisme au XVIII n'apparaissent pas dans le récit, tous les noms des alchimistes par contre y sont. Pire ! Les révélations scientifiques sur la nature de l'éclair découragent Victor Frankenstein de ses recherches et il ne les reprend que parce qu'un de ses professeurs lui vante les mérites des recherches des alchimistes ! C'est, à poser des étiquettes, plus de l'anti-SF que de la SF.

Quiconque a lu, correctement lu Frankenstein ne peut que se révolter contre l'identification de ce récit à de la SF. Sans quoi, les mots n'ont aucun sens et la Bible même peut être incluse dans cette catégorie.

Corrigeons donc la question : comment bien définir la SF ?
J'opte pour ma part pour une définition plus large en extension (elle concerne des œuvres, mais aussi des design, des objets, des manières de penser, etc.) mais en même temps plus scrupuleuse dans son acception (elle rejette tout ce qui ne lui correspond pas parfaitement). Je m'appuie en partie pour cela sur Roger Caillois, qui définissait la SF comme un style, une manière d'écrire et de penser le récit, évitant ainsi les travers de l'arborescence, ainsi que sur Marc Bloch (la technologie et les apparitions d'esprit).

Je considère que la science-fiction est une forme de l'imaginaire social. Elle traduit l'idée que l'homme se fait de lui-même au sein du monde et donne une forme particulière à ses craintes et à ses espoirs. Plus que cela, elle modèle l'expérience qu'il fait du monde, elle détermine la manière dont il va vivre certaines choses, avec espoir ou avec crainte. Cet imaginaire science-fictionnel devrait avoir remplacé les formes d'imaginaire fantastique et merveilleux, si l'imaginaire suivait l'évolution des styles narratifs telle que nous la propose Caillois. Mais à prendre la définition large que je donne, on voit que ce n'est pas le cas : aujourd'hui, bien que l'on vive dans un univers où la technologie est omniprésente, dans des conditions d'existence dignes de la SF, on a des imaginaires hybrides ou décalés : parfois on verse dans le merveilleux, parfois dans le fantastique pur.

Ainsi de la formule souvent reprise d'Arthur C. Clarke : « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », que j'estime être une ânerie. Preuve en est : il est paraphrasé par une pub pour shampooing : « ce n'est pas de la magie, c'est de la science ».


Pour débrouiller tout ça, regardons déjà les catégories de l'imaginaire que je reconnais pour le moment et que j'ai classées, avant de les exploiter pour tordre le cou à Arthur C. Clarke.
J'ai même fait un tableau pour plus de clarté.

MERVEILLEUX
FANTASTIQUE
SCIENCE-FICTION
Miraculeux Surnaturel Anticipatif
Magique Paraconsistant Merveilleux scientifique
Féerique Rationnel Positif

LES MERVEILLEUX

Regardons comment les imaginaires s'articulent et se remplacent à mesure que la situation de l'homme dans le monde change. Ils traduisent la place de l'homme dans le monde mais surtout visent à donner une image de « ce qui laisse à désirer » à chaque époque. Ils permettent ainsi de combler des désirs insatisfaits, de corriger des défauts fondamentaux. D'après Caillois,

« par le merveilleux de la féérie, l'homme encore démuni des techniques qui lui permettraient de dominer la nature, exauce dans l'imaginaire des désirs naïfs, qu'il sait irréalisables : être ailleurs au même instant, devenir invisible, agir à distance, se métamorphoser à son gré, voir sa besogne accomplie par des animaux serviables ou des esclaves surnaturels (…)
Ces prodiges traduisent des souhaits simples et dont le nombre est limité. Ils sont dictés, sans trop d'intermédiaires, par les infirmités de la condition humaine. Ils trahissent l'obsession d'y échapper, au moins une fois, à la faveur d'une décision exceptionnelle du sort ou des puissances supérieures. »

Infirmités de la nature humaine au nombre desquelles il faut mettre l'ignorance sur le monde et les causes des phénomènes, que l'on se retrouve à réduire, par comparaison avec nous, à des effets de volonté. Volonté des dieux, volonté des sorciers, volonté d'êtres venus d'un monde enchanté. Ainsi l'imaginaire miraculeux vise d'abord à expliquer l'inexplicable : l'origine du monde, des êtres vivants, des phénomènes, en les liant à des êtres agissant ou en leur prêtant des traits proprement humains (parole, sentiments, désirs, etc.) On le retrouve encore agissant dans le langage commun : le vent souffle, le soleil se lève. Comme s'ils étaient doués de volonté (s'il se lève, il pourrait tout aussi bien ne pas se lever et boum, on s'effraie du coup des éclipses).
Le miraculeux est cette forme de merveilleux qui agit dans les mythologies et les religions. La bible est pleine de miracles, accomplis par Dieu (la création) ou par ses représentants (prophètes et messies).
Encore aujourd'hui, des miracles sont reconnus, mais on voit bien qu'on n'y accorde plus toujours la même foi. La canonisation de Jean-Paul II sur la base d'un misérable miracle a tout de suite été vu plus comme une piètre démarche politique que comme la preuve de la sainteté de l'homme. Les télévangélistes américains accomplissent leur "miracles" surtout pour s'enrichir. Mais s'ils s'enrichissent, c'est bien que certains imaginent la guérison du cancer par toucher inspiré possible.
L'idée selon laquelle Dieu agit dans le monde est encore présente et beaucoup interprètent comme signe divin ce qui pourrait facilement être expliqué autrement. Un exemple qui m'a été rapporté : une personne conduit de nuit et s'endort au volant. Elle est réveillée par un immense oiseau qui bat des ailes devant la voiture avant de disparaître. Jugeant la chose impossible, cette personne a interprété cela comme un acte divin destiné à la sauver du danger dans lequel elle se mettait en persistant à vouloir conduire. L'imaginaire miraculeux ici donne forme à l'expérience, au monde, permet d'agir dessus et d'en parler. Ce miracle vécu place l'homme au centre des préoccupations divines, transforme toute chose étrange en signe ou tentation, tout malheur en épreuve. Un tel imaginaire rassure, rassure plus que de se dire que ce n'était là qu'une hallucination hypnagogique qui ne signifie rien et que dans le mur ou non cela est indifférent au monde. On n'est pas là face à deux interprétations différentes d'un même fait. Il faut bien comprendre qu'un fait brut non interprété n'est rien. On est face à deux faits distincts, qui extérieurement sont les mêmes et dont la différence ne tient qu'à l'imaginaire à travers lequel ils sont vécus, expérimentés.

Le magique est différent, en ce sens qu'il écarte le divin mais pas toujours le diable. Ceux qui croient fortement en la magie ont l'habitude de l'associer à des forces obscures, voire hostiles et qui maîtrise la magie génère fascination et inquiétude. J'ai discuté récemment avec quelqu'un qui croit en la magie, qui considère qu'un membre de sa famille avait des pouvoirs, sans savoir d'où ils venaient. Mais d'après lui les pouvoirs ne viennent pas d'eux-mêmes, mais d'un pacte, d'un commerce avec des forces dont il vaudrait mieux ne pas s'approcher, dont il vaut mieux même ne pas parler. Le blues est plein d'histoires de ce genre, le grand talent de certains viendraient de pactes, de jeux avec des diables et des démons.
À la différence du Miraculeux et du magique, le féerique marque déjà une rationalisation du monde. Le merveilleux n'appartient plus à notre monde, mais à un monde enchanteur, séparé, qui touche le notre qu'en des endroits particuliers (les forêts) ou en des moments privilégiés : ce n'est qu'à la nuit tombée que l'enfant croit au monstre. Mais les enfants ne sont pas les seuls à s'effrayer merveilleusement : les soldats anglais au cours de la seconde guerre mondiale imputaient aux gremlins, petits êtres farceurs mais protecteurs, les pannes et petites avaries de leurs appareils. Ce jusque dans leurs manuels techniques. On voit tout de suite ce que l'on perd à dire qu'elles étaient dues aux vibrations de l'appareil et à des défauts de conception : un aviateur n'irait pas sereinement en mission sur un avion mal conçu. Rejeter la faute à des êtres facétieux et peu dangereux comble une ignorance sans doute volontaire et réconcilie l'homme avec son monde.

LE FANTASTIQUE


Le fantastique intervient quand l'homme, à force d'inquiétude, d'étonnements, de recherches, se forge une idée rationnelle d'un monde entièrement déterminé par des lois et des causes impersonnelles. Cette conception du monde a en partie évacué le merveilleux à l'époque où Perrault recueille ses contes de fées, les réduisant à des histoires pour enfants. Les Lumières (philosophes comme scientifiques, Laplace et Lavoisier sont à ce titre déterminants) viennent achever ce moment de reflux : Le « démon de Laplace » donne en 1814 l'image d'un monde tout entier conséquence d'un état premier et de quelques lois, dans lequel l'action des hommes est tout aussi déterminée que le déplacement des astres, monde dans lequel tout peut être connu. Dans lequel tout mystère a disparu.
Tout mystère ... on aimerait bien. Car si l'homme a conquis toute la planète, s'il a percé les secrets de la nature et évolue maintenant dans un monde qu'il connaît, il demeure des inconnues et un grand risque. La mort est la grande inconnue ainsi qu'un immense sujet d'inquiétude. On recense au XVIII de nombreux cas de morts qui se relèvent, alimentant la croyance aux vampires et fantômes, alimentant surtout la conversation médicale qui s'empare de ces cas et reconnaît que la différence entre la vie et la mort est mal connue. L'essai Mort apparente, mort imparfaite de Claudio Milanesi le montre bien. Le Fantastique va ainsi jouer à briser les distinctions d'apparence trop claires entre vivant et mort, présent et absent (comme dans le Horlà), visible et invisible, animé et inanimé, etc. Ce jeu joue avec le risque inhérent à tout système scientifique élaboré et efficace : que se passerait-il si ses fondations étaient bâties sur du sable, si son harmonie n'était qu'illusion toute prête déjà à s'évanouir ? Que subsisterait-il sur ses ruines ? La ruine des certitudes, la méfiance envers les sciences et la connaissance rigoureuse, l'appel lancé vers une nouvelle connaissance, plus large, plus paradoxale—en quoi consiste l’œuvre fantastique, n'est pas une attaque contre la raison, mais le projet même de la raison la plus avancée, mené avec les outils de l'art.

L'imaginaire fantastique est unique, mais susceptible de formes dégradées. La première de ces formes et l'abandon définitif au surnaturel, qui ravale cet imaginaire au féerique ou au magique. Comme chez Lovecraft (même si sa nouvelle L'innommable est paradigmatique). La deuxième consiste au contraire à recouvrir l'ambiguïté par une raison prosaïque. Ce que l'on voit dans le Chateau des Carpathes de Jules Verne ou encore Le chien des Baskerville de Conan-Doyle. Le fantastique pur, proprement ambivalent, je propose, après de nombreux autres (Anouck Linck surtout), de le dire « paraconsistant », afin d'insister sur le fait paradoxal que le fantastique reconnaît comme vraies une explication et ce qui la nie, une chose et son contraire et qu'il naît du maintient forcené de la contradiction. C'est ce fantastique là qu'on retrouve dans la littérature.
Mais une telle bizarrerie peut-elle se réaliser dans le monde réel ? Peut-on trouver dans le monde du paraconsistant, peut-on créer des réalités qui soient de tels scandales pour la raison, qui soient en mesure de nous horrifier comme les monstres issus de la littérature parce qu'illogiques et impossibles, proprement innommables ?

Oui.
Même si ça paraît impossible et justement parce que ça paraît impossible. Là-dessus, Caillois est précieux, lui qui traque le « fantastique naturel » : des animaux « peuvent être dits fantastiques, encore qu'ils soient des produits de la nature, si leur aspect surprend, déroute ou inquiète, au point qu'ils ne paraissent pas pouvoir être ce qu'ils sont ». Il donne plusieurs exemples de ces animaux par lesquels la nature « donne l'impression d'échapper à ses propres normes et même de les moquer effrontément » dont le fulgore porte-lanterne, la taupe étoilée, connue pour

« arborer autour de son museau une couronne de vingt-deux courts tentacules de chair rose vif, mobiles, sensibles, rétractiles, à volonté flasques ou tendus, très vaguement comparables à une étoile de mer compliquée ou à quelque horrible corolle. (…) L'observateur en croit à peine ses yeux et s'imagine en présence de créatures de cauchemar, qui contredisent la réalité plus qu'elles n'en émanent ».

On peut ajouter aujourd'hui les Myxomycètes, ces amibes collectives champignonesques qui s'étendent, se rétractent et se déplacent, apprennent, se souviennent, communiquent leur savoir et semblent être ainsi des champignons doués d'intelligence. Ou se souvenir des émois du jeune Dali devant le spectacle biomimétique : de petits papillons semblables à des feuilles.
Mais on peut très bien imaginer des objets fantastiques. Marcel Duchamp, dans son atelier, avait une porte toujours à la fois ouverte et fermée, puisque la partie mobile pivotait entre deux encadrement : fermant le passage atelier-chambre mais laissant ouvert celui chambre-salle de bain, ou inversement. Ses ready-made, œuvres d'art autant qu'objets trouvés, qui ont provoqué le scandale, sont des objets fantastiques, du moins l'ont été au début : Duchamp estimait nécessaire de n'en produire qu'un petit nombre, le fantastique ne pouvant survivre à la production en chaîne. On dira qu'on est là dans un scandale artistique et conceptuel, mais que le désordre des sens, l'ambiguïté des perceptions n'y est pas. Sans doute. Mais on trouve cet effet de fantastique dans la notion de vallée dérangeante de Masahiro Mori. Quand on est face à une reproduction réaliste de l'homme, plus la reproduction (sculpture, robot, etc.) est proche du modèle, plus ses défauts vont ressortir et produire un sentiment de malaise, d'inconfort. La vallée dérangeante se situe donc entre deux pics : une grande ressemblance à l'homme (si la ressemblance est totale, il n'y a plus d'inconfort) et un trop grand écart par rapport à la norme (la différence trop manifeste est grotesque plus qu'effrayante). Cet effet peut donc être produit volontairement et produit un effet fantastique : plus l’ersatz est ressemblant, plus il apparaîtra difforme, monstrueux. 

Enfin je ne résiste pas à évoquer Baudelaire, dont la conception de la beauté est le produit d'une vision du monde, d'une manière de penser proprement fantastique. Pour lui, en effet :

« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C'est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal! Or, comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, variée à l'infini, dépendante des milieux, des climats, des moeurs, de la race, de la religion et du tempérament de l'artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, amendée, redressée, par les règles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque de la planète, sans danger de mort pour l'art lui-même ? »

Beau qui réclame donc pour ressortir un détail, un quelque-chose qui ne soit pas beau, une fêlure, une laideur qu'aucune règle jamais ne pourra prescrire ni prévoir. Beau paradoxale que Baudelaire disait « moderne » et « romantique » parce que propre à son époque, qu'on pourrait tout aussi bien dire fantastique ou paraconsistant.


LES SCIENCE-FICTIONS

Aujourd'hui, ce qui nous angoisse ne se trouve plus en dehors du connu. L'horreur est au contraire un produit quotidien des sciences, de la technique et de la recherche. Déjà, comme nous le fait remarquer Ernst Bloch, parce que « l'éclairage perfectionné » a effacé toutes les ombres de nos habitats. Nous ne savons plus ce qu'est la nuit noire, la solitude. Nos maisons modernes ne craquent plus la nuit. Tous les recoins où auraient pu se cacher des spectres ont été supprimés par l'architecture, l'éclairage et l'urbanisme. Mais surtout parce que l'horreur maintenant est celle qui se cache au cœur des hommes, furent-ils de bonne volonté :

« Aujourd'hui, l'authentique horreur, à plus forte raison l'authentique objet de l'horreur ne loge plus dans les récits d'épouvante transmis, pas plus que dans le vert-de-gris romantique, lequel avait été si longtemps considéré ici comme essentiel. Il y a aujourd'hui un monde de l'horreur beaucoup plus authentique, beaucoup plus proche que celui du roman d'épouvante, sous le lampadaire électrique. Et cette horreur là ne pénètre pas moins jusqu'à la moelle parce qu'elle est d'ici-bas au lieu de l'au-delà, parce qu'elle fait croire au diabolique sans plus avoir besoin en rien du diable lui-même. (…) Donc la technique n'abolit jusqu'à maintenant que la fantasmagorie illusionniste, et non l'irrécusable, à savoir l'élément infernal provenant de l'abîme humain lui-même ».

Élément irrécusable qui se retrouve dans les génocides, les écocides et toutes les dégradations sans remède dont l'humain est quotidiennement la coupable victime. Comme le dit Caillois :

« Le merveilleux de la science-fiction (…) n'a pas pour origine une contradiction avec les données de la science, mais, à l'inverse, une réflexion sur ses pouvoirs et surtout sur sa problématique, c'est-à-dire sur ses paradoxes, ses apories, ses conséquences extrêmes et ou absurdes, ses hypothèses téméraires qui scandalisent le bon sens, la vraisemblance, l'habitude et jusqu'à l'imagination, non par l'effet d'une imagination turbulente, mais par celui d'une analyse plus sévère et d'une logique plus ambitieuse. »

En termes d'imaginaire, cela renvoie à une manière purement positive d'aborder le monde et les phénomènes, le plus éloigné possible de toute « fantasmagorie ». Mais quand il s'agit d'aborder les produits de la modernité technique, internet, les machines, le grand collisionneur de hadrons ou la nature et le contenu de l'espace, une imagination particulière s'éveille, qui est une sorte de rêverie spéculative informée sur « les paradoxes, les apories, les conséquences, etc. » de la technique. Seulement, quand on n'est pas « informé », le risque est grand de tomber dans une admiration béate, un émerveillement insensé, qu'on trouve déjà chez Verne (« Les hommes de ce XXIXe siècle vivent au milieu d'une féerie continuelle, sans avoir l'air de s'en douter. Blasés sur les merveilles, ils restent froids devant celles que le progrès leur apporte chaque jour. »), qu'Arthur C. Clarke prolonge avec ses propositions. Dire avec lui que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie » revient à retomber dans une mentalité merveilleuse technologiquement assistée. Est-ce vraiment la même chose de dire « flapitiflop » au balai en agitant sa baguette et d'avoir un roombot à la maison qu'on peut programmer ou du matériel électroménager qu'on peut commander à la voix grâce à un système de domotique, fruit de recherches poussées en cybernétique ? L'usager naïf dira peut-être que oui, ne remarquant pas assez que pour communiquer avec Alexa il faut articuler à outrance des phrases préfabriquées, donc déjà parler comme un robot. Mais l'ingénieur qui a conçu le système, le dépanneur qui l'installe ou le répare, lui, sait bien ce qu'il en est. Si la magie aussi réclame des formules rituelles, stéréotypées, pour agir, le balai qui répond à l'injonction du mage bouge miraculeusement. Ses fibres de bois, ses brins de paille se déplacent sans autre raison que la force du mage et la justesse de l'incantation. Rien de tel dans les outils techniques, dont le comportement, prévu à l'avance, répond bien plus à un programme et à la qualités des soudures sur un circuit imprimé qu'à la volonté de l'usager. Ce que l'usager moyen apprend chaque jour devant son pc.

D'un autre côté, ces nouvelles réalités peuvent inquiéter au point qu'en elles, on ne voie pas tellement leurs possibilités actuelles mais des possibilités futures et inquiétantes. Ainsi d'Elon Musk voyant déjà dans l'intelligence artificielle un dictateur numérique en puissance à même d'asservir l'humanité. L'I.A. n'en est pas là et il n'est pas certain qu'elle fasse un jour quoi que ce soit qu'on ne lui ai pas demandé de faire : performante sur des tâches précises, comme jouer à Mario, rédiger une note d'information sur les comptes de la bourse, peu douée pour écrire un scénario avec David Hasseloff, sans doute incapable de devenir Skynet. Cependant, cette projection angoissante voile les réalisations actuelles de l'I.A. et y font voir plus que ce qui s'y donne. Si tout discours invitant à plus de raison reste impuissant , c'est que notre imaginaire collectif actuel étant du genre angoissé, on ne peut s'empêcher de penser que le risque, quoi qu'improbable, est déjà là.

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