Je n'ai jamais été un gros fan de
TOOL, et jusque récemment, je n'en avais jamais vraiment écouté.
J'en entends beaucoup parler depuis mes années lycée, et ce n'est
qu'en 2005 que j'ai acheté l'unique album que je possède d'eux :
10,000 days. Un de mes camarades était un fan hardcore, et ce qu'il
me racontait de leurs concerts, de leurs précédents albums, entre
blague potache et mysticisme fou, était enthousiasmant. Le boîtier
de l'album avait fini par me convaincre. Mais je m'en suis vite
lassé. Faut dire qu'à l'époque, j'écoutais NIN en boucle, et des
groupes vraiment brutaux et lourds, alors 10,000 days, malgré les
promesses, c'était vraiment pas le truc dans lequel je pouvais me
projeter.
Récemment, par contre, fouillant dans
ma collection de cds, je me suis mis à le réécouter, et à
l'écouter sérieusement. Happé par la seule chanson qui m'a
toujours plu, la première de l'album, Vicarious. Vicarious, c'est le
monologue d'un type qui justifie son goût pour les spectacles de
désolation et de tragédie que la télévision lui offre
quotidiennement. Il y affirme qu'il est bon de regarder les gens
mourir, qu'on se sent vivant et que c'est là, profondément ancré
dans la nature humaine, qu'on a tous ça en nous ; quoi qu'on
veuille en penser. C'est quelque-chose que Tarantino partage avec
Tool peut-être ; qu'on pense à la scène du cinéma dans
Inglorious Basterds, tous ces Nazis qui célèbrent avec Hitler
chaque mort soviétique à l'écran, qui se font ensuite massacrer
sous les hourras des spectateurs américains du film. Et peut-être
nous sommes-nous tous déjà réjouis du malheur d'un autre. Alors
sans doute la chanson est l'exemple radical d'une tendance présente
en nous tous.
Qu'on accepte cyniquement cette
« vérité », qu'on la reçoive mollement ou qu'on la
combatte avec hargne, cette chanson ne manque pas de poser un drôle
de problème, un problème épineux, et c'est par ce problème que je
suis rentré en profondeur dans l'album. Que j'ai pu articuler les
chansons ensemble et déterminer un discours à travers elles, un
discours qui prend, de manière imagée, poétique, position sur le
problème, et sur lequel on peut s'appuyer pour développer une
réflexion d'ordre plus directement philosophique.
Le problème, il est simple, il est
très classique : si j'ai plaisir à regarder quelqu'un mourir,
si j'éprouve de la joie au malheur des autres, c'est que je ressens
de la haine à leur égard. Ça c'est une chose que Spinoza exprime
clairement, même s'il est tortueux de le suivre—on le verra plus
tard. Mais si je déteste les autres au point de me réjouir du
spectacle de leur mort, comment diable se fait-il que je vive avec
eux ? C'est qu'il paraît contradictoire de vivre en société
avec des personnes que l'on déteste, puisque vivre en société, ce
n'est pas seulement vivre à côté d'eux, mais vivre avec eux, être
lié à eux, et ce en partie par des liens affectifs, comme l'amitié,
le respect, la confiance. Ne devrions-nous pas plutôt être
horrifiés et consternés par ce que la télévision nous montre de
pire ? Pessi-mystic, la chanson de Alice Cooper, sur Brutal
Planet, serait ainsi la version humaine, peut-être pour cette raison
moins convaincante, presque adolescente, de Vicarious :
Don't need a crystal ball
For me to see clearly
No astrology or Tarot cards
Watching CNN
And holding my breath
To face the daily news scares me to death
…
Everybody's mind is badly infected
Everybody feeds the parasite
Everything is dark so why not accept it?
Everything is far more black than white
On pourrait bien sûr considérer, cyniquement ou de manière réaliste, au choix, à la manière d'un Carl Schmitt, qu'on fait société ainsi : en déterminant l'ami, le Même, celui avec qui on a des relations fraternelles et qu'on ne veut pas voir mourir, et l'ennemi, l'Autre, celui qu'on a plaisir à voir mourir. Le nazi pour le spectateur de Inglorious Basterds, le terroriste pour le spectateur de BfmTV, la femme pour le Incel. Ainsi la société pourrait se construire en partie sur l'inimitié, et connaîtrait une limite nécessaire, celle qui départage le Même et l'Autre, interdisant toute confusion entre l'humanité et la société. Mais ce n'est pas du tout ce que dit la chanson de Tool. Ce qu'elle dit rend impossible cet espèce de compromis commode. Dans cette chanson, en effet, l'Autre, c'est tous les autres. Il suffit de considérer la liste des spectacles qu'il savoure, et de prendre la pleine mesure de la conclusion de la chanson.
"Killed by the husband," "Drowned by the ocean"
"Shot by his own son," "She used a poison in his tea
Then kissed him goodbye," that's my kind of story
It's no fun 'til someone dies
On comprend par ces exemples que Autrui
ici est à prendre dans un sens très large, la mort de son
compatriote ou de son voisin le ravissent autant que les morts
lointaines, exotiques. C'est toute l'humanité qui pourrait périr
devant lui, toute, il s'en réjouirait. Pourvu qu'on le laisse boire
son thé en paix, rajouterait Dostoievski. Ce qui est confirmé par
les derniers mots de la chanson :
I live while the whole world dies
Much better you than I
Ce « You », c'est « nous »,
et ça fait mal d'entendre un mec qu'on imagine sympa, dont on aime
la musique, affirmer un truc pareil. La question se pose de savoir
s'il pense vraiment ce qui est écrit dans cette chanson. Le reste de
l'album, le contenu et l'enchaînement des titres devrait nous
éclairer là-dessus. Il nous faudra donc entrer en profondeur dans
les paroles de l'album. Mais il nous faudra d'abord et avant tout
discuter les paroles de Vicarious pour expliquer cette propension qui
est la notre à nous réjouir du malheur d'autrui. Nous pourrions
affirmer, avec Tool, et comme le fait Stupeflip dans l'enfant fou,
que cela est inscrit dans la nature humaine, que l'homme est mauvais
par nature et que rien jamais ne le corrigera. Mais alors on ne
comprendrait plus ce qui pousse les hommes à s'associer et à rester
ensemble. Les tensions, les haines devraient à la longue séparer
irrémédiablement les êtres. Peut-être devrions nous plutôt
considérer l'homme comme étant bon par nature, même si Vicarious
évacue cette possibilité, la considérant au mieux comme de la
crédulité, au pire comme une fumisterie de hippie. Si l'homme est
bon, les raisons de sa méchanceté seraient alors d'ordre
technologique ou social. L'homme bon serait alors perverti par la
société, par la télévision, au point de ressentir du plaisir au
spectacle de la souffrance d'autrui. Mais alors, ce qu'on ne comprend
plus, c'est que des hommes bons par nature aient laissé se dégrader
de la sorte les relations qu'ils entretenaient les uns avec les
autres.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire