jeudi 28 février 2019

TOOL 10 000 Days (6)


C'était vraiment pas la peine d'aller chercher si loin pour contester l'idée d'une nature humaine déterminée et d'une guerre inévitable de tous contre chacun. Il y suffisait d'écouter le reste de l'album. En particulier deux chansons : intension et right in two.

Right in two montre l'humanité regardée de haut par les anges et moquée pour son inconséquence. Maynard y chante clairement l'idée que l'homme est libre, et donc, que nous ne sommes pas condamnés à suivre une nature aveugle et méchante. Ce qui ne veut pourtant pas dire—pas encore, que nous pourrions sortir de cette situation conflictuelle, et afflictuelle tiens, inventons des mots, car si « Dieu nous a donné le libre-arbitre », cela nous a « égarés » :

« Why did Father give these humans free will?
Now they're all confused »

Ce « free will » se retrouve d'ailleurs dans Intension : « ruled by will alone ». Puisque nous ne sommes dirigés que par notre propre volonté, au double sens de dominés et de guidés, nous ne pourrions que nous en prendre à nous-mêmes, individuellement et collectivement. Si j'agis mal, si je suis méchant, si je cause du mal, si mon peuple est criminel, c'est d'une part parce que je le veux, parce que j'en ai l'intention, d'autre part parce que collectivement nous sommes une majorité à le vouloir (dans l'idée un peu délirante où nous compterions tous pour 1, où la volonté des uns égalerait celle des autres, ce qui est faux. La vie politique n'est pas égalitaire et la volonté de quelques uns vaut plus que celle de beaucoup d'autres, ce n'est pas un jeu de dames ; une image confortable parce que fausse parle d'échiquier, il y aurait des pièces intrinsèquement plus fortes que d'autres, ces dernières devant être utilisées pour ne pas entraver les pièces maîtresses et appuyer leur stratégie ; on parle ainsi d'échiquier politique. La vérité est que la vie politique est un plateau de Go, c'est la position des uns et des autres qui détermine leur force et leur ascendant, et même un Tuche, ou, disons le, un Trump, est puissant placé là où il ne devrait jamais l'être).
Ces deux chansons, donc, semblent nous dire une chose : nous sommes les artisans de notre propre déchéance. À cause de notre libre volonté, de notre raison (« father blessed them with reason and this is what they choose »). Mais là où Right in two est bel et bien une chanson accusatrice, pleine de fiel envers l'homme qu'elle traite de « singe imbécile », qu'elle trouve « répugnant », Intention semble plus vaporeuse et rumine la nostalgie d'une époque initiale, primitive, au cours de laquelle l'homme vivait en parfaite harmonie avec le monde et les autres, vivait un vrai paradis qu'il a fini par perdre. Cette nostalgie est rendue par le « pure as we begin » scandé tout au long de la chanson, par des voix superposées qui sussurent et chuchotent derrière le chant, donnant l'impression d'être dans le gaz, d'entendre un fondu enchaîné qui nous plongerait dans une sorte de rêverie, de laquelle nous tirerions cette intuition splendide et une sorte de vision onirique du destin de l'homme. Je me laisse égarer sans doute, mais ce qu'on peut dire avec certitude et sans lyrisme, c'est que cette chanson retrace les instants de crise à travers lesquels nous nous sommes conduit comme des imbéciles et avons commencé de vivre dans un monde de merde, pour paraphraser Full Metal Jacket.

Mais si tout était parfait au départ, si tout était aussi pur que des sensations lactées, comment ça se fait que tout soit parti en live de la sorte ? Que nous finissions ainsi, loin de toute pureté, confus et violents, répugnants au point de diviser le monde en deux catégories égales, ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent pour se terrer dans un trou ? Si nous étions déjà raisonnables et rationnels, partant d'un état stable et parfait, il n'y a aucune raison pour que nous ayons tout gâché en prenant des décisions désastreuses. Sauf à considérer la possibilité d'une révolte métaphysique, que rien n'indique dans les chansons de Tool, qui aurait conduit l'homme, pour se libérer du Bien promu par la religion, à faire le mal en toute occasion parce qu'il en avait la liberté. Ce sont plutôt des situations, des moments précis de crise qui nous ont fait basculer, crises que restitue Intension :

Here we have a stone
Gather, place and raise, so
Shelter turns to home
Here we have a stone
Throw to slay the stranger
Swore to crush his bones
Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Light the way or warm this
Home we occupy
Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Forge a blade to slay the stranger
Take whatever we desire

In Tension peut vouloir dire être tiraillé entre deux positions, deux décisions contradictoires. Ce que l'on a dans la chanson. Il y est question de deux directions opposées, amour et peur, accueil et rejet, mais qui sont, c'est cela qui est dérangeant, inséparables l'une de l'autre. Dès que nous avons une pierre, dès que l'outil est inventé, nous avons tout à la fois le foyer, la maison, le silex qui par percussion produit étincelles puis feu, et enfin arme. Les aspects positifs de l'outil sont indissociables de ses conséquences désastreuses, tant et si bien qu'il est délicat encore de dire que cela est de notre faute. Ce serait donc l'outil, l'objet technique qui, bien plus que notre raison et notre libre-arbitre, nous aurait rendus mauvais les uns envers les autres.
Mais Intention est aussi le but, le dessein, et on le voit : une pierre indifférente, un objet naturel sans spécificité aucune, devient un outil en fonction du but que l'on se donne, de notre intention. Ce n'est pas la pierre qui nous pousse à la lancer pour tuer, à l'empiler pour bâtir. C'est notre désir de bâtir et de tuer qui nous pousse à considérer la pierre, mais tout aussi bien l'arbre, l'os et que sais-je encore, comme un outil exploitable. Ce serait donc bien de notre faute … Et pourtant on ne peut se déprendre de l'idée que oui, peut-être, l'objet nous aurait perverti, que la pierre, une fois prise en main, ne laisse pas beaucoup d'autre choix que de la lancer. Tôt ou tard sur quelqu'un. Mais dire cela revient à nier le libre-arbitre ... À contester l'empire que la raison exerce sur nous. Donc à dire que nous ne sommes pas dirigés par notre seule volonté. Donc à faire mentir la chanson-même que nous essayons d'interpréter. Il y a là une tension, une contradiction, au moins une difficulté qu'il va nous falloir tirer au clair : la pierre fait-elle l'assassin, ou bien est-ce l'assassin qui tire profit de la pierre pour réaliser son dessein meurtrier ?

Pour répondre, il va d'abord falloir rendre compte de ce « pure as we begin », de l'idée qu'au départ l'homme était bon et heureux. Car si l'homme était bon au départ, l'espoir est permis de le voir le redevenir, mais surtout cela oblige à trouver une origine et un fondement à sa méchanceté. Si cette idée s'avère absolument fausse, s'il s'avère que l'homme a toujours été méchant, alors sans doute vaut-il mieux arrêter d'écouter Tool et de lire de livres pour suivre des cours d'autodéfense.

L'idée selon laquelle à l'aube de son histoire l'humanité aurait été paisible n'a rien d'évident, tant peut être tenace le mythe de l'hominidé primitif, tirant sa femelle par la tignasse pour assouvir violemment un rut bestial, tel qu'on peut le voir dans le film, magnifique mais terriblement inadéquat, de Jean-Jacques Annaud, La guerre du feu. Ce qui n'est pas étonnant. Ce film est tiré d'un livre publié en 1911, époque à laquelle la préhistoire est plus proche de la projection de fantasmes exotiques que de la discipline académique. Pour l'essentiel, tout porte à croire qu'au paléolithique, l'homme était paisible et soucieux de son semblable ; vivant en petits groupes nomades, il avait tout intérêt à avoir des rapports paisibles avec les autres groupes, ne serait-ce que pour « la circulation des femmes » qui permet d'éviter un inceste galopant qui aurait rendu vraiment bizarres les repas collectifs au coin du feu et du reste, rapports paisibles d'autant plus facilités que les ressources existaient en abondance dans de vastes territoires peu peuplés dans lesquels il était toujours plus simple de s'éloigner un peu des gêneurs que de se lancer dans un conflit dont l'issue aurait été plus qu'incertaine. On était bons au début, « pure as we begin », pure signifiant ici bon, moral.
C'est en tout cas ce que nous révèle Marylène Patou-Mathis, Directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), département préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (Paris), dans un article du Monde Diplomatique : Non, les hommes n'ont pas toujours fait la guerre.
Mais la question reste entière, qu'est-ce qui nous a fait sortir de ce paradis nomade que chacun portait en lui ? Ce qui est intéressant, c'est que cet article finalement donne raison à un philosophe qui parlant des débuts de l'humanité prétendait pourtant « écarter tous les faits ». Car pour Marylène Patou-Mathis comme pour Jean-Jacques Rousseau, c'est la sédentarisation et l'émergence de la propriété privée, l'accumulation des richesses qui a rendu possibles les premières guerres et la naissance de sentiments profonds d'hostilité.

« au cours du néolithique, le besoin de nouvelles terres à cultiver entraînera des conflits entre les premières communautés d’agropasteurs, et peut-être entre elles et les derniers chasseurs-cueilleurs (…) Une crise profonde semble marquer cette période, comme en témoigne aussi le nombre plus élevé de cas de sacrifices humains et de cannibalisme.
Alors que les sédentaires peuvent accumuler des biens matériels, les chasseurs-cueilleurs nomades disposent d’une richesse nécessairement limitée, ce qui réduit également les risques de conflit. De plus, l’économie de prédation, à la différence de l’économie de production, qui apparaît avec la domestication des plantes et des animaux, ne génère pas de surplus. L’histoire a montré que les denrées stockées et les biens pouvaient susciter des convoitises et provoquer des luttes internes ; butin potentiel, ils risquent d’entraîner des rivalités entre communautés et de mener à des conflits. »

Ce qui donne une valeur considérable aux diatribes de Rousseau :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou combattant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. »

Ainsi ce qui nous a avili n'est pas à proprement parler des événements, mais des transformations progressives, des mutations de notre pensée et de notre rapport au monde, qui, aboutissant à des conséquences monstrueuses, ne trouvent leur origine que dans des idées qui semblent anodines et sans conséquence. Mais d'où viennent ces idées ? D'un développement autonome de notre raison ou des suites d'un développement technologique ? Doit-on avec Intention blâmer la pierre ou avec Right in two blâmer l'homme seul ?

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