Comment définir la Science-fiction ?
La première réponse possible est d'en
faire un genre, littéraire ou narratif, c'est-à-dire de la
concevoir comme une catégorie d’œuvres ayant des caractères
communs. Le problème n'est que repoussé : quels caractères ?
Une arborescence, que j'ai souvent vue, semble considérer que la SF
se caractérise par un certain nombre de thèmes. Tout ne tiendrait
qu'à deux choses : le cadre dans lequel se déroule le récit
(conquête spatiale) et ce que ce dernier raconte. Cette
arborescence, malgré un effort louable, est une catastrophe en
raison des graves confusions qu'elle reconduit. Entre thème et cadre
d'abord. 2001 de l'espace, son thème n'est pas la conquête
spatiale, ça c'est le cadre, ni le space-opéra, qui serait le
genre. Les thèmes serait plutôt l'évolution et l'intelligence que
les « E.T. Neutres ou amicaux ». L'évolution abordée de "manière SF", comme réponse spéculative à une question qui ne peut naître que des connaissances
scientifiques sur le comportement animal, l'évolution des espèces
et l'immensité de l'espace. Les conditions permettant l'émergence
d'une vie intelligente et développée sont si rare que l'humanité
ne peut être qu'une sorte de miracle. Comment nous sont venues
l'intelligence, les techniques, la connaissance du monde et jusqu'où
tout ça nous mènera ? Et si l'homme est le fruit d'une évolution qui se poursuit encore, vers quel nouvel être l'homme s'achemine-t-il ? L'hypothèse du livre est que des êtres évolués, divins,
soucieux de faire survivre l'intelligence dans une univers qui lui
est hostile, sont venus sur terre nous donner la première
pichenette. Évolution. Intelligence. Dieu. Voilà les thèmes.
arborescence science-fiction
Mais le pire concerne les œuvres proposées. Là c'est le grand n'importe quoi et c'est là que les pires confusions doivent être dénoncées. Peut-on considérer que Jules Verne (la journée d'un journaliste américain en 2889) parle de la même chose, aborde le même « thème » que Mona Lisa Overdrive de William Gibson ?
arborescence science-fiction
Mais le pire concerne les œuvres proposées. Là c'est le grand n'importe quoi et c'est là que les pires confusions doivent être dénoncées. Peut-on considérer que Jules Verne (la journée d'un journaliste américain en 2889) parle de la même chose, aborde le même « thème » que Mona Lisa Overdrive de William Gibson ?
Pas de faux suspens : non !
Prétendre le contraire est juste délirant !
Au delà de ces arguties, un problème
de taille par contre. Un genre ne se caractérise pas que
par les thèmes privilégiés qu'il aborde ; ces derniers pouvant être partagés par d'autres genres. C'est cette proximité des genres qui est source
d'immenses confusions. Preuve en est la présence du Golem, « mythe
de tradition juive » et de l'épopée de Gilgamesh … On voit
tout de suite qu'on est dans le grand n'importe quoi. Un mythe
antique ne peut pas prétendre être de la science-fiction même si
les lecteurs d'aujourd'hui croient y voir quelque-chose d'approchant.
Cela parce qu'un genre narratif se reconnaît surtout au réseau de
contraintes qui le structure et auquel un texte doit se plier pour
être dit de science-fiction : personnages, vraisemblance du
récit, structure du récit, nature des difficultés et des
personnages. Je ne vais rien dire du Golem encore, je vais parler de
ce que je maîtrise mieux : Frankenstein.
Dans l'arborescence il apparaît juste
en dessous de « révolution industrielle », la seconde
j'imagine, la première ayant eu lieu un siècle avant. À croire
tous les commentateurs patentés, c'est de la SF. Le dernier texte en
date que j'ai lu à l'affirmer est une honte absolue :
« qu'est-ce que le romantisme ? » de Alain Vaillant,
pourtant professeur de littérature à l'université. D'après lui,
Frankenstein de Mary Shelley est « l'archétype » de la
science-fiction, donc son modèle le plus parfait. Sans doute parce
que la création d'un être artificiel, ou la possibilité de
redonner vie aux morts est un thème largement abordé par la SF :
les robots, le clonage, la réanimation, aujourd'hui le
téléchargement de la conscience dans des ordinateurs, etc. Mais
c'est aussi un thème largement abordés par les mythes et les
religions ! Comme le Golem d'argile des juifs, création
similaire à celle d'Adam, comme l'armée que Cadmos, dans le mythe,
fait sortir de terre en plantant dans le sol des dents de dragon. On
est tout de même loin de la SF !
Alors est-ce que Frankenstein, par sa
structure, donne le modèle du récit de SF ? Non, il suit exactement
tous les codes du fantastique. Discours rapportés, créature
horrible qui semble être une manifestation démoniaque
(« apparition », « monstre », « créature »),
qui demeure l'essentiel du temps cachée, parce que scandaleuse, qui
finit morte comme son créateur, le secret de sa création perdu à
jamais. Pire, le mot électricité, auquel on a associe le roman,
n'apparaît que DEUX FOIS, galvanisme UNE SEULE FOIS, tout n'y est que
« philosophie naturelle », « chimie » au sens
large, c'est-à-dire imprécis, de al/chimie. Mary Shelley ne s'intéresse pas aux
sciences de son temps au point d'en faire le cœur de son récit. Le
cœur du récit c'est l'horreur, l'abjection, thème fantastique par excellence,
et la solitude, thème romantique par excellence. Elle ne s'y intéresse même pas
du tout. Les grands noms associés à l'électricité et au
galvanisme au XVIII n'apparaissent pas dans le récit, tous les noms
des alchimistes par contre y sont. Pire ! Les révélations
scientifiques sur la nature de l'éclair découragent Victor
Frankenstein de ses recherches et il ne les reprend que parce qu'un
de ses professeurs lui vante les mérites des recherches des
alchimistes ! C'est, à poser des étiquettes, plus de l'anti-SF que de la SF.
Quiconque a lu, correctement lu
Frankenstein ne peut que se révolter contre l'identification de ce
récit à de la SF. Sans quoi, les mots n'ont aucun sens et la Bible
même peut être incluse dans cette catégorie.
Corrigeons donc la question :
comment bien définir la SF ?
J'opte pour ma part pour une définition
plus large en extension (elle concerne des œuvres, mais aussi des
design, des objets, des manières de penser, etc.) mais en même
temps plus scrupuleuse dans son acception (elle rejette tout ce qui
ne lui correspond pas parfaitement). Je m'appuie en partie pour cela
sur Roger Caillois, qui définissait la SF comme un style, une
manière d'écrire et de penser le récit, évitant ainsi les travers
de l'arborescence, ainsi que sur Marc Bloch (la technologie et les
apparitions d'esprit).
Je considère que la science-fiction
est une forme de l'imaginaire social. Elle traduit l'idée que
l'homme se fait de lui-même au sein du monde et donne une forme
particulière à ses craintes et à ses espoirs. Plus que cela, elle
modèle l'expérience qu'il fait du monde, elle détermine la manière
dont il va vivre certaines choses, avec espoir ou avec crainte. Cet
imaginaire science-fictionnel devrait avoir remplacé les formes
d'imaginaire fantastique et merveilleux, si l'imaginaire suivait
l'évolution des styles narratifs telle que nous la propose Caillois.
Mais à prendre la définition large que je donne, on voit que ce
n'est pas le cas : aujourd'hui, bien que l'on vive dans un
univers où la technologie est omniprésente, dans des conditions
d'existence dignes de la SF, on a des imaginaires hybrides ou
décalés : parfois on verse dans le merveilleux, parfois dans
le fantastique pur.
Ainsi de la formule souvent reprise
d'Arthur C. Clarke : « toute technologie suffisamment
avancée est indiscernable de la magie », que j'estime être
une ânerie. Preuve en est : il est paraphrasé par une pub pour
shampooing : « ce n'est pas de la magie, c'est de la
science ».
Pour débrouiller tout ça, regardons
déjà les catégories de l'imaginaire que je reconnais pour le
moment et que j'ai classées, avant de les exploiter pour tordre le
cou à Arthur C. Clarke.
J'ai même fait un tableau pour plus de
clarté.
MERVEILLEUX
|
FANTASTIQUE
|
SCIENCE-FICTION
|
Miraculeux | Surnaturel | Anticipatif |
Magique | Paraconsistant | Merveilleux scientifique |
Féerique | Rationnel | Positif |
LES MERVEILLEUX
Regardons comment les imaginaires
s'articulent et se remplacent à mesure que la situation de l'homme
dans le monde change. Ils traduisent la place de l'homme dans le
monde mais surtout visent à donner une image de « ce qui
laisse à désirer » à chaque époque. Ils permettent ainsi de
combler des désirs insatisfaits, de corriger des défauts
fondamentaux. D'après Caillois,
« par le merveilleux de la féérie, l'homme encore démuni des techniques qui lui permettraient de dominer la nature, exauce dans l'imaginaire des désirs naïfs, qu'il sait irréalisables : être ailleurs au même instant, devenir invisible, agir à distance, se métamorphoser à son gré, voir sa besogne accomplie par des animaux serviables ou des esclaves surnaturels (…)
Ces prodiges traduisent des souhaits simples et dont le nombre est limité. Ils sont dictés, sans trop d'intermédiaires, par les infirmités de la condition humaine. Ils trahissent l'obsession d'y échapper, au moins une fois, à la faveur d'une décision exceptionnelle du sort ou des puissances supérieures. »
Infirmités de la nature humaine au
nombre desquelles il faut mettre l'ignorance sur le monde et les
causes des phénomènes, que l'on se retrouve à réduire, par
comparaison avec nous, à des effets de volonté. Volonté des
dieux, volonté des sorciers, volonté d'êtres venus d'un monde
enchanté. Ainsi l'imaginaire miraculeux vise d'abord à expliquer
l'inexplicable : l'origine du monde, des êtres vivants, des
phénomènes, en les liant à des êtres agissant ou en leur prêtant
des traits proprement humains (parole, sentiments, désirs, etc.) On le retrouve encore agissant dans le langage commun : le vent souffle, le soleil se lève. Comme s'ils étaient doués de volonté (s'il se lève, il pourrait tout aussi bien ne pas se lever et boum, on s'effraie du coup des éclipses).
Le miraculeux est cette forme de
merveilleux qui agit dans les mythologies et les religions. La bible
est pleine de miracles, accomplis par Dieu (la création) ou par ses
représentants (prophètes et messies).
Encore aujourd'hui, des miracles sont
reconnus, mais on voit bien qu'on n'y accorde plus toujours la même
foi. La canonisation de Jean-Paul II sur la base d'un misérable
miracle a tout de suite été vu plus comme une piètre démarche
politique que comme la preuve de la sainteté de l'homme. Les
télévangélistes américains accomplissent leur "miracles" surtout
pour s'enrichir. Mais s'ils s'enrichissent, c'est bien que certains
imaginent la guérison du cancer par toucher inspiré possible.
L'idée selon laquelle Dieu agit dans
le monde est encore présente et beaucoup interprètent comme signe
divin ce qui pourrait facilement être expliqué autrement. Un
exemple qui m'a été rapporté : une personne conduit de nuit
et s'endort au volant. Elle est réveillée par un immense oiseau qui
bat des ailes devant la voiture avant de disparaître. Jugeant la
chose impossible, cette personne a interprété cela comme un acte
divin destiné à la sauver du danger dans lequel elle se mettait en
persistant à vouloir conduire. L'imaginaire miraculeux ici donne
forme à l'expérience, au monde, permet d'agir dessus et d'en
parler. Ce miracle vécu place l'homme au centre des préoccupations
divines, transforme toute chose étrange en signe ou tentation, tout
malheur en épreuve. Un tel imaginaire rassure, rassure plus que de
se dire que ce n'était là qu'une hallucination hypnagogique qui ne
signifie rien et que dans le mur ou non cela est indifférent au
monde. On n'est pas là face à deux interprétations différentes
d'un même fait. Il faut bien comprendre qu'un fait brut non
interprété n'est rien. On est face à deux faits distincts,
qui extérieurement sont les mêmes et dont la différence ne tient
qu'à l'imaginaire à travers lequel ils sont vécus, expérimentés.
Le magique est différent, en ce sens
qu'il écarte le divin mais pas toujours le diable. Ceux qui croient
fortement en la magie ont l'habitude de l'associer à des forces
obscures, voire hostiles et qui maîtrise la magie génère
fascination et inquiétude. J'ai discuté récemment avec quelqu'un
qui croit en la magie, qui considère qu'un membre de sa famille
avait des pouvoirs, sans savoir d'où ils venaient. Mais d'après lui
les pouvoirs ne viennent pas d'eux-mêmes, mais d'un pacte, d'un
commerce avec des forces dont il vaudrait mieux ne pas s'approcher,
dont il vaut mieux même ne pas parler. Le blues est plein
d'histoires de ce genre, le grand talent de certains viendraient de
pactes, de jeux avec des diables et des démons.
À la différence du Miraculeux et du
magique, le féerique marque déjà une rationalisation du monde. Le
merveilleux n'appartient plus à notre monde, mais à un monde
enchanteur, séparé, qui touche le notre qu'en des endroits
particuliers (les forêts) ou en des moments privilégiés : ce
n'est qu'à la nuit tombée que l'enfant croit au monstre. Mais les
enfants ne sont pas les seuls à s'effrayer merveilleusement :
les soldats anglais au cours de la seconde guerre mondiale imputaient
aux gremlins, petits êtres farceurs mais protecteurs, les pannes et
petites avaries de leurs appareils. Ce jusque dans leurs manuels
techniques. On voit tout de suite ce que l'on perd à dire qu'elles
étaient dues aux vibrations de l'appareil et à des défauts de
conception : un aviateur n'irait pas sereinement en mission sur
un avion mal conçu. Rejeter la faute à des êtres facétieux et peu
dangereux comble une ignorance sans doute volontaire et réconcilie
l'homme avec son monde.
LE FANTASTIQUE
Le fantastique intervient quand
l'homme, à force d'inquiétude, d'étonnements, de recherches, se
forge une idée rationnelle d'un monde entièrement déterminé par
des lois et des causes impersonnelles. Cette conception du monde a en
partie évacué le merveilleux à l'époque où Perrault recueille
ses contes de fées, les réduisant à des histoires pour enfants.
Les Lumières (philosophes comme scientifiques, Laplace et Lavoisier
sont à ce titre déterminants) viennent achever ce moment de
reflux : Le « démon de Laplace » donne en 1814
l'image d'un monde tout entier conséquence d'un état premier et de
quelques lois, dans lequel l'action des hommes est tout aussi
déterminée que le déplacement des astres, monde dans lequel tout
peut être connu. Dans lequel tout mystère a disparu.
Tout mystère ... on aimerait bien. Car si
l'homme a conquis toute la planète, s'il a percé les secrets de la
nature et évolue maintenant dans un monde qu'il connaît, il demeure
des inconnues et un grand risque. La mort est la grande inconnue
ainsi qu'un immense sujet d'inquiétude. On recense au XVIII de
nombreux cas de morts qui se relèvent, alimentant la croyance aux
vampires et fantômes, alimentant surtout la conversation médicale
qui s'empare de ces cas et reconnaît que la différence entre la vie
et la mort est mal connue. L'essai Mort apparente, mort imparfaite
de Claudio Milanesi le montre
bien. Le Fantastique va ainsi jouer à briser les distinctions
d'apparence trop claires entre vivant et mort, présent et absent
(comme dans le Horlà), visible et invisible, animé et inanimé,
etc. Ce jeu joue avec le risque inhérent à tout système
scientifique élaboré et efficace : que se passerait-il si ses
fondations étaient bâties sur du sable, si son harmonie n'était
qu'illusion toute prête déjà à s'évanouir ? Que
subsisterait-il sur ses ruines ? La ruine des certitudes, la
méfiance envers les sciences et la connaissance rigoureuse, l'appel
lancé vers une nouvelle connaissance, plus large, plus paradoxale—en
quoi consiste l’œuvre fantastique, n'est pas une attaque contre la
raison, mais le projet même de la raison la plus avancée, mené avec
les outils de l'art.
L'imaginaire
fantastique est unique, mais susceptible de formes dégradées. La
première de ces formes et l'abandon définitif au surnaturel, qui
ravale cet imaginaire au féerique ou au magique. Comme chez
Lovecraft (même si sa nouvelle L'innommable est
paradigmatique). La deuxième consiste au contraire à recouvrir
l'ambiguïté par une raison prosaïque. Ce que l'on voit dans le
Chateau des Carpathes de
Jules Verne ou encore Le chien des Baskerville de
Conan-Doyle. Le fantastique pur, proprement ambivalent, je propose,
après de nombreux autres (Anouck Linck surtout), de le dire
« paraconsistant », afin d'insister sur le fait paradoxal
que le fantastique reconnaît comme vraies une explication et ce qui
la nie, une chose et son contraire et qu'il naît du maintient
forcené de la contradiction. C'est ce fantastique là qu'on retrouve
dans la littérature.
Mais
une telle bizarrerie peut-elle se réaliser dans le monde réel ?
Peut-on trouver dans le monde du paraconsistant, peut-on créer des réalités qui
soient de tels scandales pour la raison, qui soient en mesure de nous
horrifier comme les monstres issus de la littérature parce
qu'illogiques et impossibles, proprement innommables ?
Oui.
Même si ça paraît impossible et justement parce que ça paraît impossible. Là-dessus, Caillois est précieux, lui qui traque le
« fantastique naturel » : des animaux « peuvent
être dits fantastiques, encore qu'ils soient des produits de la
nature, si leur aspect surprend, déroute ou inquiète, au point
qu'ils ne paraissent pas pouvoir être ce qu'ils sont ». Il
donne plusieurs exemples de ces animaux par lesquels la nature
« donne l'impression d'échapper à ses propres normes et même
de les moquer effrontément » dont le fulgore porte-lanterne,
la taupe étoilée, connue pour
« arborer autour de son museau une couronne de vingt-deux courts tentacules de chair rose vif, mobiles, sensibles, rétractiles, à volonté flasques ou tendus, très vaguement comparables à une étoile de mer compliquée ou à quelque horrible corolle. (…) L'observateur en croit à peine ses yeux et s'imagine en présence de créatures de cauchemar, qui contredisent la réalité plus qu'elles n'en émanent ».
On peut ajouter
aujourd'hui les Myxomycètes, ces amibes collectives champignonesques
qui s'étendent, se rétractent et se déplacent, apprennent, se
souviennent, communiquent leur savoir et semblent être ainsi des
champignons doués d'intelligence. Ou se souvenir des émois du jeune Dali devant le spectacle biomimétique : de petits papillons semblables à des feuilles.
Mais
on peut très bien imaginer des objets fantastiques. Marcel Duchamp,
dans son atelier, avait une porte toujours à la fois ouverte et
fermée, puisque la partie mobile pivotait entre deux encadrement :
fermant le passage atelier-chambre mais laissant ouvert celui
chambre-salle de bain, ou inversement. Ses ready-made, œuvres d'art
autant qu'objets trouvés, qui ont provoqué le scandale, sont des
objets fantastiques, du moins l'ont été au début : Duchamp
estimait nécessaire de n'en produire qu'un petit nombre, le
fantastique ne pouvant survivre à la production en chaîne. On dira
qu'on est là dans un scandale artistique et conceptuel, mais que le
désordre des sens, l'ambiguïté des perceptions n'y est pas. Sans
doute. Mais on trouve cet effet de fantastique dans la notion de
vallée dérangeante de
Masahiro Mori. Quand on est face à une reproduction réaliste de
l'homme, plus la reproduction (sculpture, robot, etc.) est proche du
modèle, plus ses défauts vont ressortir et produire un sentiment de
malaise, d'inconfort. La vallée dérangeante se situe donc entre
deux pics : une grande ressemblance à l'homme (si la
ressemblance est totale, il n'y a plus d'inconfort) et un trop grand
écart par rapport à la norme (la différence trop manifeste est
grotesque plus qu'effrayante). Cet effet peut donc être produit
volontairement et produit un effet fantastique : plus l’ersatz est ressemblant, plus il apparaîtra difforme, monstrueux.
Enfin
je ne résiste pas à évoquer Baudelaire, dont la conception de la
beauté est le produit d'une vision du monde, d'une manière de
penser proprement fantastique. Pour lui, en effet :
« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C'est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal! Or, comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, variée à l'infini, dépendante des milieux, des climats, des moeurs, de la race, de la religion et du tempérament de l'artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, amendée, redressée, par les règles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque de la planète, sans danger de mort pour l'art lui-même ? »
Beau
qui réclame donc pour ressortir un détail, un quelque-chose qui ne
soit pas beau, une fêlure, une laideur qu'aucune règle jamais ne
pourra prescrire ni prévoir. Beau paradoxale que Baudelaire disait
« moderne » et « romantique » parce que
propre à son époque, qu'on pourrait tout aussi bien dire
fantastique ou paraconsistant.
LES SCIENCE-FICTIONS
Aujourd'hui, ce qui nous angoisse ne se
trouve plus en dehors du connu. L'horreur est au contraire un produit
quotidien des sciences, de la technique et de la recherche. Déjà,
comme nous le fait remarquer Ernst Bloch, parce que « l'éclairage
perfectionné » a effacé toutes les ombres de nos habitats.
Nous ne savons plus ce qu'est la nuit noire, la solitude. Nos maisons
modernes ne craquent plus la nuit. Tous les recoins où auraient pu
se cacher des spectres ont été supprimés par l'architecture,
l'éclairage et l'urbanisme. Mais surtout parce que l'horreur
maintenant est celle qui se cache au cœur des hommes, furent-ils de
bonne volonté :
« Aujourd'hui, l'authentique horreur, à plus forte raison l'authentique objet de l'horreur ne loge plus dans les récits d'épouvante transmis, pas plus que dans le vert-de-gris romantique, lequel avait été si longtemps considéré ici comme essentiel. Il y a aujourd'hui un monde de l'horreur beaucoup plus authentique, beaucoup plus proche que celui du roman d'épouvante, sous le lampadaire électrique. Et cette horreur là ne pénètre pas moins jusqu'à la moelle parce qu'elle est d'ici-bas au lieu de l'au-delà, parce qu'elle fait croire au diabolique sans plus avoir besoin en rien du diable lui-même. (…) Donc la technique n'abolit jusqu'à maintenant que la fantasmagorie illusionniste, et non l'irrécusable, à savoir l'élément infernal provenant de l'abîme humain lui-même ».
Élément irrécusable qui se retrouve
dans les génocides, les écocides et toutes les dégradations sans
remède dont l'humain est quotidiennement la coupable victime. Comme le dit
Caillois :
« Le merveilleux de la science-fiction (…) n'a pas pour origine une contradiction avec les données de la science, mais, à l'inverse, une réflexion sur ses pouvoirs et surtout sur sa problématique, c'est-à-dire sur ses paradoxes, ses apories, ses conséquences extrêmes et ou absurdes, ses hypothèses téméraires qui scandalisent le bon sens, la vraisemblance, l'habitude et jusqu'à l'imagination, non par l'effet d'une imagination turbulente, mais par celui d'une analyse plus sévère et d'une logique plus ambitieuse. »
En termes d'imaginaire, cela renvoie à
une manière purement positive d'aborder le monde et les phénomènes,
le plus éloigné possible de toute « fantasmagorie ».
Mais quand il s'agit d'aborder les produits de la modernité
technique, internet, les machines, le grand collisionneur de hadrons
ou la nature et le contenu de l'espace, une imagination particulière
s'éveille, qui est une sorte de rêverie spéculative informée sur
« les paradoxes, les apories, les conséquences, etc. »
de la technique. Seulement, quand on n'est pas « informé »,
le risque est grand de tomber dans une admiration béate, un
émerveillement insensé, qu'on trouve déjà chez Verne (« Les
hommes de ce XXIXe siècle vivent au milieu d'une féerie
continuelle, sans avoir l'air de s'en douter. Blasés sur les
merveilles, ils restent froids devant celles que le progrès leur
apporte chaque jour. »), qu'Arthur C. Clarke prolonge avec ses
propositions. Dire avec lui que « toute technologie
suffisamment avancée est indiscernable de la magie » revient à
retomber dans une mentalité merveilleuse technologiquement assistée.
Est-ce vraiment la même chose de dire « flapitiflop » au
balai en agitant sa baguette et d'avoir un roombot à la maison qu'on
peut programmer ou du matériel électroménager qu'on peut commander
à la voix grâce à un système de domotique, fruit de recherches poussées en cybernétique ? L'usager naïf
dira peut-être que oui, ne remarquant pas assez que pour communiquer
avec Alexa il faut articuler à outrance des phrases préfabriquées,
donc déjà parler comme un robot. Mais l'ingénieur qui a conçu le
système, le dépanneur qui l'installe ou le répare, lui, sait bien
ce qu'il en est. Si la magie aussi réclame des formules rituelles,
stéréotypées, pour agir, le balai qui répond à l'injonction du
mage bouge miraculeusement. Ses fibres de bois, ses brins de paille
se déplacent sans autre raison que la force du mage et la justesse
de l'incantation. Rien de tel dans les outils techniques, dont le
comportement, prévu à l'avance, répond bien plus à un programme
et à la qualités des soudures sur un circuit imprimé qu'à la
volonté de l'usager. Ce que l'usager moyen apprend chaque jour devant son pc.
D'un autre côté, ces nouvelles
réalités peuvent inquiéter au point qu'en elles, on ne voie pas
tellement leurs possibilités actuelles mais des possibilités
futures et inquiétantes. Ainsi d'Elon Musk voyant déjà dans
l'intelligence artificielle un dictateur numérique en puissance à
même d'asservir l'humanité. L'I.A. n'en est pas là et il n'est pas
certain qu'elle fasse un jour quoi que ce soit qu'on ne lui ai pas
demandé de faire : performante sur des tâches précises, comme
jouer à Mario, rédiger une note d'information sur les comptes de la
bourse, peu douée pour écrire un scénario avec David Hasseloff,
sans doute incapable de devenir Skynet. Cependant, cette projection
angoissante voile les réalisations actuelles de l'I.A. et y font
voir plus que ce qui s'y donne. Si tout discours invitant à plus de
raison reste impuissant , c'est que notre imaginaire collectif
actuel étant du genre angoissé, on ne peut s'empêcher de penser
que le risque, quoi qu'improbable, est déjà là.
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