samedi 26 janvier 2019

TOOL 10 000 Days (5)


Bon. Tout ce que j'ai dit sur la méchanceté et la nature humaine, il va falloir le jeter aux orties. D'abord, parce qu'on ne peut rien espérer démontrer en s'appuyant sur l'idée de nature humaine. Ensuite parce que, comme on l'a dit, ce n'est pas du tout ce qu'entend dire le groupe à travers sa musique. Un groupe qui affirme dans cet album que l'homme est libre, qui insiste autant dans ses textes sur l'idée de transformation, qui dans sa musique même s'efforce de lutter contre les évidences et de sortir systématiquement des sentiers battus, bref, de changer la donne, peut difficilement affirmer sans se contredire que l'homme est fatalement méchant, que c'est comme ça et puis tant pis. Mais gardons ça pour plus tard.

Affirmons d'abord qu'on ne peut rien démontrer sur l'idée de nature parce que malheureusement, celle-ci permet de prouver tout et son contraire. Si bien qu'à la fin, c'est l'idée même de nature qui s'évanouit comme un rêve dont on se réveillerait tout hébété. Si notre nature passionnelle nous pousse à haïr les uns, force est de constater qu'elle nous pousse tout autant à aimer les autres. Ainsi, pour Spinoza, l'amour est l'exact opposé de la haine, à savoir la joie associée associée à l'idée de cause extérieure. Autrement dit, une joie que l'on ressent grâce aux autres, qui nous poussent à les aimer, à ressentir à leur égard amour, reconnaissance, gratitude, etc. Et il ne s'agit pas ici d'avoir une pensée grotesque, simpliste, qui consisterait à prétendre haïr ceux qui se comportent mal à notre égard et à aimer ceux qui nous aident, tant il est vrai que l'on peut haïr quelqu'un pour ses bienfaits, pour sa sollicitude, si on sent que cette aide nous écrase, nous avilit, nous prive de notre puissance d'agir et qu'à l'inverse, comme le dit Nietzsche, on peut ressentir de la gratitude et de l'amitié pour nos ennemis puisqu'ils nous poussent à nous dépasser. Ce qui est assez proche d'ailleurs de l'esprit sportif, tel, en tout cas, qu'on le retrouve chez Maynard lui-même :

« You can be a warrior on the field, on the mat, on the track, but at the end of the day, it really is'nt about pummeling your opponent. It's about understanding how much better you can do (…)
I always thought you should go at the end of the event and thank those people for giving you the opportunity for another step toward finding your strengths or limitations. You should recognize that the hurdle is you, and then acknowledge the person's rôle in your learning about yourself. »

Si notre nature passionnelle nous pousse indifféremment à haïr et à aimer, on peut faire un constat similaire quant à la nature darwinienne, qu'on la dise génétique ou physique importe peu. Le struggle for life, la survie des plus aptes, pousse les espèces à une compétition féroce et au sein des espèces, pousse les individus à un combat sans merci. Ce qui justifierait que l'on se réjouisse des morts, des tragédies, pour peu qu'on y survive. Mais c'est oublier que déjà, cette lutte entraîne des stratégies différentes, le biomimétisme, en est une, qui consiste pour une espèce à se camoufler dans le décor, mais la ruse en général est un moyen tout aussi répandu que la force. Mais ce n'est pas là le plus important. Darwin avait remarqué que nombre de choix évolutifs ne sont pas du tout orientés par les mécanismes de sélection naturelle, mais par des mécanismes de sélection sexuelle qui sont en contradiction avec les premiers. Ainsi du paon qui fait la roue pour impressionner les femelles, mais qui se désigne ce faisant comme une cible facile pour ses prédateurs. Il a reconnu aussi très vite des mécanismes d'entraide qui loin d'opposer les espèces, les unissait en vue d'une survie commune. Le concept même d'écosystème n'est rien d'autre qu'un vaste réseau d'entraide naturelle entre espèces animales, étant entendu que dans un écosystème, l'équilibre est tel que la survie d'une espèce conditionne celle des autres, et qu'à l'inverse la disparition d'une espèce perturbe immédiatement l'équilibre et menace la survie des autres. Et ce qui vaut dans la nature vaut à plus juste titre dans nos sociétés.

Même le plus isolé des rageux n'est pas un être à part, séparé du reste de l'humanité, mais le fruit de l'activité globale de toute l'humanité. Les tomates qu'il achète en magasin sont cultivées dans le sud de l'Espagne par des travailleurs immigrés, son café vient du Brésil et le chocolat qui l'accompagne, n'en déplaise aux suisses, provient du cacao récolté en Côte d'Ivoire. Si les applications sur son portable sont conçues en Californie, le portable en lui-même est fabriqué en Chine avec des métaux récupérés au Congo, ses vêtements viennent du Bengladesh, son essence d'Arabie Saoudite et le gaz avec lequel il se chauffe et cuisine (sur un équipement fabriqué en Pologne) vient de Norvège. On pourrait continuer comme cela longtemps cette cartographisation des objets dont on s'entoure, des denrées que l'on consomme, qui font de chacun de nous des êtres cosmopolites. Voilà donc ce qui fait la trame d'une existence : l'effort concerté de toute l'humanité, et voilà l'étrangeté la plus totale dans laquelle notre société globalisée nous jette : dès qu'il s'agit de mes conditions de vie, de ma survie, le sort de mon voisin de pallier, aussi sympa soit-il, m'est plus indifférent que le sort d'un parfait inconnu travaillant de manière anonyme à l'autre bout du monde. C'est pourquoi il n'y a pas de tragédie lointaine dont on puisse se réjouir, c'est pourquoi la mort de n'importe quel humain nous touche fatalement, nous « impacte », comme on dit maintenant. Mais ça, le rageux qui rit du malheur des autres ne peut pas s'en rendre compte par lui-même, difficilement, parce que pour lui, des barbus dans un désert qui meurent sous un tapis de bombes ne sont que ça, des barbus dans un désert, et des ouvrier qui agonisent sous les décombres d'un immeuble ou disparaissent sous une vague géante ne sont qu'une série de chiffres sur le bandeau qui défile en continu en bas de l'écran sur BFMTV. Autrement dit pas grand chose.

Tout l'album d'une certaine manière vise à nous amener à cette idée. À cette vérité plus essentielle de la nécessaire entraide entre tous, de l'inévitable solidarité, solidarité organique dirait Durkheim, fondée sur la division du travail et la complémentarité des êtres. Ainsi, si dans la première chanson, on s'amuse des tragédies des autres, dans la seconde, on subit une tragédie personnelle. Plus question de rire ici. Les choses vont plus loin encore avec 10 000 days, dans laquelle la personne morte prend elle-même la parole. Ces chansons inévitablement condamnent et corrigent Vicarious.
Jambi restitue le sentiment de détresse qui suit la perte d'un proche. Le narrateur y affirme y avoir toujours eu ce qu'il souhaitait, avoir tout obtenu et jouir de tous les plaisirs de la vie.

« Here from a kings mountain view
Here from the wild dream come true
Feast like a sultan, I do
On treasures and flesh never few (…)
Prayed like a martyr dusk to dawn
Begged like a hooker all night long
Tempted the devil with my song
And got what I wanted all along »

Mais tout cela ne le protège pas du deuil, du désespoir. Le titre, Jambi, peut faire référence au génie de l'émission de Pee-Wee, qui offrait la réalisation d'un souhait par émission et se moquait souvent de l'avidité de Pee-Wee qui réclamait plusieurs souhaits. Cette référence laisse sous-entendre que le narrateur ayant souhaité la réussite, se retrouve démuni, sans rien, quand, en deuil, il se surprend à souhaiter revoir la personne et qu'il se rend compte que cette personne était son "centre", au contraire des biens qu'il accumulait, qui n'étaient que des distractions, des divertissements qui lui masquaient l'imminence de la mort et de la perte derrière l'impression, forcément illusoire, d'être comblé. Il donnerait, c'est une platitude, mais elle vaut ce qu'elle vaut, tout, tout ce qu'il a, pour la revoir. 


« But I, I would
If I could, then I would
Wish it away, wish it away
Wish it all away
Wanna wish it all away
No prize that could hold sway
Or justify my giving away my center » 


C'est ça la tragédie sans doute, la perte irrémédiable et inévitable, d'un être irremplaçable. La perte que l'on sait nécessaire sans jamais pourtant la prévoir ni la prévenir. Une fois ce sentiment de la tragédie acquis, difficile encore de se repaître de son spectacle quand il en vient à toucher les autres. Or ne plus se repaître des tragédies des autres, ne plus les considérer comme extérieures, c'est, assurément, se montrer plus humain qu'on ne l'était. On peut dégager à partir de ces considérations une nouvelle hypothèse sur la méchanceté humaine. Elle ne dépendrait pas de la nature mais de la culture, elle viendrait d'un manque d'expérience individuelle, une mauvaise compréhension de l'autre et du monde dans lequel on vit. On peut dégager également un idéal à atteindre : une sorte de cosmopolitisme éclairé vers lequel font signe les dernières chansons de l'album. Cet idéal une fois défini, il sera possible de voir ce qui nous empêche de le réaliser.

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