mercredi 1 juillet 2020

Le discours de la paupiette


Cradingue mastiquait consciencieusement mais sans plaisir. Il retournait entre ses dents un problème insoluble, qu'il attaquait de toute sa salive. Il en bavait. Mais pas d'envie comme quand il vit arriver nos plats, non, mais bien parce qu'il y avait un truc là qui ne passait pas, qu'il arrivait pas à avaler et comme il se refusait toujours à cracher le morceau, ça lui coulait sur le menton. Je regardais ça avec un dégoût mêlé d'appréhension quand sa glotte fit des bonds au milieu de son cou, dansant une gigue victorieuse avec les gouttes de salive sale qui lui tournaient autour.

Il posa ses couverts sur le bord l'assiette, prêt à dire ce qui lui pesait sur l'estomac et commença d'une voix mesurée, contenue. Comme s'il ne voulait pas tout vomir d'un coup.
« Je me suis pris d'une nouvelle toquade. D'un coup ... »
Je n'arrivais pas à savoir si j'étais surpris ou curieux. Ou si je m'en foutais éperdument.

« … ça m'est venu comme ça : écrire sur le cinéma. »
Ouais. En fait, je m'en foutais royal. Mais je jouais la surprise. Pour le faire parler et manger tranquille. Au moins quand il parlait il ne me coupait pas l'appétit.
« Je sais ce que tu vas me dire. Que c'est pas tellement mon truc le cinéma. C'est pas faux. Moi ce que j'aime, c'est les paupiettes. Mais bon, j'en ai vus quand-même, des films. Dans les années 90, l'endroit le plus cool vraiment c'était le vidéoclub, alors on y allait tout le temps. Et que faire dans un vidéoclub, à part emprunter des films ? Alors oui, j'en ai vus, des films … Beaucoup.
Beaucoup de films nuls j'avoue, mais on n'en savait rien de rien à l'époque, on regardait tout. Sans distinction, sans saisir les nuances. Grands classiques et mauvais films, navets et bons films, c'était tout comme. Faut pas oublier qu'à l'époque on trouvait au buraliste tout Hitchcock en VHS et des saisons entières de la Quatrième Dimension alors pour nous un classique, c'était juste un film que t'allais acheter avec tes clopes. Quand on sait ce qu'on y trouvait d'autre, en terme de VHS, il y avait franchement de quoi être confus. Avec les paupiettes par contre, jamais aucun doute. Les paupiettes, c'est un peu le noyau de certitude dans ma vie, quand tout fout le camps au moins il y a les paupiettes. C'est mon refuge dans la tourmente. »
Il ouvrit ses larges paumes au-dessus de son assiette pour me montrer ses fichues paupiettes.
« Regarde-moi cette perfection : Regarde cette farce. Boeuf-légumes bien épicée, parce que c'est piquant d'aller en dedans, que ça te laisse un goût sur le bout de la langue qui t'accompagne après pendant des heures. Elle est ballottée dans une fine tranche d'agneau tout juste colorée, une éventuelle bouée grasse autour pour la rondeur en bouche et la gourmandise, parce que le gras c'est gourmand et la rondeur, charmant. Et regarde-moi si c'est pas sexy cette ficelle qui te moule le tout. La paupiette elle ment pas, on sait à quoi s'en tenir avec elle. Un planté de fourchette, un tranché de couteau, et ce que tu vois c'est ce que tu as, c'est tout ce dont tu peux rêver dans la vie et tout ce que tu peux en apprendre. Parce que la paupiette elle te dit une chose, elle t'en dit qu'une seule mais cette chose-là elle en dit long : qu'au fond, on est tous des bœufs. Parce qu'on aime ça quand la ficelle nous moule la couenne. Mais quand on est amoureux on est tous des agneaux de trois semaines. On est tendre, et on est cuit.
L'éternelle contradiction humaine, exprimée en un plat goûtu, baignée d'une sauce blanche et épaisse. Le graveleux et le romantique enfin réconciliés. Et d'un coup ton assiette, c'est une scène primitive où les rondeurs maternelles s'enrobent du jus du père. C'est putain de beau les paupiettes, je trouve. Et moi, ce que j'aimerai : c'est que les films soient comme des paupiettes. J'aimerai pouvoir trancher leurs contradictions d'un coup de dents, les laisser fondre sur ma langue que mes papilles en absorbent les saveurs, que mon palais en dégage les sens, que les sucs, que la matière me coulent en dedans, par la gorge, pour me restaurer, je veux être gorgé de films comme une éponge amoureuse, comme un estomac qui restitue à tout ça son unité perdue, son unité pâteuse de magma originel et que tout ça me coule en dedans comme du boudin dans l'intestin. »

Cradingue était en sueur et moi j'avais perdu l'appétit. Dans sa folie il s'était emballé et tout le temps qu'il tenait le crachoir il projetait sur la toile blanche de mon t-shirt l'image vivante de ce qu'il racontait : un nuage crémeux de viande postillonnée qui était comme un simulacre de cinéma et comme le substrat matériel des images que ses mots évoquaient. Mais tout ce que je voyais moi, c'est que j'étais bon pour changer de vêtements. Cradingue avait d'autres préoccupations visiblement :

« Je veux les manger les films. Je veux les voir avec le ventre. Pour ça que je vais écrire dessus le cinéma. Parce que le vrai plaisir de la chair, c'est la digestion. Tu somnoles et t'es bien. Et pendant que t'es bien, ton bide fait tout le boulot : il résout les contradictions du plat, il sépare et il lie, il met du plat en toi et de toi dans le plat et tout ce qui ne participe pas de cette fusion intime entre le mangé et le dormeur, il le chie. Et ce que tu chies c'est de la merde.
Avec le cinéma rien n'est si clair, parce qu'on consomme avec les yeux. Y a pas ce travail patient et efficace des dents du couteau et des incisives, le broyage régulier des molaires et cette houle de langue et de salive bouillonnante qui te fait fait rouler le plat comme un cadavre échoué dans la bouche. Y a pas tout ça. Piquer de la fourchette, trancher, couper, mâcher, déchirer inciser, tremper de sauce et mettre à la bouche, mêler d'un geste les couleurs d'aliments, carotte, haricots et viande, c'est transformer l'assiette en film déjà, c'est scénariser sa mastication et bobiner la digestion. Manger, c'est se faire un film avec la bouche, c'est faire tout un cinéma d'une simple paupiette. Mais les yeux ça salive pas. Ça pleure de fatigue. Et les larmes de fatigue elles attaquent pas l'écran. Les paupières clignent oui, mais les cils en ont émoussé le tranchant et cligner des yeux ça mord pas dans le film. Alors qu'est-ce qui est de la farce, qu'est-ce qui est de la merde, les yeux en savent rien et tout ça ça te fait tourner la cervelle. À la fin t'agis plus t'es trop lourd, tu regardes le monde avec des yeux repus et de la merde plein la tête. Et moi j'aime pas ça. Alors je vais écrire. Pour que la cervelle soit comme un deuxième intestin. C'est dangereux de faire de l'intestin un deuxième cerveau faut pas, c'est la domination de l'oeil impuissant sur le ventre ça, c'est de l'impérialisme oculaire. Ce qu'il faudrait plutôt c'est remettre du ventre, apprendre à la cervelle à chier. Alors ça ira mieux. Pour ça que je veux écrire. »

Bizarrement, au milieu de ce délire pathologique il me semblait qu'il y avait là quelque-chose de bien senti, presque du vrai, et ça j'arrivais pas à le digérer. Je préférais me moquer de lui et pousser cette plaisanterie plus loin.

« _ Ouais ok. Et tu vas écrire quoi au juste, euh, je suis curieux. Sur le cinéma ?
_ Chais pas encore. Ce que je t'ai dit ? Je vais le dire à tout le monde ... Je vais écrire aux Cahiers du Cinéma, que les films ça doit être comme des paupiettes. Et à la Fémis aussi. ''Faites vos films comme des paupiettes''. Y avait la Nouvelle-vague, après y a eu Christian Clavier. Maintenant : ça sera paupiettes. »