Si donc l'homme est mauvais, ce ne
serait pas à cause de ses gènes. Inutile du reste d'aller si loin,
et de préjuger l'action secrète de gènes qui détermineraient à
notre insu notre comportement. Pour une fois, le bon sens doit
prévaloir. L'homme est méchant parce qu'il aime ça. Voilà. Parce
qu'être méchant, c'est une satisfaction souvent qui ne coûte rien,
ce qui ne signifie pas qu'elle soit toujours cheap. C'est parfois
très plaisant d'être méchant, il suffit de voir le goût que l'on
a aux bons mots, souvent insultants, aux sales blagues, à la comédie
en général qui, comme nous le dit Bergson, est un moyen très
valorisant de se moquer des autres, en les attaquant sur ce qui les
distingue de la foule des honnêtes gens. Parfois la plaisanterie va
plus loin : c'est Le mauvais vitrier de Baudelaire, dans le
Spleen de Paris. D'ailleurs, rien que ce titre est une blague. Le
vitrier n'est pas du tout mauvais, il est pauvre, et son seul tort,
c'est de tomber un matin sur un sale con. Qui lui pour le coup est
vraiment mauvais, rien qu'un sale type.
« Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !
La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.
« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.
Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.
Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.
Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »
La
vie lui est rendue belle par sa propre méchanceté.
Et puis il y a les méchancetés
ordinaires, qui ne prêtent pas tellement à rire. Comme raccrocher
au nez des gens ou couper la parole de qui parle. Insulter les
automobilistes. Comme regarder des fails : ça c'est moi sur
internet, voir les gens mourir à la télé : ça c'est Tool,
avec Vicarious, ou par la fenêtre : ça c'est Zola dans
l'Assommoir.
« Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s’embrouillent, il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper. – Nom de Dieu ! dit-il d’une voix étouffée. Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-même, vint s’écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d’un paquet de linge jeté de haut. Gervaise, stupide, la gorge déchirée d’un grand cri, resta les bras en l’air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Mme Boche, bouleversée, fléchissant sur ses jambes, prit Nana entre ses bras, pour lui cacher la tête et l’empêcher de voir. Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite, fermait tranquillement sa fenêtre. »
On fait tout ça parce que ça nous
plaît, parce qu'on en retire un certain plaisir. Ce que la chanson
montre bien. Maynard s'y dit « excité par la tragédie »,
« amusé quand il y a des morts », affirme que c'est là
un « sentiment que nous ressentons tous ». C'est fatal.
Inévitable. C'est notre nature, c'est comme ça. Deux conclusions
pour nous s'en tirent immédiatement : d'abord, qu'il n'y a pas
« d'anges dans le cœur des hommes ». L'homme est ni un
dieu pour l'homme, comme le prétend Spinoza, ni un loup, comme
l'affirmait Hobbes. L'homme contemporain est une hyène pour l'homme.
Un charognard qui rit et se repaît du malheur des autres sans
toujours chercher à le provoquer. Ensuite, qu'il n'y a « pas à
froncer les sourcils », de désapprobation ou de dégoût, face
à ces confidences. Il s'agit d'accepter et de comprendre sans rire,
sans pleurer, sans haïr. Là encore, comme le dit Spinoza, Spinoza
qu'on a accroché par deux fois et qu'on va se décider à suivre
maintenant.
Au fond, Spinoza ne s'est jamais posé
qu'un seul problème : comment expliquer que les hommes fassent
le mal alors même qu'ils voient ce qui est bien, ce qui est à la
fois un problème éthique (comment se fait-il que j'agisse souvent
contre mon intérêt?), un problème politique (pourquoi le peuple
aspire à ruiner sa liberté en donnant sa préférence à des
régimes autoritaires?) et moral/religieux (comment en est-on arrivé
à tuer au nom d'une religion qui prône la paix et le pardon?).
Problème qui recoupe celui qu'on se pose : car s'il est dans
mon intérêt de vivre avec les autres, il est dans mon intérêt de
vivre en bonne entente avec eux, non de les haïr plus ou moins
secrètement, non d'entrer en conflit avec eux. Et pourtant, sachant
cela, je ne peux m'empêcher de haïr, d'être en colère et de dire
avec Dostoïevski « que le monde entier périsse, pourvu que je
boive toujours mon thé ».
Pour Spinoza, tous ces problèmes se
posent parce que nous sommes des êtres de passion et non des êtres
de raison. Nous subissons nos états affectifs, notre nature
passionnelle, qui nous empêchent de penser clairement au lieu d'être
guidés uniquement par notre raison, ce qui serait de toute façon
impossible. Plutôt que de vouloir donc abandonner nos passions, il
faudrait plutôt les travailler de telle sorte à les faire agir pour
nous afin qu'elles nous aident à accomplir ce qui pour nous est le
bien, à savoir, justement, être libéré des passions mauvaises qui
nous entravent. C'est dans ce but que Spinoza d'une part explique
l'origine des passions, d'autre part nous invite à analyser leur
mécanisme.
Nous sommes soumis à nos passions pour
deux raisons. La première raison, on n'y peut rien, c'est que nous
sommes des êtres déterminés. Nous ne sommes pas « un empire
dans un empire », un esprit libre dans un monde déterminé,
mais nous sommes un être naturel dans un monde naturel et pour cela
soumis aux mêmes lois. Notre esprit est donc soumis aux lois de la
nature, les idées et sentiments sont causés en nous par des lois,
qui déterminent l'enchaînement des idées, et par les événements
extérieurs, qui vont provoquer la pensée.
La
seconde raison, qui dépend de nous, c'est qu'on se laisse guider par
l'opinion, donc par des idées qui nous viennent de l'extérieur, qui
sont fausses ou face auxquelles nous sommes passifs plutôt que par
la raison, qui est une manière active de réfléchir sur nos états
affectifs afin de les modifier : les combattre s'ils entravent
notre pensée, les renforcer dans le cas contraire. Cela afin d'être
toujours dans une disposition d'esprit qui nous permette d'agir pour
le mieux, sans être poussé à agir malgré nous par des émotions
qui nous échappent, par colère, haine ou même par amour à faire
des choix qui peuvent s'avérer désastreux ou qui vont contre notre
bien.
On peut rapidement prendre l'exemple des gamers qui explosent
leur console, leur manette ou leur écran de télé. Leur échec est
un événement extérieur, qui tient au talent des autres joueurs.
C'est un événement qui en même temps est vécu intérieurement
comme échec et incapacité. Celle-là attriste et cette tristesse
est prolongé naturellement par la colère, colère qui se porte non
pas tant sur l'autre joueur que sur le matériel, dont on a
facilement raison et cette supériorité retrouvée est un moyen de
se soulager en se montrant fort, là où on était faible ("I'm back !" hurle-t-il quand on lui fait remarquer qu'il est encore mort). Ce
faisant, on ne fait que se laisser dominer par ses passions, quand il
serait à la fois raisonnable et dans leur intérêt d'éteindre le
jeu et de préserver le matériel. Mais développons l'explication
sur les exemples de méchanceté présentés plus haut.
Pourquoi est-ce
qu'on a plaisir au malheur des autres ? Parce qu'on éprouve de
la haine à leur égard. Il suffit de relire Baudelaire. « Je
fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine soudaine »
dit le poème et ensuite, il y a du plaisir à imaginer le malheur du
vitrier qui peine dans les escaliers. D'où vient cette haine ?
Sans doute du cri « perçant » et « discordant »,
de l'atmosphère « lourde et sale ». Mais lui-même est
« maussade », « triste ». Pour Spinoza, la
tristesse est une des deux passions fondamentales avec la joie, dont
elle est l'opposé. La tristesse, est « le passage de l'homme
d'une plus grande perfection à une moindre ». Le personnage du
poème se sent amoindri, en dessous des capacités d'action qu'il
imagine être les siennes, incapable de réaliser ce qu'il croit
devoir pouvoir réaliser. Mais on n'est jamais triste sans raison, on
attache toujours à cette tristesse d'autres idées qui, selon
l'opinion qu'on s'en fait, en est la cause. Ici, dans le poème, ce
cri perçant, désagréable, l'atmosphère agissent comme cause, on
est triste est dérangé par cet ensemble, mais aussi parce que le
poète sans doute s'imagine être très différent du vitrier,
s'imagine être plus grand que lui et se sent humilié par cet être,
c'est-à-dire amoindri par sa vue. Il refuse d'avoir quoi que ce soit
en commun avec lui et c'est pourquoi il va déchaîner sur lui, étant
entendu que contre le mauvais temps, on est plutôt impuissant. Il
hait donc le vitrier parce qu'il l'imagine être la cause de sa
tristesse, la haine étant, pour Spinoza, « une tristesse
qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ».
Cette haine
entraîne soit la colère soit l'envie. La colère on la trouve dans
l'extrait de Baudelaire, c'est « le désir qui nous incite, par
Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons ». L'envie
dans les paroles de Vicarious et l'extrait de Zola, c'est « la
Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est
attristé du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est content du
malheur d'autrui ». Ainsi on éprouve de la haine
naturellement, simplement parce qu'on croit les autres différents de
nous, au prétexte qu'ils ne reconnaissent pas comme normes et
valeurs les nôtres, ne vivent pas comme nous, etc. Alors quand le
malheur leur tombe dessus, on se réjouit, parce que nous, avec nos
valeurs, nos modes de vie et nos croyances, on se sent justifié, du
seul fait que le malheur ne nous frappe pas : on se croit
protégé par nos croyances. Je ne peux d'ailleurs me réjouir du
malheur de l'autre qu'à la seule condition de l'imaginer différent
de moi : quand je m'imagine identique à celui qui souffre,
j'éprouve au contraire de la pitié. C'est dire que la société est
faite d'individus séparés, isolés, qui usent de toute les forces
de leur pensée pour dresser des murs entre eux et les autres, dont
les sentiments ruinent les liens sociaux et détruisent la société.
Ce qui n'est pas du tout dans notre intérêt puisque c'est de la
société elle-même, nous dit Spinoza, que nous tirons l'essentiel
des biens dont nous jouissons, l'essentiel de notre tranquillité et
des commodités de la vie.