vendredi 23 novembre 2018

TOOL, 10 000 days (1)

VICARIOUS


Je n'ai jamais été un gros fan de TOOL, et jusque récemment, je n'en avais jamais vraiment écouté. J'en entends beaucoup parler depuis mes années lycée, et ce n'est qu'en 2005 que j'ai acheté l'unique album que je possède d'eux : 10,000 days. Un de mes camarades était un fan hardcore, et ce qu'il me racontait de leurs concerts, de leurs précédents albums, entre blague potache et mysticisme fou, était enthousiasmant. Le boîtier de l'album avait fini par me convaincre. Mais je m'en suis vite lassé. Faut dire qu'à l'époque, j'écoutais NIN en boucle, et des groupes vraiment brutaux et lourds, alors 10,000 days, malgré les promesses, c'était vraiment pas le truc dans lequel je pouvais me projeter.
Récemment, par contre, fouillant dans ma collection de cds, je me suis mis à le réécouter, et à l'écouter sérieusement. Happé par la seule chanson qui m'a toujours plu, la première de l'album, Vicarious. Vicarious, c'est le monologue d'un type qui justifie son goût pour les spectacles de désolation et de tragédie que la télévision lui offre quotidiennement. Il y affirme qu'il est bon de regarder les gens mourir, qu'on se sent vivant et que c'est là, profondément ancré dans la nature humaine, qu'on a tous ça en nous ; quoi qu'on veuille en penser. C'est quelque-chose que Tarantino partage avec Tool peut-être ; qu'on pense à la scène du cinéma dans Inglorious Basterds, tous ces Nazis qui célèbrent avec Hitler chaque mort soviétique à l'écran, qui se font ensuite massacrer sous les hourras des spectateurs américains du film. Et peut-être nous sommes-nous tous déjà réjouis du malheur d'un autre. Alors sans doute la chanson est l'exemple radical d'une tendance présente en nous tous.

Qu'on accepte cyniquement cette « vérité », qu'on la reçoive mollement ou qu'on la combatte avec hargne, cette chanson ne manque pas de poser un drôle de problème, un problème épineux, et c'est par ce problème que je suis rentré en profondeur dans l'album. Que j'ai pu articuler les chansons ensemble et déterminer un discours à travers elles, un discours qui prend, de manière imagée, poétique, position sur le problème, et sur lequel on peut s'appuyer pour développer une réflexion d'ordre plus directement philosophique.

Le problème, il est simple, il est très classique : si j'ai plaisir à regarder quelqu'un mourir, si j'éprouve de la joie au malheur des autres, c'est que je ressens de la haine à leur égard. Ça c'est une chose que Spinoza exprime clairement, même s'il est tortueux de le suivre—on le verra plus tard. Mais si je déteste les autres au point de me réjouir du spectacle de leur mort, comment diable se fait-il que je vive avec eux ? C'est qu'il paraît contradictoire de vivre en société avec des personnes que l'on déteste, puisque vivre en société, ce n'est pas seulement vivre à côté d'eux, mais vivre avec eux, être lié à eux, et ce en partie par des liens affectifs, comme l'amitié, le respect, la confiance. Ne devrions-nous pas plutôt être horrifiés et consternés par ce que la télévision nous montre de pire ? Pessi-mystic, la chanson de Alice Cooper, sur Brutal Planet, serait ainsi la version humaine, peut-être pour cette raison moins convaincante, presque adolescente, de Vicarious :


Don't need a crystal ball
For me to see clearly
No astrology or Tarot cards
Watching CNN
And holding my breath
To face the daily news scares me to death

Everybody's mind is badly infected
Everybody feeds the parasite
Everything is dark so why not accept it?
Everything is far more black than white



On pourrait bien sûr considérer, cyniquement ou de manière réaliste, au choix, à la manière d'un Carl Schmitt, qu'on fait société ainsi : en déterminant l'ami, le Même, celui avec qui on a des relations fraternelles et qu'on ne veut pas voir mourir, et l'ennemi, l'Autre, celui qu'on a plaisir à voir mourir. Le nazi pour le spectateur de Inglorious Basterds, le terroriste pour le spectateur de BfmTV, la femme pour le Incel. Ainsi la société pourrait se construire en partie sur l'inimitié, et connaîtrait une limite nécessaire, celle qui départage le Même et l'Autre, interdisant toute confusion entre l'humanité et la société. Mais ce n'est pas du tout ce que dit la chanson de Tool. Ce qu'elle dit rend impossible cet espèce de compromis commode. Dans cette chanson, en effet, l'Autre, c'est tous les autres. Il suffit de considérer la liste des spectacles qu'il savoure, et de prendre la pleine mesure de la conclusion de la chanson.

"Killed by the husband," "Drowned by the ocean"
"Shot by his own son," "She used a poison in his tea
Then kissed him goodbye," that's my kind of story
It's no fun 'til someone dies

On comprend par ces exemples que Autrui ici est à prendre dans un sens très large, la mort de son compatriote ou de son voisin le ravissent autant que les morts lointaines, exotiques. C'est toute l'humanité qui pourrait périr devant lui, toute, il s'en réjouirait. Pourvu qu'on le laisse boire son thé en paix, rajouterait Dostoievski. Ce qui est confirmé par les derniers mots de la chanson :

I live while the whole world dies
Much better you than I

Ce « You », c'est « nous », et ça fait mal d'entendre un mec qu'on imagine sympa, dont on aime la musique, affirmer un truc pareil. La question se pose de savoir s'il pense vraiment ce qui est écrit dans cette chanson. Le reste de l'album, le contenu et l'enchaînement des titres devrait nous éclairer là-dessus. Il nous faudra donc entrer en profondeur dans les paroles de l'album. Mais il nous faudra d'abord et avant tout discuter les paroles de Vicarious pour expliquer cette propension qui est la notre à nous réjouir du malheur d'autrui. Nous pourrions affirmer, avec Tool, et comme le fait Stupeflip dans l'enfant fou, que cela est inscrit dans la nature humaine, que l'homme est mauvais par nature et que rien jamais ne le corrigera. Mais alors on ne comprendrait plus ce qui pousse les hommes à s'associer et à rester ensemble. Les tensions, les haines devraient à la longue séparer irrémédiablement les êtres. Peut-être devrions nous plutôt considérer l'homme comme étant bon par nature, même si Vicarious évacue cette possibilité, la considérant au mieux comme de la crédulité, au pire comme une fumisterie de hippie. Si l'homme est bon, les raisons de sa méchanceté seraient alors d'ordre technologique ou social. L'homme bon serait alors perverti par la société, par la télévision, au point de ressentir du plaisir au spectacle de la souffrance d'autrui. Mais alors, ce qu'on ne comprend plus, c'est que des hommes bons par nature aient laissé se dégrader de la sorte les relations qu'ils entretenaient les uns avec les autres.

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