Bon. Tout ce que j'ai dit sur la
méchanceté et la nature humaine, il va falloir le jeter aux orties.
D'abord, parce qu'on ne peut rien espérer démontrer en s'appuyant
sur l'idée de nature humaine. Ensuite parce que, comme on l'a dit,
ce n'est pas du tout ce qu'entend dire le groupe à travers sa
musique. Un groupe qui affirme dans cet album que l'homme est libre,
qui insiste autant dans ses textes sur l'idée de transformation, qui
dans sa musique même s'efforce de lutter contre les évidences et de
sortir systématiquement des sentiers battus, bref, de changer la
donne, peut difficilement affirmer sans se contredire que l'homme est
fatalement méchant, que c'est comme ça et puis tant pis. Mais
gardons ça pour plus tard.
Affirmons d'abord qu'on ne peut rien
démontrer sur l'idée de nature parce que malheureusement, celle-ci
permet de prouver tout et son contraire. Si bien qu'à la fin, c'est
l'idée même de nature qui s'évanouit comme un rêve dont on se
réveillerait tout hébété. Si notre nature passionnelle nous
pousse à haïr les uns, force est de constater qu'elle nous pousse
tout autant à aimer les autres. Ainsi, pour Spinoza, l'amour est
l'exact opposé de la haine, à savoir la joie associée associée à
l'idée de cause extérieure. Autrement dit, une joie que l'on
ressent grâce aux autres, qui nous poussent à les aimer, à
ressentir à leur égard amour, reconnaissance, gratitude, etc. Et il
ne s'agit pas ici d'avoir une pensée grotesque, simpliste, qui
consisterait à prétendre haïr ceux qui se comportent mal à notre
égard et à aimer ceux qui nous aident, tant il est vrai que l'on
peut haïr quelqu'un pour ses bienfaits, pour sa sollicitude, si on
sent que cette aide nous écrase, nous avilit, nous prive de notre
puissance d'agir et qu'à l'inverse, comme le dit Nietzsche, on peut
ressentir de la gratitude et de l'amitié pour nos ennemis puisqu'ils
nous poussent à nous dépasser. Ce qui est assez proche d'ailleurs
de l'esprit sportif, tel, en tout cas, qu'on le retrouve chez Maynard
lui-même :
« You can be a warrior on the field, on the mat, on the track, but at the end of the day, it really is'nt about pummeling your opponent. It's about understanding how much better you can do (…)
I always thought you should go at the end of the event and thank those people for giving you the opportunity for another step toward finding your strengths or limitations. You should recognize that the hurdle is you, and then acknowledge the person's rôle in your learning about yourself. »
Si notre nature passionnelle nous
pousse indifféremment à haïr et à aimer, on peut faire un constat
similaire quant à la nature darwinienne, qu'on la dise génétique
ou physique importe peu. Le struggle for life, la survie des plus
aptes, pousse les espèces à une compétition féroce et au sein des
espèces, pousse les individus à un combat sans merci. Ce qui
justifierait que l'on se réjouisse des morts, des tragédies, pour
peu qu'on y survive. Mais c'est oublier que déjà, cette lutte
entraîne des stratégies différentes, le biomimétisme, en est une,
qui consiste pour une espèce à se camoufler dans le décor, mais la
ruse en général est un moyen tout aussi répandu que la force. Mais
ce n'est pas là le plus important. Darwin avait remarqué que nombre
de choix évolutifs ne sont pas du tout orientés par les mécanismes
de sélection naturelle, mais par des mécanismes de sélection
sexuelle qui sont en contradiction avec les premiers. Ainsi du paon
qui fait la roue pour impressionner les femelles, mais qui se désigne
ce faisant comme une cible facile pour ses prédateurs. Il a reconnu
aussi très vite des mécanismes d'entraide qui loin d'opposer les
espèces, les unissait en vue d'une survie commune. Le concept même
d'écosystème n'est rien d'autre qu'un vaste réseau d'entraide
naturelle entre espèces animales, étant entendu que dans un
écosystème, l'équilibre est tel que la survie d'une espèce
conditionne celle des autres, et qu'à l'inverse la disparition d'une
espèce perturbe immédiatement l'équilibre et menace la survie des
autres. Et ce qui vaut dans la nature vaut à plus juste titre dans
nos sociétés.
Même le plus isolé des rageux n'est
pas un être à part, séparé du reste de l'humanité, mais le fruit
de l'activité globale de toute l'humanité. Les tomates qu'il achète
en magasin sont cultivées dans le sud de l'Espagne par des
travailleurs immigrés, son café vient du Brésil et le chocolat qui
l'accompagne, n'en déplaise aux suisses, provient du cacao récolté
en Côte d'Ivoire. Si les applications sur son portable sont conçues
en Californie, le portable en lui-même est fabriqué en Chine avec
des métaux récupérés au Congo, ses vêtements viennent du
Bengladesh, son essence d'Arabie Saoudite et le gaz avec lequel il se
chauffe et cuisine (sur un équipement fabriqué en Pologne) vient de
Norvège. On pourrait continuer comme cela longtemps cette
cartographisation des objets dont on s'entoure, des denrées que l'on
consomme, qui font de chacun de nous des êtres cosmopolites. Voilà
donc ce qui fait la trame d'une existence : l'effort concerté
de toute l'humanité, et voilà l'étrangeté la plus totale dans
laquelle notre société globalisée nous jette : dès qu'il
s'agit de mes conditions de vie, de ma survie, le sort de mon voisin
de pallier, aussi sympa soit-il, m'est plus indifférent que le sort
d'un parfait inconnu travaillant de manière anonyme à l'autre bout
du monde. C'est pourquoi il n'y a pas de tragédie lointaine dont on
puisse se réjouir, c'est pourquoi la mort de n'importe quel humain
nous touche fatalement, nous « impacte », comme on dit
maintenant. Mais ça, le rageux qui rit du malheur des autres ne peut
pas s'en rendre compte par lui-même, difficilement, parce que pour
lui, des barbus dans un désert qui meurent sous un tapis de bombes
ne sont que ça, des barbus dans un désert, et des ouvrier qui
agonisent sous les décombres d'un immeuble ou disparaissent sous une
vague géante ne sont qu'une série de chiffres sur le bandeau qui
défile en continu en bas de l'écran sur BFMTV. Autrement dit pas
grand chose.
Tout l'album d'une certaine manière
vise à nous amener à cette idée. À cette vérité plus
essentielle de la nécessaire entraide entre tous, de l'inévitable
solidarité, solidarité organique dirait Durkheim, fondée sur la
division du travail et la complémentarité des êtres. Ainsi, si
dans la première chanson, on s'amuse des tragédies des autres, dans
la seconde, on subit une tragédie personnelle. Plus question de rire
ici. Les choses vont plus loin encore avec 10 000 days, dans laquelle
la personne morte prend elle-même la parole. Ces chansons
inévitablement condamnent et corrigent Vicarious.
Jambi restitue le sentiment de détresse
qui suit la perte d'un proche. Le narrateur y affirme y avoir
toujours eu ce qu'il souhaitait, avoir tout obtenu et jouir de tous
les plaisirs de la vie.
« Here from a kings mountain view
Here from the wild dream come true
Feast like a sultan, I do
On treasures and flesh never few (…)
Prayed like a martyr dusk to dawn
Begged like a hooker all night long
Tempted the devil with my song
And got what I wanted all along »
Mais tout cela ne le protège pas du
deuil, du désespoir. Le titre, Jambi, peut faire référence au
génie de l'émission de Pee-Wee, qui offrait la réalisation d'un
souhait par émission et se moquait souvent de l'avidité de Pee-Wee
qui réclamait plusieurs souhaits. Cette référence laisse
sous-entendre que le narrateur ayant souhaité la réussite, se
retrouve démuni, sans rien, quand, en deuil, il se surprend à
souhaiter revoir la personne et qu'il se rend compte que cette personne était son "centre", au contraire des biens qu'il accumulait, qui n'étaient que des distractions, des divertissements qui lui masquaient l'imminence de la mort et de la perte derrière l'impression, forcément illusoire, d'être comblé. Il donnerait, c'est une platitude, mais
elle vaut ce qu'elle vaut, tout, tout ce qu'il a, pour la revoir.
« But I, I would
If I could, then I would
Wish it away, wish it away
Wish it all away
Wanna wish it all away
No prize that could hold sway
Or justify my giving away my center »
C'est ça la tragédie sans doute, la perte irrémédiable et
inévitable, d'un être irremplaçable. La perte que l'on sait
nécessaire sans jamais pourtant la prévoir ni la prévenir. Une
fois ce sentiment de la tragédie acquis, difficile encore de se
repaître de son spectacle quand il en vient à toucher les autres.
Or ne plus se repaître des tragédies des autres, ne plus les
considérer comme extérieures, c'est, assurément, se montrer plus
humain qu'on ne l'était. On peut dégager à partir de ces
considérations une nouvelle hypothèse sur la méchanceté humaine.
Elle ne dépendrait pas de la nature mais de la culture, elle
viendrait d'un manque d'expérience individuelle, une mauvaise
compréhension de l'autre et du monde dans lequel on vit. On peut
dégager également un idéal à atteindre : une sorte de
cosmopolitisme éclairé vers lequel font signe les dernières
chansons de l'album. Cet idéal une fois défini, il sera possible de
voir ce qui nous empêche de le réaliser.
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