I
En introduction à l'un de ses tout
derniers ouvrages, Qu'est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze
n'hésite pas à écrire un aveu assez dérangeant : il avoue,
en tout cas c'est ainsi qu'on peut le lire, qu'il a passé toute sa
carrière de professeur en lycée, à l'université, d'auteur reconnu
et de penseur respecté, sans savoir exactement la nature de cette
chose qu'il enseignait. Il ne savait pas ce qu'il faisait, il était
incapable d'apporter de définition de la philosophie qui l'eût
satisfait et il va même plus loin : ce n'est sans doute qu'à
la fin que cela est possible, ce n'est sans doute qu'après en avoir
fait pendant toute une vie que l'on peut s'essayer à apporter
réponse à cette question : c'est quoi, au fond, la
philosophie ? Sa réponse est simple ; elle est peut-être
insatisfaisante aussi : la philosophie est l'activité par
laquelle on produit des concepts afin de clarifier, de rendre compte
de manière fine de certaines situations en articulant, en
établissant, en cartographiant son « plan d'immanence ».
Il publie ce livre en 1991, soit quatre
ans à peine avant de se donner la mort, en 1995.
« Peut-être ne peut-on poser la question Qu'est-ce que la philosophie ? Que tard, quand vient la vieillesse, et l'heure de parler concrètement. En fait, la bibliographie est très mince. C'est une question qu'on pose dans une agitation discrète, à minuit, quand on n'a plus rien à demander. Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c'était trop indirect ou oblique, trop artificiel, trop abstrait, et on l'exposait, on la dominait en passant plus qu'on était happé par elle. On n'était pas assez sobre, on avait trop envie de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu'elle était, sauf par exercice de style ; on n'avait pas atteint ce point de non-style où l'on peut dire enfin : mais qu'est-ce que c'était, ce que j'ai fait toute ma vie ? Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l'on jouit d'un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l'avenir un trait qui traverse les âges : le Titien, Turner, Monet. […]
Nous ne pouvons pas prétendre à un tel statut. Simplement l'heure est venue pour nous de demander ce que c'est que la philosophie. »
Bien sûr on pourrait considérer cet
aveu comme étant à charge. À charge contre la philosophie d'une
part, et contre son enseignement. Contre la philosophie, discipline
alors si abstraite et informe que même ses plus grands représentants
sont incapables de dire ce qu'elle est. Contre son enseignement enfin
car comment pourrait-on enseigner une chose que l'on ne connaît pas
? C'est là d'ailleurs un paradoxe classique que Platon soulève déjà
en quelque sorte dans le Ménon. Il s'en tire par une pirouette : on
n'apprend jamais rien de nouveau, l'âme étant immortelle et
omnisciente par nature, on ne fait jamais que redécouvrir ce que
nous avons oublié en nous incarnant dans ce monde. Mais on ne peut
plus se satisfaire de telles pirouettes.
On aurait cependant du mal à
convaincre que ce soit une bonne chose pour la philosophie d'être
indéfinissable. L'indéfini, l’indicible, l'ineffable, c'est bon
pour les récits de Lovecraft, pour ses horreur non euclidiennes, pas
pour une telle chose que la philosophie. On se retrouve face à une
impossibilité douloureuse. Vouloir définir précisément la
philosophie, déterminer clairement ce qu'elle est, semble le seul
moyen de la protéger des attaques. Sauf que ce faisant, on ne fait
jamais que définir une philosophie, pas La philosophie. Ainsi, quand
Deleuze écrit que la philosophie réside dans la construction de
concepts, quand il affirme que ce n'est qu'au terme de sa vie que le
philosophe peut dire ce qu'est cette chose qui l'a tenu occupé toute
sa vie, il ne fait que conceptualiser ce qu'il a fait toute sa vie.
Il ne définit pas la philosophie elle-même, chose impossible, mais
son activité en tant que philosophe. Cela nous donne un angle
nouveau pour s'emparer de la philosophie sans faire l'erreur de la
considérer comme une chose.
II
La philosophie n'existe pas. Pas en
tant que chose. Seul un philosopher, une action donc, un faire,
existe. Une philosophie peut se dégager d'un acte suffisamment
répété et finalement maîtrisé, mais cette philosophie ne peut
pas prétendre être le tout de la philosophie. Et c'est par là
qu'on peut se satisfaire de ne pas savoir ce qu'elle est et bien
saisir ce que dit Deleuze.
Car comme le dit si bien Morpheus à Néo,
il y a une différence entre connaître le chemin, et arpenter le
chemin. En termes plus classiques, on pourrait dire qu'il y a une
différence entre la connaissance et l'expérience. Néo veut
connaître. Il veut savoir, il est pris dans une quête
intellectuelle. Qu'est-ce que la matrice ? Est sa première question,
celle qu'il ne cesse de se poser au début du film, celle qui le met
en contact avec l'équipage du Nebuchadnezzar. C'est pourquoi
Morpheus lui fait cette remarque. Il veut la connaissance, il veut
des réponses à ses questions. Il s'attend à ce que Morpheus les
lui donne. Mais ce dernier ne l'a pas choisi pour l'éclairer, mais
pour lui permettre de suivre sa voie et de créer ses propres
réponses. Néo doit acquérir de l'expérience. Ce qu'il fait en
s'entraînant, ce qu'il fait en décidant d'affronter Smith, ce qu'il
fait face à l'Architecte, en créant une troisième voie là où on
ne lui soumettait qu'une alternative. Ce qu'il apprend en agissant
ainsi, il ne pouvait l'apprendre autrement. Pourtant, cela se voit,
il ne sait pas ce qu'il fait. Il suffit de le regarder se battre
contre Smith, il est le premier étonné de ce qu'il parvient à
faire. Il est étonné, puis exalté. Comme un enfant qui apprend à
faire du vélo. Toutes les théories du monde sur l'équilibre, la
vitesse optimale, la position des pédales au départ ne sont
d'aucune utilité, la matrice n'est pas livrée avec un guide
d'utilisation (cela se voit lors de la discussion devant l'écran :
Néo n'y voit encore que des lignes de code, Cypher, nostalgique des
plaisirs terrestres, n'y voit que des rousses, des brunes et des
blondes. Parce que son expérience le mène à ne voir que ça).
De la même manière, le philosophe
agit d'abord, il n'a pas à avoir une claire connaissance de ce
qu'est la philosophie, il doit d'abord et avant tout expérimenter en
philosophie, il doit s'efforcer, inventer, tenter des choses, peu
importe la manière, peu importe si cela est reconnu, dans ses
résultats, dans sa forme, dans ses principes. Car on ne sait jamais
ce qu'on fait quand on commence, on apprend toujours par expérience.
Le cycliste ne sait pas ce que c'est que faire du vélo tant qu'il ne
s'est pas terrifié lui-même à rouler sans savoir quoi faire
maintenant qu'il roule. Néo ne peut pas être l'élu tant qu'il ne
s'est pas mis de manière inconsidérée à jouer le rôle de l'élu.
Deleuze a bien dû expérimenter en philosophie avant de pouvoir
formaliser ce qu'il avait acquis par sa longue expérience. De même,
moi, je dois bien accepter la conclusion qui découle de tous ces
exemples. Mes années d'enseignement ne me permettent pas de dire ce
qu'est la philosophie. Je suis pourtant professeur de philosophie.
Mais je philosophe, ou plus exactement, je m'engage, par mon
activité, à acquérir une certaine expérience du philosopher qui
manque encore de la solidité que le temps et la répétition
apportent. Je peux néanmoins dire deux trois choses à propos de ce
que je fais et de ce que j'ai plaisir à faire quand ce philosopher
n'est pas seulement soumis aux exigences des cours que je donne.
III
Je dirai que philosopher pour moi est
une manière de continuer une habitude que beaucoup d'enfants ont.
Pas celle qui consiste à demander "pourquoi?" à tout bout
de champ, mais celle qui consiste à démonter ce qui ne marche plus.
On a tous, ou presque, démonté un jouet ou un appareil qui ne
fonctionnait plus ou qui était cassé dans le seul but de voir
comment il est fait, dans l'espoir souvent stupide de le réparer
avec ce qui s'offre à notre portée. C'est peut-être un truc
générationnel, après tout, j'ai grandi en regardant Mc Guyver et
j'ai quelques réparation absurdes et dangereuses à mon actif.
Même s'il ne s'agit pas ici de réparer des objets concrets, la logique reste la même et c'est la même attitude qui entre en jeu face à des situations sociales. Mon premier réflexe quand les gens agissent, parlent, vivent, font des trucs, est généralement de crier et de me plaindre de leur bêtise. C'est mon premier réflexe, un réflexe d'autodéfense face à l'immense absurdité du monde. Je m'emporte, je justifie de mille manières ma colère et quelques jours après, alors que j'ai défendu bec et ongles mon point de vue, je commence à réfléchir. À me demander si j'ai eu raison de réagir ainsi, s'il n'y a pas plus à dire en grattant un peu la surface, en creusant un peu. C'est là un poncif de classe de terminale, mais finalement, je fais ce que Alain conseille de faire : je pense contre moi-même, je dis non à mon corps, à mon caractère, à mes mécanismes psychologiques, et par un effort de volonté libre, je pense contre moi pour atteindre à une idée rationnelle. Cet effort fait, généralement, je découvre que j'avais toutes les raisons de m'emporter contre la bêtise du monde. Sauf que je n'ai plus aucune colère ni aucun sentiment négatif. À l'heure actuelle je ne sais toujours pas ce qui est le mieux, s'emporter sans raison ou avoir des raisons de s'emporter sans pouvoir le faire, mais c'est un peu l'effet de la philosophie sur moi. Ça me libère de ma colère, du mépris que j'ai pour mes semblables, et ça le remplace par une connaissance contrastée de ce qu'ils sont, font et pensent. Je me corrige, mais le but est aussi de corriger les choses, comme l'enfant qui espère réparer ses jouets en comprenant comment ils sont faits. Les corriger par un bricolage intellectuel, en modifiant les idées par lesquelles on structure le monde et à travers lesquels on vit. J'ai suivi ce schéma il y a des années quand j'ai découvert que des américains twittaient qu'ils avaient une femme noire en eux, une inner-black-woman, plus récemment à cause de l'obsession collective soudaine pour les spoilers. Et d'une certaine manière, mes toutes premières interrogations, à l'époque du lycée : pourquoi diable est-ce que les gens essayent d'être uniques, prétendent l'être, en faisant très exactement ce que tous les autres font, ruinant définitivement le projet initial, et comment ça se fait qu'on puisse avoir du plaisir à écouter une musique qui est absolument déplaisante. Toutes questions quelconques qu'un lycéen est amené à se poser. Mais la philosophie ne consiste pas à se poser les questions que tout le monde se pose, mais à trouver de nouvelles manières d'y apporter une réponse, la plupart du temps en montrant que la question est mal posée et qu'en modifiant un peu l'angle sous laquelle on l'envisage, tout s'éclaire et tout s'avère plus compliqué et bien plus intéressant qu'on ne le pensait auparavant.
Même s'il ne s'agit pas ici de réparer des objets concrets, la logique reste la même et c'est la même attitude qui entre en jeu face à des situations sociales. Mon premier réflexe quand les gens agissent, parlent, vivent, font des trucs, est généralement de crier et de me plaindre de leur bêtise. C'est mon premier réflexe, un réflexe d'autodéfense face à l'immense absurdité du monde. Je m'emporte, je justifie de mille manières ma colère et quelques jours après, alors que j'ai défendu bec et ongles mon point de vue, je commence à réfléchir. À me demander si j'ai eu raison de réagir ainsi, s'il n'y a pas plus à dire en grattant un peu la surface, en creusant un peu. C'est là un poncif de classe de terminale, mais finalement, je fais ce que Alain conseille de faire : je pense contre moi-même, je dis non à mon corps, à mon caractère, à mes mécanismes psychologiques, et par un effort de volonté libre, je pense contre moi pour atteindre à une idée rationnelle. Cet effort fait, généralement, je découvre que j'avais toutes les raisons de m'emporter contre la bêtise du monde. Sauf que je n'ai plus aucune colère ni aucun sentiment négatif. À l'heure actuelle je ne sais toujours pas ce qui est le mieux, s'emporter sans raison ou avoir des raisons de s'emporter sans pouvoir le faire, mais c'est un peu l'effet de la philosophie sur moi. Ça me libère de ma colère, du mépris que j'ai pour mes semblables, et ça le remplace par une connaissance contrastée de ce qu'ils sont, font et pensent. Je me corrige, mais le but est aussi de corriger les choses, comme l'enfant qui espère réparer ses jouets en comprenant comment ils sont faits. Les corriger par un bricolage intellectuel, en modifiant les idées par lesquelles on structure le monde et à travers lesquels on vit. J'ai suivi ce schéma il y a des années quand j'ai découvert que des américains twittaient qu'ils avaient une femme noire en eux, une inner-black-woman, plus récemment à cause de l'obsession collective soudaine pour les spoilers. Et d'une certaine manière, mes toutes premières interrogations, à l'époque du lycée : pourquoi diable est-ce que les gens essayent d'être uniques, prétendent l'être, en faisant très exactement ce que tous les autres font, ruinant définitivement le projet initial, et comment ça se fait qu'on puisse avoir du plaisir à écouter une musique qui est absolument déplaisante. Toutes questions quelconques qu'un lycéen est amené à se poser. Mais la philosophie ne consiste pas à se poser les questions que tout le monde se pose, mais à trouver de nouvelles manières d'y apporter une réponse, la plupart du temps en montrant que la question est mal posée et qu'en modifiant un peu l'angle sous laquelle on l'envisage, tout s'éclaire et tout s'avère plus compliqué et bien plus intéressant qu'on ne le pensait auparavant.
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