samedi 26 janvier 2019

En finir avec Onfray, Gilles Mayné


Je viens de lire l'essai « En finir avec Onfray » de Gilles Mayné qui fait le pari, qui me paraissait osé, qui se justifie finalement, de critiquer Michel Onfray à partir d'un auteur qui me tient à cœur, Georges Bataille. Malheureusement, la dernière partie de l'essai abandonne un peu cet axe, se perd et perd ainsi en intérêt.

C'est la première partie vraiment qui compte. Elle prend le pari de prendre Onfray au sérieux, de le considérer comme un écrivain intelligent et précis, ce qui l'oblige à entrer profondément dans son langage, dans son style, afin de mettre à jour ses méthodes et sa pensée. À partir de là, il analyse la relation qu'Onfray entretient avec Bataille et montre comment son œuvre répond à une attente propre à notre époque. Cette manière de faire tranche évidemment avec les disqualifications trop rapides, qui tendent immédiatement à faire de Onfray un contre-modèle, un « non-quelque-chose ». On ne manque pas d'article qui dise d'emblée qu'Onfray est un non-philosophe, un non-historien, un non-anarchiste, etc.

Bien sûr, ce point de départ permet de montrer rapidement que Michel Onfray n'est pas un philosophe. Il recoupe ainsi le jugement de Deleuze sur les nouveaux philosophes. Quand ce dernier affirmait qu'ils procédaient par « gros concepts » :

« D'abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l'ange. »

Gilles Mayné montre comment Onfray élabore ses gros concepts. Là où le philosophe opère des distinctions, c'est à dire sépare des idées proches en leur assignant des termes différents, Onfray fait l'opération inverse : il nie les distinctions et réduit toujours une chose à l'autre. Ainsi, il le dit dans son Traité d'athéologie, il préfère à la philosophie le philosophe, au concept le percept, celui-ci se réduisant à l'affect. Dans ces deux réductions on voit les deux axes de sa méthode. D'abord sa méthode biographique qui réduit les œuvres philosophiques à leurs auteurs, et ces auteurs à la personne qui se cache derrière. Ainsi, plutôt que d'attaquer une œuvre, une pensée, de restituer le problème que se pose un auteur et de montrer comment ce dernier le résout à l'aide de certains concepts, quitte à le corriger, il parle non de l'oeuvre, mais de l'auteur. Mais pas de l'auteur en tant que tel, en tant qu'il représente une idée (Kafkaïen, par exemple), mais en tant qu'individu, en tant que psychologie et que corps, ce qui lui permet de révoquer l'oeuvre en condamnant l'homme : ainsi on peut se dispenser de lire Bataille puisqu'il n'est qu'un bibliothécaire (autrement dit : pas un philosophe) doublé d'un malade mental. Voilà pour ce qui est de la préférence qu'il donne au philosophe sur la philosophie, mais dans toute sa prose, on voit à l'oeuvre les mêmes procédés de réduction : l'athéologie, qu'il emprunte à Bataille, est réduite à l'athéisme, donc à la négation de Dieu, là où l'athéologie est le refus de toute autorité et de toute certitude qui conforte le « moi » dans sa compréhension du monde et dans sa position dans le monde, refus qui le laisse inquiet, angoissé. L'érotisme est réduit à l'hédonisme, c'est-à-dire chez lui au plaisir, donc au désir satisfait par opposition au désir seul, condamné comme nocturne. On retrouve ici le « dualisme sommaire » entre nocturne et solaire, le solaire étant toujours du côté du plaisant, et on voit comment agit ce réductionnisme : l'érotisme solaire, c'est le plaisir, ou si on préfère, le désir satisfait.

Rejetant l'écriture conceptuelle, il met en place une rhétorique qui produit des émotions chez son lecteur plutôt qu'elle n'incite à la réflexion. De la joie déjà, du plaisir, puisque le lecteur retrouve exprimée avec des mots savants des idées qui dans leur simplicité sont déjà les siennes. Il a le plaisir de se sentir intelligent et conforté dans ses idées, puis le plaisir d'apprendre : il découvre des mots, des auteurs qu'il ne connaît pas. Mais de l'émerveillement aussi, de l'admiration pour Onfray, son érudition, enfin une certaine torpeur face à l'accumulation sans fin de synonymes, qui est là pour compenser la faiblesse conceptuelle. Torpeur qui vise à empêcher de réfléchir à ce qu'on lit et à en démasquer le vide.
Cet essai surprend par la clarté de son exposé de l'athéologie de Georges Bataille et par la force avec laquelle il la défend contre les attaques injustes et stupides qui émaillent l'oeuvre de Michel Onfray. Il est efficace quand il s'agit de décortiquer cette dernière et de l'opposer à celle de Bataille, mais il déçoit par contre dès qu'il s'agit de critiquer l'époque et les raisons pour lesquelles elle a besoin d'Onfray, pour expliquer sa réception. Évidemment l'époque réclame à corps perdu des certitudes et des évidences et Onfray les lui sert admirablement, s'enfle de certitudes grotesques (son projet d'encyclopédie, qui prétend couvrir toute l'histoire de l'humanité, nous renvoie au XIXe siècle, la finesse conceptuelle en moins), construit son œuvre sur des lieux communs qu'il n'approfondit jamais mais psalmodie sur un ton prophétique, tout cela est entendu, mais je pense que peut-être l'essentiel n'est pas là.

Pour expliquer Onfray, on ne pas se priver des outils de la sociologie. Il faut pouvoir montrer Onfray non seulement comme un auteur, mais comme un homme ; ce qui ne revient pas à réduire sa pensée et son œuvre à sa psychologie et à son corps, mais à montrer comment il s'inscrit dans un réseau d'institutions (la maison d'édition, les talk-shows, la presse magazine, il a été chroniqueur au Point) et au sein de ces structures, avec leurs règles propres, dans un réseau de relations individuelles. Ce que les essais « BHL, une imposture française » et « le B-A-BA du BHL » font très bien, BHL étant l'exemple paradigmatique puisqu'il est proche des milieux d'affaire, des cercles du pouvoir et des médias.
Ce n'est qu'en menant cela, que Chomsky appelle une « analyse institutionnelle », que l'on peut répondre aux questions qui importent : pourquoi Onfray est présenté comme un grand philosophe, pourquoi a-t-il l'importance qui est la sienne à notre époque ? Comment cela se fait-il qu'aucune critique ne change cela ? Répond-il vraiment à une attente du public ou correspond-il à ce que promeut l'offre médiatique ? Ces questions doivent émerger d'un travail d'histoire et de sociophilosophie, et leur réponse doit certainement prendre en compte le fait qu'Onfray a créé son propre média sur internet. Je crois qu'il y a là quelque-chose qui vraiment doit être analysé, bien plus que ses livres.

Je m'étais engagé dans ce travail il y a des années, sans le mener trop loin. Je m'étais contenté, grossièrement, d'établir ce que dans un jargon Bourdieusien j'appelais « le champ de la philosophie ». Ayant vu récemment le nouveau programme de philosophie au lycée, enfin, le programme Humanité, littérature et philosophie, je me suis dit qu'il serait bon que je le reprenne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire