jeudi 13 décembre 2018

TOOL, 10 000 days (3)


Si donc l'homme est mauvais, ce ne serait pas à cause de ses gènes. Inutile du reste d'aller si loin, et de préjuger l'action secrète de gènes qui détermineraient à notre insu notre comportement. Pour une fois, le bon sens doit prévaloir. L'homme est méchant parce qu'il aime ça. Voilà. Parce qu'être méchant, c'est une satisfaction souvent qui ne coûte rien, ce qui ne signifie pas qu'elle soit toujours cheap. C'est parfois très plaisant d'être méchant, il suffit de voir le goût que l'on a aux bons mots, souvent insultants, aux sales blagues, à la comédie en général qui, comme nous le dit Bergson, est un moyen très valorisant de se moquer des autres, en les attaquant sur ce qui les distingue de la foule des honnêtes gens. Parfois la plaisanterie va plus loin : c'est Le mauvais vitrier de Baudelaire, dans le Spleen de Paris. D'ailleurs, rien que ce titre est une blague. Le vitrier n'est pas du tout mauvais, il est pauvre, et son seul tort, c'est de tomber un matin sur un sale con. Qui lui pour le coup est vraiment mauvais, rien qu'un sale type.

« Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !
La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.
« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.
Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.
Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.
Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

La vie lui est rendue belle par sa propre méchanceté.
Et puis il y a les méchancetés ordinaires, qui ne prêtent pas tellement à rire. Comme raccrocher au nez des gens ou couper la parole de qui parle. Insulter les automobilistes. Comme regarder des fails : ça c'est moi sur internet, voir les gens mourir à la télé : ça c'est Tool, avec Vicarious, ou par la fenêtre : ça c'est Zola dans l'Assommoir.

« Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s’embrouillent, il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper. – Nom de Dieu ! dit-il d’une voix étouffée. Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-même, vint s’écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d’un paquet de linge jeté de haut. Gervaise, stupide, la gorge déchirée d’un grand cri, resta les bras en l’air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Mme Boche, bouleversée, fléchissant sur ses jambes, prit Nana entre ses bras, pour lui cacher la tête et l’empêcher de voir. Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite, fermait tranquillement sa fenêtre. »
On fait tout ça parce que ça nous plaît, parce qu'on en retire un certain plaisir. Ce que la chanson montre bien. Maynard s'y dit « excité par la tragédie », « amusé quand il y a des morts », affirme que c'est là un « sentiment que nous ressentons tous ». C'est fatal. Inévitable. C'est notre nature, c'est comme ça. Deux conclusions pour nous s'en tirent immédiatement : d'abord, qu'il n'y a pas « d'anges dans le cœur des hommes ». L'homme est ni un dieu pour l'homme, comme le prétend Spinoza, ni un loup, comme l'affirmait Hobbes. L'homme contemporain est une hyène pour l'homme. Un charognard qui rit et se repaît du malheur des autres sans toujours chercher à le provoquer. Ensuite, qu'il n'y a « pas à froncer les sourcils », de désapprobation ou de dégoût, face à ces confidences. Il s'agit d'accepter et de comprendre sans rire, sans pleurer, sans haïr. Là encore, comme le dit Spinoza, Spinoza qu'on a accroché par deux fois et qu'on va se décider à suivre maintenant.

Au fond, Spinoza ne s'est jamais posé qu'un seul problème : comment expliquer que les hommes fassent le mal alors même qu'ils voient ce qui est bien, ce qui est à la fois un problème éthique (comment se fait-il que j'agisse souvent contre mon intérêt?), un problème politique (pourquoi le peuple aspire à ruiner sa liberté en donnant sa préférence à des régimes autoritaires?) et moral/religieux (comment en est-on arrivé à tuer au nom d'une religion qui prône la paix et le pardon?). Problème qui recoupe celui qu'on se pose : car s'il est dans mon intérêt de vivre avec les autres, il est dans mon intérêt de vivre en bonne entente avec eux, non de les haïr plus ou moins secrètement, non d'entrer en conflit avec eux. Et pourtant, sachant cela, je ne peux m'empêcher de haïr, d'être en colère et de dire avec Dostoïevski « que le monde entier périsse, pourvu que je boive toujours mon thé ».

Pour Spinoza, tous ces problèmes se posent parce que nous sommes des êtres de passion et non des êtres de raison. Nous subissons nos états affectifs, notre nature passionnelle, qui nous empêchent de penser clairement au lieu d'être guidés uniquement par notre raison, ce qui serait de toute façon impossible. Plutôt que de vouloir donc abandonner nos passions, il faudrait plutôt les travailler de telle sorte à les faire agir pour nous afin qu'elles nous aident à accomplir ce qui pour nous est le bien, à savoir, justement, être libéré des passions mauvaises qui nous entravent. C'est dans ce but que Spinoza d'une part explique l'origine des passions, d'autre part nous invite à analyser leur mécanisme.
Nous sommes soumis à nos passions pour deux raisons. La première raison, on n'y peut rien, c'est que nous sommes des êtres déterminés. Nous ne sommes pas « un empire dans un empire », un esprit libre dans un monde déterminé, mais nous sommes un être naturel dans un monde naturel et pour cela soumis aux mêmes lois. Notre esprit est donc soumis aux lois de la nature, les idées et sentiments sont causés en nous par des lois, qui déterminent l'enchaînement des idées, et par les événements extérieurs, qui vont provoquer la pensée. La seconde raison, qui dépend de nous, c'est qu'on se laisse guider par l'opinion, donc par des idées qui nous viennent de l'extérieur, qui sont fausses ou face auxquelles nous sommes passifs plutôt que par la raison, qui est une manière active de réfléchir sur nos états affectifs afin de les modifier : les combattre s'ils entravent notre pensée, les renforcer dans le cas contraire. Cela afin d'être toujours dans une disposition d'esprit qui nous permette d'agir pour le mieux, sans être poussé à agir malgré nous par des émotions qui nous échappent, par colère, haine ou même par amour à faire des choix qui peuvent s'avérer désastreux ou qui vont contre notre bien. 


On peut rapidement prendre l'exemple des gamers qui explosent leur console, leur manette ou leur écran de télé. Leur échec est un événement extérieur, qui tient au talent des autres joueurs. C'est un événement qui en même temps est vécu intérieurement comme échec et incapacité. Celle-là attriste et cette tristesse est prolongé naturellement par la colère, colère qui se porte non pas tant sur l'autre joueur que sur le matériel, dont on a facilement raison et cette supériorité retrouvée est un moyen de se soulager en se montrant fort, là où on était faible ("I'm back !" hurle-t-il quand on lui fait remarquer qu'il est encore mort). Ce faisant, on ne fait que se laisser dominer par ses passions, quand il serait à la fois raisonnable et dans leur intérêt d'éteindre le jeu et de préserver le matériel. Mais développons l'explication sur les exemples de méchanceté présentés plus haut.

Pourquoi est-ce qu'on a plaisir au malheur des autres ? Parce qu'on éprouve de la haine à leur égard. Il suffit de relire Baudelaire. « Je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine soudaine » dit le poème et ensuite, il y a du plaisir à imaginer le malheur du vitrier qui peine dans les escaliers. D'où vient cette haine ? Sans doute du cri « perçant » et « discordant », de l'atmosphère « lourde et sale ». Mais lui-même est « maussade », « triste ». Pour Spinoza, la tristesse est une des deux passions fondamentales avec la joie, dont elle est l'opposé. La tristesse, est « le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre ». Le personnage du poème se sent amoindri, en dessous des capacités d'action qu'il imagine être les siennes, incapable de réaliser ce qu'il croit devoir pouvoir réaliser. Mais on n'est jamais triste sans raison, on attache toujours à cette tristesse d'autres idées qui, selon l'opinion qu'on s'en fait, en est la cause. Ici, dans le poème, ce cri perçant, désagréable, l'atmosphère agissent comme cause, on est triste est dérangé par cet ensemble, mais aussi parce que le poète sans doute s'imagine être très différent du vitrier, s'imagine être plus grand que lui et se sent humilié par cet être, c'est-à-dire amoindri par sa vue. Il refuse d'avoir quoi que ce soit en commun avec lui et c'est pourquoi il va déchaîner sur lui, étant entendu que contre le mauvais temps, on est plutôt impuissant. Il hait donc le vitrier parce qu'il l'imagine être la cause de sa tristesse, la haine étant, pour Spinoza, « une tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ».

Cette haine entraîne soit la colère soit l'envie. La colère on la trouve dans l'extrait de Baudelaire, c'est « le désir qui nous incite, par Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons ». L'envie dans les paroles de Vicarious et l'extrait de Zola, c'est « la Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est attristé du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui ». Ainsi on éprouve de la haine naturellement, simplement parce qu'on croit les autres différents de nous, au prétexte qu'ils ne reconnaissent pas comme normes et valeurs les nôtres, ne vivent pas comme nous, etc. Alors quand le malheur leur tombe dessus, on se réjouit, parce que nous, avec nos valeurs, nos modes de vie et nos croyances, on se sent justifié, du seul fait que le malheur ne nous frappe pas : on se croit protégé par nos croyances. Je ne peux d'ailleurs me réjouir du malheur de l'autre qu'à la seule condition de l'imaginer différent de moi : quand je m'imagine identique à celui qui souffre, j'éprouve au contraire de la pitié. C'est dire que la société est faite d'individus séparés, isolés, qui usent de toute les forces de leur pensée pour dresser des murs entre eux et les autres, dont les sentiments ruinent les liens sociaux et détruisent la société. Ce qui n'est pas du tout dans notre intérêt puisque c'est de la société elle-même, nous dit Spinoza, que nous tirons l'essentiel des biens dont nous jouissons, l'essentiel de notre tranquillité et des commodités de la vie.

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