C'était vraiment pas la peine d'aller
chercher si loin pour contester l'idée d'une nature humaine
déterminée et d'une guerre inévitable de tous contre chacun. Il y
suffisait d'écouter le reste de l'album. En particulier deux
chansons : intension et right in two.
Right in two montre l'humanité
regardée de haut par les anges et moquée pour son inconséquence.
Maynard y chante clairement l'idée que l'homme est libre, et donc,
que nous ne sommes pas condamnés à suivre une nature aveugle et
méchante. Ce qui ne veut pourtant pas dire—pas encore, que nous
pourrions sortir de cette situation conflictuelle, et afflictuelle
tiens, inventons des mots, car si « Dieu nous a donné le
libre-arbitre », cela nous a « égarés » :
« Why did Father give these humans free will?
Now they're all confused »
Ce « free will » se
retrouve d'ailleurs dans Intension : « ruled by will
alone ». Puisque nous ne sommes dirigés que par notre propre
volonté, au double sens de dominés et de guidés, nous ne pourrions
que nous en prendre à nous-mêmes, individuellement et
collectivement. Si j'agis mal, si je suis méchant, si je cause du
mal, si mon peuple est criminel, c'est d'une part parce que je le
veux, parce que j'en ai l'intention, d'autre part parce que
collectivement nous sommes une majorité à le vouloir (dans l'idée
un peu délirante où nous compterions tous pour 1, où la volonté
des uns égalerait celle des autres, ce qui est faux. La vie
politique n'est pas égalitaire et la volonté de quelques uns vaut
plus que celle de beaucoup d'autres, ce n'est pas un jeu de dames ;
une image confortable parce que fausse parle d'échiquier, il y
aurait des pièces intrinsèquement plus fortes que d'autres, ces
dernières devant être utilisées pour ne pas entraver les pièces
maîtresses et appuyer leur stratégie ; on parle ainsi
d'échiquier politique. La vérité est que la vie politique est un
plateau de Go, c'est la position des uns et des autres qui détermine
leur force et leur ascendant, et même un Tuche, ou, disons le, un
Trump, est puissant placé là où il ne devrait jamais l'être).
Ces deux chansons, donc, semblent nous
dire une chose : nous sommes les artisans de notre propre
déchéance. À cause de notre libre volonté, de notre raison
(« father blessed them with reason and this is what they
choose »). Mais là où Right in two est bel et bien une
chanson accusatrice, pleine de fiel envers l'homme qu'elle traite de
« singe imbécile », qu'elle trouve « répugnant »,
Intention semble plus vaporeuse et rumine la nostalgie d'une époque
initiale, primitive, au cours de laquelle l'homme vivait en parfaite
harmonie avec le monde et les autres, vivait un vrai paradis qu'il a
fini par perdre. Cette nostalgie est rendue par le « pure as we
begin » scandé tout au long de la chanson, par des voix
superposées qui sussurent et chuchotent derrière le chant, donnant
l'impression d'être dans le gaz, d'entendre un fondu enchaîné qui
nous plongerait dans une sorte de rêverie, de laquelle nous
tirerions cette intuition splendide et une sorte de vision onirique
du destin de l'homme. Je me laisse égarer sans doute, mais ce qu'on
peut dire avec certitude et sans lyrisme, c'est que cette chanson
retrace les instants de crise à travers lesquels nous nous sommes
conduit comme des imbéciles et avons commencé de vivre dans un
monde de merde, pour paraphraser Full Metal Jacket.
Mais si tout était parfait au départ,
si tout était aussi pur que des sensations lactées, comment ça se
fait que tout soit parti en live de la sorte ? Que nous
finissions ainsi, loin de toute pureté, confus et violents,
répugnants au point de diviser le monde en deux catégories égales,
ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent pour se terrer
dans un trou ? Si nous étions déjà raisonnables et
rationnels, partant d'un état stable et parfait, il n'y a aucune
raison pour que nous ayons tout gâché en prenant des décisions
désastreuses. Sauf à considérer la possibilité d'une révolte
métaphysique, que rien n'indique dans les chansons de Tool, qui
aurait conduit l'homme, pour se libérer du Bien promu par la
religion, à faire le mal en toute occasion parce qu'il en avait la
liberté. Ce sont plutôt des situations, des moments précis de
crise qui nous ont fait basculer, crises que restitue Intension :
Here we have a stone
Gather, place and raise, so
Shelter turns to home
Here we have a stone
Throw to slay the stranger
Swore to crush his bones
Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Light the way or warm this
Home we occupy
Spark becomes a flame
Flame becomes a fire
Forge a blade to slay the stranger
Take whatever we desire
In Tension peut vouloir dire être
tiraillé entre deux positions, deux décisions contradictoires. Ce
que l'on a dans la chanson. Il y est question de deux directions
opposées, amour et peur, accueil et rejet, mais qui sont, c'est cela
qui est dérangeant, inséparables l'une de l'autre. Dès que nous
avons une pierre, dès que l'outil est inventé, nous avons tout à
la fois le foyer, la maison, le silex qui par percussion produit
étincelles puis feu, et enfin arme. Les aspects positifs de l'outil
sont indissociables de ses conséquences désastreuses, tant et si
bien qu'il est délicat encore de dire que cela est de notre faute.
Ce serait donc l'outil, l'objet technique qui, bien plus que notre
raison et notre libre-arbitre, nous aurait rendus mauvais les uns
envers les autres.
Mais Intention est aussi le but, le
dessein, et on le voit : une pierre indifférente, un objet
naturel sans spécificité aucune, devient un outil en fonction du
but que l'on se donne, de notre intention. Ce n'est pas la pierre qui
nous pousse à la lancer pour tuer, à l'empiler pour bâtir. C'est
notre désir de bâtir et de tuer qui nous pousse à considérer la
pierre, mais tout aussi bien l'arbre, l'os et que sais-je encore,
comme un outil exploitable. Ce serait donc bien de notre faute … Et
pourtant on ne peut se déprendre de l'idée que oui, peut-être,
l'objet nous aurait perverti, que la pierre, une fois prise en main,
ne laisse pas beaucoup d'autre choix que de la lancer. Tôt ou tard
sur quelqu'un. Mais dire cela revient à nier le libre-arbitre ... À
contester l'empire que la raison exerce sur nous. Donc à dire que
nous ne sommes pas dirigés par notre seule volonté. Donc à faire
mentir la chanson-même que nous essayons d'interpréter. Il y a là
une tension, une contradiction, au moins une difficulté qu'il va
nous falloir tirer au clair : la pierre fait-elle l'assassin, ou
bien est-ce l'assassin qui tire profit de la pierre pour réaliser
son dessein meurtrier ?
Pour répondre, il va d'abord falloir
rendre compte de ce « pure as we begin », de l'idée
qu'au départ l'homme était bon et heureux. Car si l'homme était
bon au départ, l'espoir est permis de le voir le redevenir, mais
surtout cela oblige à trouver une origine et un fondement à sa
méchanceté. Si cette idée s'avère absolument fausse, s'il s'avère
que l'homme a toujours été méchant, alors sans doute vaut-il mieux
arrêter d'écouter Tool et de lire de livres pour suivre des cours
d'autodéfense.
L'idée selon laquelle à l'aube de son
histoire l'humanité aurait été paisible n'a rien d'évident, tant
peut être tenace le mythe de l'hominidé primitif, tirant sa femelle
par la tignasse pour assouvir violemment un rut bestial, tel qu'on
peut le voir dans le film, magnifique mais terriblement inadéquat,
de Jean-Jacques Annaud, La guerre du feu. Ce qui n'est pas étonnant.
Ce film est tiré d'un livre publié en 1911, époque à laquelle la
préhistoire est plus proche de la projection de fantasmes exotiques
que de la discipline académique. Pour l'essentiel, tout porte à
croire qu'au paléolithique, l'homme était paisible et soucieux de
son semblable ; vivant en petits groupes nomades, il avait tout
intérêt à avoir des rapports paisibles avec les autres groupes, ne
serait-ce que pour « la circulation des femmes » qui
permet d'éviter un inceste galopant qui aurait rendu vraiment
bizarres les repas collectifs au coin du feu et du reste, rapports
paisibles d'autant plus facilités que les ressources existaient en
abondance dans de vastes territoires peu peuplés dans lesquels il
était toujours plus simple de s'éloigner un peu des gêneurs que de
se lancer dans un conflit dont l'issue aurait été plus
qu'incertaine. On était bons au début, « pure as we begin »,
pure signifiant ici bon, moral.
C'est en tout cas ce que nous révèle
Marylène Patou-Mathis, Directrice de recherche au Centre national de
la recherche scientifique (CNRS), département préhistoire du Muséum
national d’histoire naturelle (Paris), dans un article du Monde
Diplomatique : Non, les hommes n'ont pas toujours fait
la guerre.
Mais la question reste entière,
qu'est-ce qui nous a fait sortir de ce paradis nomade que chacun
portait en lui ? Ce qui est intéressant, c'est que cet article
finalement donne raison à un philosophe qui parlant des débuts de
l'humanité prétendait pourtant « écarter tous les faits ».
Car pour Marylène Patou-Mathis comme pour Jean-Jacques Rousseau,
c'est la sédentarisation et l'émergence de la propriété privée,
l'accumulation des richesses qui a rendu possibles les premières
guerres et la naissance de sentiments profonds d'hostilité.
« au cours du néolithique, le besoin de nouvelles terres à cultiver entraînera des conflits entre les premières communautés d’agropasteurs, et peut-être entre elles et les derniers chasseurs-cueilleurs (…) Une crise profonde semble marquer cette période, comme en témoigne aussi le nombre plus élevé de cas de sacrifices humains et de cannibalisme.
Alors que les sédentaires peuvent accumuler des biens matériels, les chasseurs-cueilleurs nomades disposent d’une richesse nécessairement limitée, ce qui réduit également les risques de conflit. De plus, l’économie de prédation, à la différence de l’économie de production, qui apparaît avec la domestication des plantes et des animaux, ne génère pas de surplus. L’histoire a montré que les denrées stockées et les biens pouvaient susciter des convoitises et provoquer des luttes internes ; butin potentiel, ils risquent d’entraîner des rivalités entre communautés et de mener à des conflits. »
Ce qui donne une valeur considérable
aux diatribes de Rousseau :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou combattant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. »
Ainsi ce qui nous a
avili n'est pas à proprement parler des événements, mais des
transformations progressives, des mutations de notre pensée et de
notre rapport au monde, qui, aboutissant à des conséquences
monstrueuses, ne trouvent leur origine que dans des idées qui
semblent anodines et sans conséquence. Mais d'où viennent ces
idées ? D'un développement autonome de notre raison ou des
suites d'un développement technologique ? Doit-on avec
Intention blâmer la pierre ou avec Right in two blâmer l'homme
seul ?