Je viens de lire l'essai « En
finir avec Onfray » de Gilles Mayné qui fait le pari, qui me
paraissait osé, qui se justifie finalement, de critiquer Michel
Onfray à partir d'un auteur qui me tient à cœur, Georges Bataille.
Malheureusement, la dernière partie de l'essai abandonne un peu cet
axe, se perd et perd ainsi en intérêt.
C'est la première partie vraiment qui
compte. Elle prend le pari de prendre Onfray au sérieux, de le
considérer comme un écrivain intelligent et précis, ce qui
l'oblige à entrer profondément dans son langage, dans son style,
afin de mettre à jour ses méthodes et sa pensée. À partir de là,
il analyse la relation qu'Onfray entretient avec Bataille et montre
comment son œuvre répond à une attente propre à notre époque.
Cette manière de faire tranche évidemment avec les
disqualifications trop rapides, qui tendent immédiatement à faire
de Onfray un contre-modèle, un « non-quelque-chose ». On
ne manque pas d'article qui dise d'emblée qu'Onfray est un
non-philosophe, un non-historien, un non-anarchiste, etc.
Bien sûr, ce point de départ permet
de montrer rapidement que Michel Onfray n'est pas un philosophe. Il
recoupe ainsi le jugement de Deleuze sur les nouveaux philosophes.
Quand ce dernier affirmait qu'ils procédaient par « gros
concepts » :
« D'abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l'ange. »
Gilles Mayné montre comment Onfray
élabore ses gros concepts. Là où le philosophe opère des
distinctions, c'est à dire sépare des idées proches en leur
assignant des termes différents, Onfray fait l'opération inverse :
il nie les distinctions et réduit toujours une chose à l'autre.
Ainsi, il le dit dans son Traité d'athéologie, il préfère à la
philosophie le philosophe, au concept le percept, celui-ci se
réduisant à l'affect. Dans ces deux réductions on voit les deux
axes de sa méthode. D'abord sa méthode biographique qui réduit les
œuvres philosophiques à leurs auteurs, et ces auteurs à la
personne qui se cache derrière. Ainsi, plutôt que d'attaquer une
œuvre, une pensée, de restituer le problème que se pose un auteur
et de montrer comment ce dernier le résout à l'aide de certains
concepts, quitte à le corriger, il parle non de l'oeuvre, mais de
l'auteur. Mais pas de l'auteur en tant que tel, en tant qu'il
représente une idée (Kafkaïen, par exemple), mais en tant
qu'individu, en tant que psychologie et que corps, ce qui lui permet
de révoquer l'oeuvre en condamnant l'homme : ainsi on peut se
dispenser de lire Bataille puisqu'il n'est qu'un bibliothécaire
(autrement dit : pas un philosophe) doublé d'un malade mental.
Voilà pour ce qui est de la préférence qu'il donne au philosophe
sur la philosophie, mais dans toute sa prose, on voit à l'oeuvre les
mêmes procédés de réduction : l'athéologie, qu'il emprunte
à Bataille, est réduite à l'athéisme, donc à la négation de
Dieu, là où l'athéologie est le refus de toute autorité et de
toute certitude qui conforte le « moi » dans sa
compréhension du monde et dans sa position dans le monde, refus qui
le laisse inquiet, angoissé. L'érotisme est réduit à l'hédonisme,
c'est-à-dire chez lui au plaisir, donc au désir satisfait par
opposition au désir seul, condamné comme nocturne. On retrouve ici
le « dualisme sommaire » entre nocturne et solaire, le
solaire étant toujours du côté du plaisant, et on voit comment
agit ce réductionnisme : l'érotisme solaire, c'est le plaisir,
ou si on préfère, le désir satisfait.
Rejetant l'écriture conceptuelle, il
met en place une rhétorique qui produit des émotions chez son
lecteur plutôt qu'elle n'incite à la réflexion. De la joie déjà,
du plaisir, puisque le lecteur retrouve exprimée avec des mots
savants des idées qui dans leur simplicité sont déjà les siennes.
Il a le plaisir de se sentir intelligent et conforté dans ses idées,
puis le plaisir d'apprendre : il découvre des mots, des auteurs
qu'il ne connaît pas. Mais de l'émerveillement aussi, de
l'admiration pour Onfray, son érudition, enfin une certaine torpeur
face à l'accumulation sans fin de synonymes, qui est là pour
compenser la faiblesse conceptuelle. Torpeur qui vise à empêcher de
réfléchir à ce qu'on lit et à en démasquer le vide.
Cet essai surprend par la clarté de
son exposé de l'athéologie de Georges Bataille et par la force avec
laquelle il la défend contre les attaques injustes et stupides qui
émaillent l'oeuvre de Michel Onfray. Il est efficace quand il s'agit
de décortiquer cette dernière et de l'opposer à celle de Bataille,
mais il déçoit par contre dès qu'il s'agit de critiquer l'époque
et les raisons pour lesquelles elle a besoin d'Onfray, pour expliquer
sa réception. Évidemment l'époque réclame à corps perdu des
certitudes et des évidences et Onfray les lui sert admirablement,
s'enfle de certitudes grotesques (son projet d'encyclopédie, qui
prétend couvrir toute l'histoire de l'humanité, nous renvoie au
XIXe siècle, la finesse conceptuelle en moins), construit son œuvre
sur des lieux communs qu'il n'approfondit jamais mais psalmodie sur
un ton prophétique, tout cela est entendu, mais je pense que
peut-être l'essentiel n'est pas là.
Pour expliquer Onfray, on ne pas se
priver des outils de la sociologie. Il faut pouvoir montrer Onfray
non seulement comme un auteur, mais comme un homme ; ce qui ne
revient pas à réduire sa pensée et son œuvre à sa psychologie et
à son corps, mais à montrer comment il s'inscrit dans un réseau
d'institutions (la maison d'édition, les talk-shows, la presse
magazine, il a été chroniqueur au Point) et au sein de ces
structures, avec leurs règles propres, dans un réseau de relations
individuelles. Ce que les essais « BHL, une imposture
française » et « le B-A-BA du BHL » font très
bien, BHL étant l'exemple paradigmatique puisqu'il est proche des
milieux d'affaire, des cercles du pouvoir et des médias.
Ce n'est qu'en menant cela, que Chomsky
appelle une « analyse institutionnelle », que l'on peut
répondre aux questions qui importent : pourquoi Onfray est
présenté comme un grand philosophe, pourquoi a-t-il l'importance
qui est la sienne à notre époque ? Comment cela se fait-il
qu'aucune critique ne change cela ? Répond-il vraiment à une
attente du public ou correspond-il à ce que promeut l'offre médiatique ? Ces questions doivent émerger d'un travail
d'histoire et de sociophilosophie, et leur réponse doit certainement
prendre en compte le fait qu'Onfray a créé son propre média sur
internet. Je crois qu'il y a là quelque-chose qui vraiment doit être analysé, bien plus que ses livres.
Je m'étais engagé dans ce travail il
y a des années, sans le mener trop loin. Je m'étais contenté,
grossièrement, d'établir ce que dans un jargon Bourdieusien
j'appelais « le champ de la philosophie ». Ayant vu
récemment le nouveau programme de philosophie au lycée, enfin, le
programme Humanité, littérature et philosophie, je me suis dit
qu'il serait bon que je le reprenne.
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