mardi 22 octobre 2019

La reprise (l'affaire Moix, encore)


Je vais revenir un peu sur l'affaire Moix.
Suite à la chronique que j'ai publiée sur le livre Orléans, on m'a fait savoir que ma position sur l'affaire, malgré sa prétention à la distance et à l'objectivité, était partisane. J'adopte le point de vue des accusateurs de Moix, je critique celle de ses défenseurs. Depuis mon article ici, la grand-mère maintenant intervient, le frère menace de procès. Bref, l'affaire se poursuit, les camps sont partagés, les défenses cependant semblent maintenant être largement de mise. Troisième temps qui s'étire, qui s'étirera jusqu'à oubli ou rédemption.

Reste moi. Dans mon article sur les Suppliantes, j'affirme que le rôle du philosophe, lorsqu'il parle de l'actualité, consiste à analyser le débat et le faire comprendre, non pas à y prendre part, mais à situer et juger le débat en tant qu'objet. Cela malheureusement n'est possible qu'une fois le débat clos, qu'à partir du moment où tous les éléments permettant de comprendre ce qui se passe sont disponibles à l'analyse. Ici, il faudrait donc établir déjà qui dit vrai et qui ment pour pouvoir trancher. Dans un débat en cours, analyser le débat, c'est y prendre part. Qu'on le veuille ou non, on est embarqué. Le signe de cela, c'est l'absence de conditionnel : par ce manque de rigueur, je trahis ma position idéale en m'associant à un camp, en m'opposant à l'autre. La philosophie, la hauteur, deviennent des outils rhétoriques pour faire valoir un point de vue qui, au final, se réduit à ça : Moix ne vaut rien. C'était pas le but. Cela pour dire une chose : l'actualité est un objet inaccessible.

Cela m'ennuie : l'actualité, j'y reviendrai à un autre moment, c'est malgré moi l'objet unique qui m'intéresse aujourd'hui. Je ne peux donc pas tellement me satisfaire d'un tel constat. Dire qu'au fond je suis condamné à m'intéresser à l'actualité comme concept et non pas comme fait me dérange évidemment. Ce serait se retirer du monde, et si j'avoue que c'est une tentation, c'est aussi je le sais une impasse. À moins qu'il ne faille considérer qu'on ne l'atteint d'abord qu'en s'immergeant en elle, quitte à se tromper, pour ensuite comprendre les raisons de ses propres errements. Il faudrait alors que je me jette délibérément dans l'outrance, que je prenne des positions tranchées, que je fasse preuve, sans doute, d'une certaine complaisance. Temporaire, mais malgré tout gênante.
Car c'est bien cette complaisance que l'on reproche aux éditorialistes, à une certaine presse sensationnaliste, à des hommes politiques trop peu avares de leur parole. Complaisance qui les autorise finalement à jamais rendre des comptes. L'idéal serait bien sûr d'avoir tous les éléments, de pouvoir juger d'en haut, avec superbe et distance. Mais comme pour tout, l'idéal …

Le premier élément qui rend instable la position que j'ai essayé de prendre sur l'affaire Moix, sur les Suppliantes, que je m'apprêtais à prendre sur le nouveau débat sur le voile, c'est, intuition que m'a laissée un récent colloque universitaire, la fictionalisation de l'actualité. On ne peut s'empêcher de « raconter » l'événement, les écoles de journalistes d'ailleurs apprennent à écrire avec cet espèce de schéma actanciel ancré dans l'esprit : qui fait quoi, où, quand, comment, à qui, pourquoi, etc (les anglais parlent des « 5 w »). On transforme les « acteurs », le mot en dit déjà long, en personnages, voire en caricatures, on réduit à une trame simple, on se livre, fatalité (les informations ne viennent pas toutes en même temps, les articles ouvrent à contestations, vérifications et approfondissements) ou stratégie (il faut tenir en halène), à un feuilletonage de l'information, comme autant de « chapitres » ou d'« épisodes », on saute sur les « rebondissements » et les « coups de théâtre » pour relancer l'intérêt, sans oublier, au moins pour l'information TV, qu'on joue, trop, sur les sentiments. Il est typique en ce sens que plusieurs films récemment aient fait le récit de grands scoops. Plus que les événements, c'est maintenant le traitement médiatique et le travail de mise en forme journalistique des événements qui devient la matière des films. Reconnaissance, de la part du cinéma, de la nature fictionnelle, romanesque, du journalisme. Ambiguïté réalité/fiction que l'on retrouve du reste dans l'affaire Moix : « c'est un roman ; tout y est vrai ». Ambiguïté qui converge vers l'obsession de la fake news et de la post-vérité qui établit la métaphysique de notre temps : un fait peut être faux ; ce qui le rendra vrai, c'est l'adhésion collective au récit dans lequel il s'inscrit. Le postmodernisme a ainsi trouvé à restructuré le monde, plutôt à le suturer. En absence de grand récit imposé par la tradition, c'est la guerre des micro-récits. De la cohue certains se massifient, se densifient, fédèrent. Ils deviennent vrais non pas parce qu'ils l'étaient, mais parce qu'on les rend tels en ne les contestant pas. Ce pourquoi même le faux peut devenir factuel.
Prendre la parole au milieu d'un débat, c'est faire pencher le vrai, qu'on le veuille ou non, sur la base du peu qu'on croit savoir, d'un côté ou de l'autre. Ce pourquoi il est plus facile de parler après-coup : mais alors on ne fera que valider la « fiction réalisée » et les identifications opérées, distribuer les bons points. Ou la contester, mais ce faisant, on est dans le débat non au dessus.

La seconde difficulté, c'est que la réalité est une masse dans laquelle on découpe. Or ce découpage n'a rien d'évident, oblige à laisser des éléments de côté, on ne peut pas tout voir, tout traiter, tout aborder d'un coup. Choisir un angle—est-il si vrai qu'on le choisisse d'ailleurs ? Revient à se situer par rapport à la réalité qu'on prétend traiter et donc à ne dire que ce que cet angle permet de dire. Les mises sous silence sont sans doute aussi importantes que ce qui est dit. Reprenons l'affaire Moix, qu'est-ce que j'essayais de faire ? De traiter cette chose comme événement médiatique (mon évocation ici de l'affaire) et comme événement littéraire (mon analyse du roman comme auto-hagiographie ratée). Mais c'est aussi tout autre chose. Un événement familial, et je suis pourtant bien placé pour savoir que les relations entre frères sont pénibles, douloureuses et que les rancœurs ont de tenace. C'est aussi un événement psychologique ou psychosocial : comment on se construit en étant battu, en ayant des « parents toxiques », quelles conséquences à long terme dans la vie, etc. Sans doute peut-on en voir encore d'autres, un événement micro-historique sur les mentalités et la vie quotidienne dans la ville d'Orléans au milieu des années 70, événement à construire à partir d'autres témoignages et de fouilles dans les archives. À ne vouloir parler du plus inhumain, littérature et médias, je ne fais finalement que me plier à ce que ma position revendiquée (celle de philosophe) m'impose : je traite de tout ça comme je traite des idées et des textes. Mais l'humain ? Je le laisse à d'autres, mais il va sans dire que ce qu'un psychologue bien informé dirait mettrait sans doute à mal ce que j'écris et m'obligerait à me réviser. D'ailleurs, dans mon analyse du livre, je dis bien qu'on est plus proche de la mise en texte d'une mémoire traumatique que d'un roman à proprement parler. N'est-ce pas là déjà la reconnaissance d'une faille dans mes analyses ? Que sous un autre angle un tout autre événement m'apparaîtrait ?

Que faire alors ? Ne rien écrire ou assumer le fait d'écrire des choses dont j'aurai à me repentir, qui mettront à mal l'idée que je me fais de moi-même et de ma capacité à comprendre les choses, des choses qui, à la réflexion, me révolteront contre moi-même. Ne rien écrire ou écrire et s'en vouloir d'avoir écrit. À tout prendre, tant pis pour mon sentiment de toute-puissance et d'infaillibilité, ne rien écrire serait pire : cela m'ôterait toute occasion de me reprendre, donc de penser mieux, d'agir mieux. Toute occasion d'opérer des identifications et donc toute possibilité de les briser. Or c'est un des enjeux du débat, identifier les acteurs, leur rôle, en construire le récit. Moix-victime n'ouvre pas au même récit que Moix-bourreau. Croire en ces identifications, ce n'est pas faire le même récit que lorsqu'on les conteste avec violence : non pas proposer un Moix-victime-bourreau ou Moix-bourreau-victime, mais un Moix-tout-autre (ce vers quoi je tendais, en isolant un Moix-marchadise, mais d'autres sont possibles). Car opérant cette reprise, je me rend compte que plus important que tout ce que j'ai écrit sur Orléans, ce qui fait que ce livre est un signe de ce qu'est notre époque actuelle, c'est bien qu'en lui comme autour de lui ce noue la fusion du réel et du fictif : « c'est un roman, tout y est vrai » est une parole de plateau que finalement j'aurai dû savoir prendre tout à fait au sérieux.

vendredi 4 octobre 2019

Radicalité 5 : cartographies de l'impossible (Marx)


Ce que l'on vient de faire avec l’État, situer entre elles, plus ou moins bien, les diverses positions qu'il est possible de tenir, des plus aux moins radicales, il faudrait, pour s'assurer que ce soit vraiment utile, le faire avec tout le reste. Tous les chantiers, tous les champs, tous les lieux où il y a conflit en cours pour savoir quoi penser, quoi dire, quoi faire, en un mot sur toutes les luttes, mais même sur ces trucs pour lesquels on dit pas qu'il y a lutte, juste débat, donc même là où le débat n'est pas encore devenu ouvertement et manifestement une lutte.

Cela pour une raison très simple : personne n'est par nature radical, personne n'exprime une radicalité absolue et définitive sur chaque sujet, à moins de parvenir à ramener tous les maux d'une société à une cause unique. Mais sinon, certains seront plutôt conservateurs sur la famille (pas de GPA, pas de mariage pour tous) mais radicalement contre l’État (parce que les impôts, tout de même …). C'est pourquoi malheureusement sur certains combats certains se surprennent à être soutenus par des personnes qui en fait sont, profondément, des ennemis politiques. Ces confusions, ces rapprochements sporadiques sont même recherchés activement par l'extrême droite, qui peuvent, sur certains sujets, flirter avec des positions de gauche, s'en approcher ; il suffit pour découvrir la supercherie d'élargir un peu la focale. Ainsi du combat féministe, arboré comme un étendard par certains à droite, à droite de la droite même, à la dernière extrémité de l'extrême droite—comme Bellatrix, site féminin de Suavelos—à seul fin d'opposer la femme blanche et libre au crevard maghrébin ; à coup de discours sur le harcèlement de rue, sans un mot jamais sur Michel Sapin et le sexisme de la publicité ou des beaux-quartiers. Comme si on pouvait considérer la femme blanche, ou qui que ce soit d'ailleurs, de libre. Le capitalisme aussi est coutumier du fait, les dénonciations du greenwashing et autres pratiques publicitaires douteuses le montre bien.
Mais mesurer ainsi une sorte de coefficient de radicalité à tout de l'activité policière. Là n'est pas le but, le but est plus exactement sur chaque combat repérer les positions les plus radicales possibles. Pas pour désigner des personnes qui les tiennent, peut-être plutôt les groupes, tendances, mouvements ou partis, mais même ça n'est pas tellement l'enjeu. L'enjeu est vraiment de donner un contenu déterminé à la radicalité sur les divers terrains où elle intervient et quels sont ses moyens. En ce moment par exemple, autour de Extinction-Rébellion, on entends très souvent dire qu'ils ont une approche plus radicale. La question est simple : que veut-on dire par là (le plus souvent : on veut faire autre chose que manifester dans la rue, marcher d'un point à un autre avec banderoles et slogan) et est-ce un usage en accord avec le contenu du concept. C'est ma seule ambition théorique ici.

L'idée d'une telle cartographie n'est pas neuve ; Marx déjà s'y livrait en son temps, mais avec cet avantage que seul l'intéressait la constitution du prolétariat en classe. Ce qui réduisait son champ ; il soumet les question de famille, de rapports entre les sexes, de rapport à l'étranger à la lutte contre la domination bourgeoise, ramenant chaque point à une conséquence de l'organisation capitaliste de la société. Aujourd'hui, pour beaucoup en tout cas, ce cadre a explosé. Donc, sans doute, sommes-nous contraints pour le réimposer, ou pour se convaincre définitivement qu'il est dépassé, ce cadre général et, disons-le, anticapitaliste, faire le travail à l'envers : cartographier des luttes sectorielles pour reconstituer le puzzle de la domination bourgeoise. Ou tout autre dessin d'ensemble qui apparaîtrait ainsi.


Marx et le champ de la radicalité

Dans le Manifeste du parti communiste, après avoir exposé les fondements théoriques et le programme politique des communisme, Marx établit ce qu'il convient d'appeler un champ de la radicalité. Il liste les forces en présence, les positions diverses qui peuvent être tenues, commentant chacune d'elle. Une n'est pas développée : la sienne, qui fait l'objet de tout le reste du livre. Il s'agit dans la troisième partie, littérature socialiste et communiste, et dans la suivante, position des communistes à l'égard des divers partis d'opposition, d'établir les liens stratégiques possibles avec certains camps et de poser des frontières entre communisme et ennemis du communisme ; ennemis qui ne se révèlent tels qu'après analyse, qui semblent à première vue être des alliés.

C'est là une leçon importante qu'il nous donne : c'est pas parce qu'on s'accorde sur un point avec quelqu'un qu'on est nécessairement alliés et toute union contrenature est catastrophique. Il nous invite au soupçon. Marx nous oblige aussi tout à la fois à distinguer scrupuleusement la radicalité théorique (littérature) de la radicalité pratique (partis d'opposition) et à les lier ensemble : à ses yeux, la littérature radicale n'est qu'utopie réactionnaire si 1) elle ne s'ancre pas dans la situation présente 2) n'aide en rien à structurer et orienter l'action du prolétariat. Pour nous les termes de ce deuxième point changeraient certainement, mais l'idée reste la même : une pensée qui ne vise pas l'action ou qui ne permet pas d'envisager d'action n'est pas une pensée radicale.
Enfin … ne pourrait-on pas dire qu'elle est radicale mais pas révolutionnaire ? L'aspect révolutionnaire serait dès lors dans le domaine de l'action ce que la radicalité est dans le domaine théorique. Mais ce serait oublier que si on désigne la racine d'un mal, du genre l'Etat ou la propriété privée, on sous-entend déjà une certaine action. Par exemple, si on dit avec Marx « la condition la plus essentielle de l'existence et de la domination de la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse entre les mains de particuliers », si on affirme en plus que c'est de cette domination de classe que tous les problèmes découlent, la conclusion du syllogisme est évidente : « renversement de la domination de la bourgeoisie » d'une part, « abolition de la propriété privée » d'autre part. Les deux étant rigoureusement la même chose. La pensée de Marx est donc bien radicale en même temps que révolutionnaire. Elle est révolutionnaire parce que radicale.


Les socialismes

Je n'aborderai guère que la littérature, que la radicalité théorique. Il n'évoque évidemment pas les positions bourgeoises, c'est pas le but du manifeste. Mais opposé à la bourgeoisie, il y a donc le socialisme. Le prolétariat qui s'érige, grâce au communisme, en classe, peut-il trouver un soutien dans le socialisme, peut-il espérer trouver un appui théorique ou pratique dans l'un ou l'autre des courants, peut-être des familles, je ne sais comment appeler ça, du socialisme ? Même si en France Marx reconnaît, dans le Parti démocrate socialiste de Ledru-Rollin un allié, il ne présente en fait, en terme de Socialisme littéraire, que des socialismes négatifs.
Un petit mot sur la manière dont je vais les exploiter : je vais les traiter comme des courants littéraires, des courants de pensée, en accord avec ce que fait Marx, mais aussi comme des idées de classe et comme des classes, comme des forces en présence. Ce que fait Marx à certains moment, quand il affirme que tout anti-bourgeois qu'ils sont, les aristocrates appuient les bourgeois dès qu'il s'agit d'écraser les aspirations révolutionnaires du prolétariat, ce qu'il ne fait pas quand il affirme que plus personne ne défend le socialisme du point de vue de la petite-bourgeoisie. Parce qu'il doit bien y avoir encore une petite-bourgeoisie qui s'efforce de vivre politiquement, s'associe avec les uns ou avec les autres. Simplement il n'en dit rien, ne s'intéresse qu'à leur littératures, leurs écrits, leurs idées.

Les aristocrates et les religieux sont les grands perdants de la lutte des classes. Vaincus par la bourgeoisie révolutionnaire, ils n'ont plus d'autre moyen pour s'opposer encore à elle que de s'en remettre au prolétariat en lutte. C'est en cela qu'ils produisent une littérature socialiste, certes, mais réactionnaire : la solution qu'ils proposent aux prolétaires est de réinstaurer les conditions féodales d'exploitation, puisque c'était la période bénie où le prolétariat n'était pas opprimé. Socialisme réactionnaire, donc, et de pure façade : dès qu'il le faut, c'est-à-dire dès qu'il s'agit de prendre des mesures contre le mouvement révolutionnaire, les aristocrates sont les alliés objectifs de la bourgeoisie.

Le socialisme réactionnaire possède aussi une composante petite-bourgeoise—on parlerait aujourd'hui de classes moyennes. Pris entre le marteau et l'enclume, écrasés par la bourgeoisie capitaliste et craignant le déclassement, la prolétarisation. Marx reconnaît la pertinence de leurs critiques du capitalisme, mais déplore la pauvreté de leurs réponses, qui se réduisaient peu ou prou à un retour à l'ancien monde.

Le socialisme conservateur s'oppose aux positions réactionnaires, même s'il en partage certains traits. Il veut maintenir le statu quo, corriger administrativement les inégalités et empêcher à tout prix toute révolution prolétarienne. Ce socialisme, qui est au fond le socialisme du parti socialiste aujourd'hui, veut les conditions de vie capitalistes sans les révolutions violentes qu'il ne peut que générer. Réformiste, il s'oppose forcément au communisme. Marx dans le Manifeste, ne nous dit pas comment les considérer. Ils ne sont pas radicaux c'est certain, là où les aristocrates pourraient l'être, qui sont des radicaux de droite, quoi. Mais les socialistes conservateurs sont des modérés, eux. Sont-ils donc des alliés potentiels, suivant les moments, ou des ennemis plus dangereux encore ? Marx nous dit que les aristocrates ne bluffent personne quand ils essayent de jouer les socialistes. Mais les conservateurs, en cherchant à améliorer la situation des prolétaires sans changer les rapports de domination, est peut-être le plus grand danger que doit affronter la révolution. C'est le propos en tout cas de Marcuse dans L'homme unidimensionnel. Le prolétaire, ayant accédé à la consommation et au confort, par l'organisation du capitalisme de loisir, n'a plus possibilité de lutter, ne peux plus guère lutter que pour plus de confort : ce que veulent justement les socialistes conservateurs. Ce qui tue la révolution.

Enfin, le socialisme utopique, dépassé historiquement, qui ne veut pas se mouiller dans la lutte politique et ne peut prospérer et se payer de mots qu'à l'ombre des puissants. Le prolétariat n'a rien à en attendre, donc.

Cartographie temporaire

Comment organiser tout cela organiser, cartographier ? Il faudrait peut-être chercher à les situer sur divers axes. On sait, par les développements théoriques de la première partie du manifeste, que la bourgeoisie est révolutionnaire : elle est intrinsèquement révolutionnaire. On peut donc penser un premier axe structuré entre d'un côté la révolution, de l'autre son contraire, la réaction. Mais ça ne peut pas suffire : bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste sont tous deux révolutionnaires. Que choisir comme second axe ? Là j'ai longtemps hésité, j'hésite encore du reste. Jacques Julliard affirme que la gauche en France est née de la rencontre entre l'idée de progrès (axe révolution-réaction) et de l'idée de justice. Faut-il opposer Justice et iniquité ? Ça me paraît déjà très partisan, les capitalistes sans doute voient une grande justice dans l'accumulation qu'ils font du capital ; n'ont-ils pas travaillé pour ça ? N'ont-ils pas mérité leur richesse ? Ne donnent-ils pas à la collectivité méritante par bienfaisance ? Ne contraignent-ils pas les faignants improductif au travail ? Peut-être un axe égalité-intérêt est plus pertinent, en attendant mieux. Sauf que la notion d'intérêt laisse un peu à désirer ; toute classe ne cherche-t-elle pas d'abord son intérêt de classe ? Si le prolétariat à une mission messianique (réaliser l'égalité parfaite de tous avec chacun), c'est d'abord avant dans son propre intérêt qu'elle se révolte. Quelle que soit la teneur de cet axe il doit permettre en tout cas de séparer franchement capitalistes et communistes et même certainement de mieux localiser les factions en présence les unes par rapport aux autres.

Les bourgeois capitalistes sont pour la révolution et contre la justice/égalité. Révolutionnaires, mais pour la justice et l'égalité : le prolétariat communiste. On a là le haut du tableau. Tout en bas, les aristocrates, qui ne sont pas pour l'égalité et recherchent leur intérêt de classe ; ils sont du même côté que les capitalistes. Les socialistes conservateurs eux, sont pour l'égalité, même si ce n'est pour eux qu'un moyen d'éviter une révolution armée. Ils sont un peu pour le progrès, un peu pour l'égalité. Ils se retrouvent dans la même case que le prolétariat, mais plus bas, plus proche du centre du tableau. La question reste posée pour les petit-bourgeois. Eux je sais pas, je suis pas assez versé dans la littérature marxiste pour pouvoir le dire encore.
L'autre limite, c'est qu'il faudrait ancrer, c'est le deuxième temps, ces positions théoriques dans la réalité historique. C'est-à-dire aller voir, dans la seconde république et après pendant le second empire, quels sont les partis politiques qui existent et voir lesquels incarnent politiquement ces positions théoriques, lesquels portent publiquement les revendications de telle ou telle classe.

mercredi 2 octobre 2019

L'aveuglement tragique


Le 25 mars dernier, la représentation des Suppliantes, pièce d'Eschyle, par la compagnie Demodokos, est bloquée par des associations étudiantes, jugeant la mise en scène raciste. Depuis, le débat s'installe, après avoir fait rage. Des concours d'anathèmes et d'invectives, on passe à des débats de fond, parfois centrés sur l'affaire, parfois très éloignés. Débats qui se font le plus souvent sans les premiers concernés, troupe de théâtre ou militants, par commentateurs interposés. Je ne vais malheureusement pas déroger à la règle. Je mène cette réflexion à partir des éléments que j'ai pu retirer des nombreux articles, comptes rendus et interventions diverses que j'ai lus depuis le début de l'affaire. Qui date maintenant, qui sans doute est complètement oubliée.


Le philosophe a un rôle primordial dans les débats de société, qui le condamne à ne jamais être entendu. Il n'a pas à intervenir dans le débat. Ça, c'est le rôle des premiers concernés, associations militantes d'un côté, troupe de théâtre et gestionnaires du lieu de l'autre. C'est aussi le rôle des éditorialistes, des auteurs de tribunes, des citoyens pris à parti. Le philosophe doit bien se garder de participer de cette cacophonie, son rôle est ailleurs. Il doit intervenir non dans le débat, mais sur le débat, pour en déterminer les positions possibles, leurs faiblesses, leur pertinence, montrer par l'exemple que le débat se dissipe pour peu que l'on prenne en compte la position de l'autre, ce que ne font jamais ceux qui prennent part au débat : quel militant, au milieu de la controverse, se demande si son action est bien fondée ? Quel artiste, voyant son œuvre insultée et empêchée d'exister, dans sa colère et son indignation, peut essayer de voir ce qu'il y a à sauver, à accepter, dans les propos de ses accusateurs ? Cet aveuglement est tragique : en ce sens qu'il nous empêche à proprement parler de vivre ensemble, dans le même monde, et nous coupe fatalement de ceux que l'on s'efforce pourtant de convaincre ; il est tragique surtout parce que ce genre de malentendu est l'essence même du spectacle tragique, dans lequel on meurt de n'avoir pas assez vu la précarité de ses propres certitudes et la menace qu'elles font peser sur la démocratie.

Comment prendre position sur le débat ? Quelle perspective emprunter afin de s'assurer un maximum d'impartialité ? Après un ensemble de réflexions très partisanes, à chaud, mes lectures, mes recherches me permirent de voir les limites de ma première position et c'est finalement l'intervention de Louis-Georges Tin sur France Culture qui m'a donné l'occasion de tout revoir à nouveau frais. Moins ses propos d'ailleurs que son évocation simpliste de l'école de Constance, de « l'esthétique de la réception », que j'ai trouvé pour le moins faible et ineffective. Cette esthétique il faut d'une part la radicaliser et d'autre part l'ouvrir au maximum afin d'obtenir un outil, semble-t-il efficace, pour gérer les débats de ce type. D'abord radicaliser, parce qu'on ne peut pas se contenter d'une évocation aussi vague à l'école de Constance, dont les figures de proue avaient d'ailleurs tendance à concevoir le lecteur comme un lecteur érudit qui maîtrise les codes de l’œuvre qu'il reçoit et qui accepte d'en jouer le jeu. Ce qui n'aide en rien à saisir ce qui se joue dans cette affaire ; à l'esthétique de la réception, il faut préférer une approche plus radicale et s'appuyer plutôt sur une sociologie de la réception. Ouvrir au maximum enfin parce que se contenter de cette approche ne nous donnerait accès qu'à une vision partiale du débat ; il faut la mettre en balance avec une approche située plutôt du côté d'une esthétique de la création, pour saisir la position adverse, ainsi qu'avec une lecture de l’œuvre controversée qui s'accorde à en exposer la logique interne, lecture qui permettra de faire tampon entre les deux autres positions (esthétique de la réception, esthétique de la création). Cette troisième lecture est nécessaire pour permettre de voir les faiblesses de chaque position, de les corriger à partir de l'autre et de construire ainsi une vision juste et complète de l’œuvre en débat.


Esthétique de la création

L'esthétique de la création part non pas de l’œuvre achevée ou de sa réception, mais des artistes et du travail qu'ils engagent. Elle peut revêtir un aspect psychologisant ou biographique, en cherchant des explications dans l'esprit et dans le passé de l'artiste, ou sociologique et historisant, en les cherchant dans l'époque et la société contemporaines de l’œuvre. Le plus intéressant, de loin, et de chercher les explications dans le travail effectif lui-même, dans son élaboration progressive analysée comme une lutte, un marchandage constant entre des intentions d'une part et une matière qui résiste d'autre part, médiatisées par le talent et les aptitudes de l'artiste. Cela, simplement, demande plus de travail, plus de recherches. Donc plus de temps. Car si on peut tricher en dessinant de grandes fresques historiques ou sociales, on ne le peut pas en s'appuyant précisément sur le travail de l'artiste. Or, que voulait faire Philippe Brunet ? Nous le savons : reproduire le plus exactement possible un spectacle tragique antique afin de faire vivre aux spectateurs le choc esthétique que, supposons-nous, connaissaient les grecs de l'antiquité, afin de mettre le public contemporain en présence d'un théâtre total qui bouscule absolument nos habitudes, tant le théâtre antique est différent de notre théâtre contemporain. Ce travail, initié avec le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, s'appuyant sur la linguistique, l'histoire, l'archéologie, est un travail de longue haleine, de lecture patiente du texte antique, de mise en scène précise.

Or, c'est là un travail qui s'élabore sur un temps long, un an, qui affronte des difficultés techniques et philologiques : la représentation devant se faire avec masques, comment avoir une idée pendant les répétitions du résultat final sans avoir les masques ? Peut-on se contenter de laisser les visages nus ? Ne devons-nous pas essayer de nous approcher du rendu des masques ? Comment le faire ? Le choix a été fait de partir temporairement sur un maquillage bronze. Ce qui a fait crier au black-face des étudiants militants dans diverses associations de la Sorbonne. Mais comment, du point de vue du metteur en scène et de l'équipe, engagés dans un processus de création, ne pas hausser un sourcil en se voyant accusé de la sorte de vouloir se moquer, consciemment ou inconsciemment, des noirs !
Problèmes philologiques enfin : le texte parle de danses sauvages. Qu'entendaient les grecs par là ? Est-ce que l'on entend par « sauvage » la même chose qu'eux et comment, par un travail des corps, restituer l'idée que les athéniens se faisaient de la sauvagerie en oubliant, justement, les images d’Épinal du sauvage que notre passé colonial nous a léguées ?
Les discussions qui auraient dû s'ouvrir ici publiquement, au bénéfice de tous, auraient été passionnantes et auraient permis à chacun de mieux saisir l’œuvre et la nature du travail engagé. D'offrir aussi un sentiment de la sauvagerie libéré de tout soupçon raciste. Si les grecs voulaient dire par « sauvages » que les danses étaient « non grecques », on ne peut plus les suivre. Pas par bon sentiment, mais par cosmopolitisme réalisé. « Sauvage » alors pourrait vouloir dire soit « désordonnée », comme les marches stupides des Monty Pythons, soit « livrées à la violence de l'émotion ». Quelle émotion est mise en jeu ici, comment la représenter par une danse ?


Les critiques adressées au spectacle

Les critiques ont-ils vu cela ? Non. Ils n'ont pas cherché à embrasser le travail de création, à le saisir dans son propre mouvement et sa propre logique, mais emprisonnés dans une approche qui tient de l'esthétique de la réception, ils se sont contentés de dire : « on peut y voir du black-face, donc il s'y trouve ». À partir de là, les accusations ne pouvaient que braquer Brunet et son équipe. Ainsi que toute une partie de l'opinion publique. Les communiqués de Mélanie Luce de L'unef, de l'AMECAS, de la BAFFE dans une moindre mesure, de la BAN pour autant que j'ai pu en juger, toutes ces interventions montrent un refus obstiné de connaître ce qu'ils prétendent interdire et il est dès lors difficile de les suivre.

Ainsi le communiqué de l'AMECAS affirme :

« Nous avons pris connaissance de la réponse du service culturel de l'université, qui invitait les plaignants à venir voir la pièce « pour mieux comprendre de quoi parle cette fabuleuse pièce ». Nous nous passerons d'une telle invitation. Nous invitons plutôt le service culturel de notre université à se pencher sur l'histoire et l'héritage de la pratique du « black-face ».
Si la réalisatrice [???] souhaitait faire un parallèle avec l'actualité migratoire, il aurait été préférable d'engager des acteurs noirs pour les rôles concernés. »

Je parlerai du Black-face dans une autre note, dont l'histoire est plus sinueuse que ce qu'on en dit aujourd'hui. Évocation d'ailleurs hors de propos puisque dans les suppliantes, il est question, à travers les danaïdes, de lointaines descendantes grecques au teint hâlé, pas du tout de « noires » au sens où ils l'entendent. Mais ce qui met à bon droit en colère, c'est que le but de la représentation n'est pas d'offrir un commentaire sur l'actualité, comme l'a fait à ce propos Elfriede Jelinek avec Les Suppliants, mais de jouer la pièce au plus proche de comment elle se jouait pendant l'antiquité, dans une démarche historique et théâtrale coupée du contexte migratoire et politique contemporain. Ne pas le reconnaître revient à avouer, pour les membres de l'AMECAS, qu'ils ne savent pas ce qu'ils interdisent, ne veulent pas le savoir. Peu importe les raisons. Dès lors, proposer d'engager des acteurs noirs, comme le fera aussi l'UNEF, revient à tirer profit de la représentation pour alerter sur le manque de visibilité des acteurs noirs ; c'est un combat nécessaire, mais ici déplacé.

Le fil twitter de l'UNEF donnait :
« Une fois la « nouvelle mise en scène présentée », on nous parle de masques pour représenter des personnes racisées OR ces masques sont caricaturaux : cela montre bien la problématique de caricaturer des personnes noires.
Après 200 ans d'histoire de la caricature des personnes noires, de tels procédés ne sont pas anodins (et cela quel que soit le niveau d'exagération des masques dans la Grèce antique).
Le recours à une pratique fondamentalement liée au racisme alors que la pièce aurait pu être réalisée en embauchant des personnes noires, dans une période où le racisme continue à gangrener notre société, ce n'est pas neutre ! »

Comment dire que le niveau d'exagération des masques grecs ne doit pas être pris en compte alors même que le but est d'être fidèle au maximum à ces masques ? Mettre en avant l'état de la société actuelle pour condamner une pièce qui cherche à s'en affranchir revient aussi à faire un faux procès. D'autant plus qu'il y à là une méconnaissance du texte (les danaïdes sont grecques) et de l'histoire des masques grecs. Le masque blanc n'y est pas symbole du blanc opposé au noir ou au racisé, mais de féminité ou de vieillesse, en un mot, de faiblesse. Les masques non blanc représentaient aussi bien grecs que non grecs.


L'esthétique de la réception

Si on ne regarde les choses que du point de vue de la création, les associations ne peuvent qu'avoir tort. Mais il faut aussi regarder les choses de leur point de vue.
Elles se placent du côté d'une esthétique de la réception. Leurs membres s'érigent en spectateurs outrés d'une œuvre achevée ou jugée telle qui, qu'on le veuille ou non, échappe toujours à son créateur pour exister dans un espace social qui n'est jamais neutre, reçue par des personnes qui elles aussi ne sont pas neutres. Quand des catholiques intégristes perturbent la représentation de « Golgotha Picnic », attaquent « Piss-Christ », ils le font au nom de leur intégrisme. Quand les images de presse de l'attentat de Charlie Hebdo font l'objet d'une vague importante de suspicion, c'est au nom d'une défiance envers tout discours médiatique et officiel, qui s'explique, comme l'intégrisme, par les outils de la sociologie. Pareil quand des étudiants empêchent la représentation des Suppliantes à la Sorbonne. C'est au nom d'une position de militant, position que la sociologie de la réception peut éclairer.
La sociologie de la réception postule en effet que le sens d'une œuvre ne dépend pas que d'elle mais se construit dans sa rencontre avec des publics, que ce dernier soit expert, qu'il accepte comme présupposé personnel et grille de lecture le sens de l’œuvre que l'artiste ou l'histoire de l'art retient, ou qu'il soit dans un rapport plus ambigu, plus conflictuel avec l’œuvre, produisant des sens inattendus, mais qui, dans cette optique, se justifient tout autant que l'analyse experte. La difficulté étant sans doute dans cette idée de lecture justifiée : qu'elle soit justifiée ne veut pas dire qu'elle soit juste, cela veut dire qu'il faut en rendre compte et l'envisager sérieusement comme un sens possible, non comme le sens.
Les œuvres aujourd'hui n'existent plus seulement dans leur espace d'exposition ou de représentation. Elles existent dans des espaces décontextualisés, sous des formes partielles. Ici, l'interprétation de la pièce s'est jouée entièrement sur twitter sur la base d'une photographie représentant une actrice au visage recouvert d'un maquillage cuivré. C'est moins la représentation que cette image sans contexte, sans commentaire, qui a orienté la lecture militante du spectacle. Le Tweet qui a lancé l'affaire était entre la demande d'information et l'invective : il demandait des éclaircissements à la Sorbonne sur le spectacle, mais affirmait d'emblée que le spectacle était un « spectacle raciste ». Twitter est le lieu du commentaire brut de l'actualité immédiate, de la mise en réseau immédiate de la parole sans filtre et de l'écho immédiat des combats autant que des scandales. Ce n'est pas étonnant que les associations, les militants, les partis politiques, les journaux et journalistes s'y trouve tous et y soient très actifs. Après ce Tweet, très tôt, les demandes de soutient ont été lancées à des personnalités publiques noires. Il leur était demandé de prendre la parole contre la représentation. Twitter n'est pas un lieu d'analyse et les réponses de la Sorbonne (la photo montre un maquillage de répétition en attendant d'avoir les masques) montrent que les responsables n'ont pas du tout perçu ce qui se passait ni à quel niveau (la réception) les accusations portaient. Ils se défendaient du côté d'une esthétique de la création et d'une réception lisse des œuvres. Leur défense a manqué de pertinence. Quand les photos de masques ont commencé à circuler, là encore déconnectées de la pièce en elle-même, il était impossible des les recevoir autrement que comme des « masques de noirs ». Cela était inévitable sur un réseau où quand une photo montre un blanc au visage grimé en noir, cela soulève immédiatement un scandale, des pressions sociales fortes, des excuses enfin. Les photos d'Antoine Griezman et Justin Trudeau nous le montrent bien. La photo des répétitions ne pouvait qu'être rattachée à ces photos là, comme énième exemple d'une pratique raciste, signe d'un mépris de race pour la souffrance passée et présente des noirs, comme dernier relent d'un orientalisme occidental : parce qu'objectivement, arrachée à son contexte de création, montrée sur twitter, cette photo ne pouvait qu'être lue ainsi. Donc quand les masques sont apparus ils ont été lus comme des masques raciaux, dans la droite lignée de la première photo. Or c'est sur cette première photo, non sur la pièce, que tout s'est joué.

La Sorbonne et la compagnie Demodokos auraient dû prendre en compte ce contexte nouveau de réception des œuvres, où tout le monde peut s'emparer d'images partielles non pour leur faire dire ce qu'on veut, mais pour extraire un sous-texte des images qui objectivement s'y trouve, et l'exploiter à diverses fins (lutter contre le racisme, le sexisme, moquer un adversaire, alerter, diffamer, etc.).


La logique des œuvres

La belle affaire si tout le monde a raison et tort à la fois. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que personne ne se soit compris ; d'un côté un travail voulait être reconnu, de l'autre des sensibilités blessées voulaient être prises en compte. Deux esthétiques irréconciliables. C'est cela même l'essence du spectacle tragique. Les tragédies présentent le plus souvent des personnes qui, parce qu'elles sont dans leur bon droit, s'enferment dans leur subjectivité, dans leur point de vue particulier, refusent de prendre en compte le point de vue autre que dans leur intransigeance elles érigent en position adverse. La scène de théâtre, dans son dispositif, est un espace commun par lequel une conciliation peut être obtenue. Certes plus souvent dans l'esprit du spectateur que sur la scène elle-même. Il faut donc un espace commun pour que ces deux esthétiques s'accordent et cessent d'entrer en conflit. Ce terrain d'entente est la logique de l’œuvre. Ce n'est que par elle que l'on peut dire que l'intention initiale de l'artiste se perd ou réussit, qu'on peut mesurer la distance entre l'intention, le travail engagé, et le résultat final. Ce n'est que par cette analyse logique que l'on peut décider si les interprétations d'un public non spécialiste sont légitimes ou non. Ce n'est qu'au travers d'une telle coopération qu'un travail de création peut se corriger et qu'une réception émotionnelle peut s'informer de ce à quoi elle réagit.
Ici par exemple, l'intention est de créer un spectacle au plus proche de ce qu'était le spectacle tragique : mais il y a des actrices. C'est une entorse, seuls les mâles jouaient pendant l'antiquité. Plus exactement un compromis. À partir de là, d'autres sont possibles. En interrogeant l'écart entre l'intention initiale et la direction prise. Comment veut-il faire apparaître les danaïdes, comme des grecques ou comme des égyptiennes ? comment le montre-t-il et pourquoi ? comment envisage-t-il la sauvagerie de leur danse ? que faire passer à travers les masques, à quel point est-on fidèle aux masques grecs ? ensemble de questions que Brunet s'est posé forcément, mais qu'il doit se poser aussi du point de vue de ceux qui recevront le spectacle. Autour desquelles surtout il faut communiquer. À l'ère d'internet, il n'est plus possible de se retrancher du monde, il est dangereux de ne pas accompagner les images d'informations sur leur contenu, sur la manière dont on a élaboré et pensé ce qui est montré. Il faut les accompagner d'une analyse, sans quoi, la première analyse risque d'imposer sa grille de lecture, aussi impropre soit-elle, et d'empêcher toute autre grille de lecture possible : les artistes, quand ils expliquent leurs choix, sont renvoyés à un « racisme inconscient » qu'il est malheureusement impossible de confirmer ou d'infirmer, qui ne peut donc qu'être un outil d'intimidation.

mardi 1 octobre 2019

Heidegger et les voyous


Voyou, voyou
C'est tellement bien quand tu joues
Qu'on est tous, tous comme des fous.
Tu mets le désordre partout.
Voyou, voyou
C'est tellement beau quand tu joues
Qu'on se fout tous tout d'un coup
De cette vie qui fait de nous
Des voyous.
Danse avec les mots qui sont au fond de nous,
Et la force qu'il y a dessous.
Tape sur nos destins comme on tape sur un clou,
Vas-y, vas-y venge nous.
Michel Berger, Voyou

Vincent Cespédès veut faire retirer Heidegger des programmes de philosophie de terminale. Au double motif que l'Etat ne devrait pas promouvoir la lecture d'un nazi. Et qu'un philosophe ne saurait être nazi. De ce que j'ai compris, à la lecture de son fil tweeter, cela semble participer de sa lutte contre la propagande d'extrême droite. Avant d'entrer dans le vif du truc, à savoir 1) la lecture d'un idéologue du nazisme est-elle recommandée par l'Etat ? 2) qu'est-ce que le nazisme de Heidegger ?, un peu d'échauffement ad hominem.

C'est que Cespédès, j'ai croisé son nom à deux reprises dans ma vie, la première m'a laissé dubitatif : il vendait un « tarot philosophique » fumeux, la seconde m'a rendu plus perplexe encore sur le bonhomme : il vendait une méthode « voyoute » aux lycéens pour avoir « 15/20 au bac ». Sa méthode ? Un concentré de tous les écueils contre lesquels on met en garde nos élèves toute l'année. Donc à chaque fois qu'il intervient sur ce qui se passe au lycée, il semble que ce soit à fin promotionnelle. Parce qu'on ne l'entend pas prendre position sur l'enseignement en lui-même, se faire l'écho des inquiétudes ou des combats des professeurs. Le virage néolibéral de l'école semble lui plaire, après tout, ça permet d'écouler des méthodes voyoutes … il n'a de toute façon pas un grand amour pour les profs, qui sont soit des jaloux (depuis le succès de son premier livre) soit des « sombres crétins ». Tout de même, à propos du bac, du bac qu'on va imposer aux terminales l'an prochain, il y aurait tout autre chose à dire.

Mais lui nous sort Heidegger. Alors soit, Heidegger.


Le programme de philosophie

L’État recommande-t-il sa lecture ? Non. Heidegger apparaît bien dans la liste des auteurs, donnée à titre indicatif, au bulletin officiel. Le programme de philosophie donne un certain nombre d'auteurs en plus des notions et des repères. À quoi sert-elle ? D'abord, l’œuvre à étudier au cours de l'année doit être l’œuvre d'un de ces auteurs. Normal, ils constituent une culture commune et le correcteur est censé savoir plus ou moins ce que pense tel ou tel. Malgré cela, chaque année, des élèves arrivent avec des livres d'auteur hors liste dont le correcteur ne connaît rien mais rien du tout. Ce qui n'aide pas l'élève. En ce sens, mieux vaut donner à lire Heidegger que Cespédès à ses terminales.
Ensuite, il est souhaitable que l'élève ait entendu parler de ces auteurs au cours de l'année. Parce que ce sont des auteurs importants—preuve en est on en parle encore, indépendamment de leurs idées : Platon dans l'antiquité était antirépublicain, Thomas d'Aquin au Moyen-âge a théorisé la guerre juste, Alain à l'époque contemporaine était antisémite, bonjour le marigot puant !). Mais là déjà deux remarques : il y a des auteurs (saint Thomas, Saint Anselme, Averroès, Heidegger sur qui on fait assez souvent l'impasse, faute de connaissance). Heidegger, son répertoire d’œuvres complètes exploitables est mince. À part « qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? » et « l'essence de la technique », je vois pas dans quoi un collègue pourrait vouloir se lancer.

Pourquoi ce n'est pas une recommandation ?
Le programme de philosophie n'est pas donné à titre d'édification et d'élévation spirituelle ; la IIIe République, c'est fini. Le programme est là pour permettre aux élèves de ressortir de leur année avec en tête quelques grands jalons de l'histoire de la philosophie, quelques éclaircissements sur de grands problèmes classiques.
Heidegger est-il important pour comprendre l'histoire de la philosophie ? Oui. Tout nazi qu'il soit. D'une part parce qu'il a un point de vue original sur l'histoire de la pensée : la question de l'être, posée par les premiers penseurs (poème de Parménide), est vite éclipsée et toute l'histoire de la pensée humaine est l'histoire de cette occultation puis de cette redécouverte. On peut la critiquer, mais elle réunit d'une part les grandes visions totalisantes du XIXe et la tentation critique de Nietzsche. Il jouit aussi d'une profonde influence sur toute une partie du XXe siècle—le déplorer ne changera rien à l'affaire. Influence sur des personnalités et des pensées très diverses : Sartre, Lévinas, Deleuze, Derrida, Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, pour n'en citer que quelques uns (que je lis ou ai lu). Dois-je rajouter quelques uns de ses élèves ? Arendt, Jonas, Anders. Doit-on effacer Heidegger de l'histoire, de l'histoire mouvementée du XXe siècle, comme on effaçait les visages des apostats de la révolution sur les photos d'archive ? Ce révisionnisme épidermique et moralisateur de l'histoire de la philosophie a quelque-chose de facile et de grotesque.
Parce que, en plus d'être important pour saisir les filiations entre auteurs et pensées, Heidegger est représentatif de son époque.



L'époque Heidegger

C'est là qu'on va se demander ce que ça signifie pour Heidegger d'être nazi, et pourquoi il l'est devenu. N'oublions pas que son livre le plus important, Être et Temps, date de 1927. Avant Hitler, avant les nazis donc. Il faut replacer Heidegger dans son époque pour comprendre comment on peut être et philosophe et nazi.

Le XXe siècle est un siècle de guerre et de mort. La première guerre a fauché plus que des vies. Elle a fauché l'espoir même de vivre une vie humaine. Elle a plongé le siècle et toute une jeunesse dans les ténèbres. Le but était d'en sortir. Il y a eu Dada qui disait merde, le surréalisme lancé dans sa quête d'un tout autre, l'écriture blanche qui se voue au silence et à la mort. Il y a eu wittgenstein, ébranlé par la guerre, écrivant pendant les combats son tractatus. Il y a eu Georges Bataille, ravagé par ce qu'il a vécu. Et Heidegger, qui assoit son questionnement philosophique sur les décombres, en vue de tout rebâtir. C'est comme ça qu'on peut comprendre ces nombreux passages où il affirme que la philosophie ne cherche pas à donner des réponses mais à approfondir l'inquiétude, l'angoisse, à creuser les questions jusqu'à ce que, au moment où tout nous lâche, la réponse vienne. Non pas d'un exercice rationnel, de la philosophie, mais du plus profond de nous, quand angoissé on n'a plus rien, pas même la philosophie, à laquelle se rattraper. Ce qui se révèle en nous alors est ce qu'il y a en nous de plus authentique et si philosophie on doit faire, c'est à partir de ça qu'on doit la construire. Car c'est la dernière chose à laquelle on est lié quand plus rien ne justifie de vivre une vie convenue. Un truc en nous qui résiste et refuse de crever. Bataille en refusant de crever s'est fait joyeux cynique, auteur d'une pensée du rire et de l'ivresse. Wittgenstein a voulu se faire moins que rien : après avoir résolu le problème fondamental de la philosophie (de quoi peut-on parler?), l'essentiel (« le mystique ») restait pleinement posé : qu'est-ce que le monde et que dois-je y faire ? Cela, la philosophie ne peut que le taire. C'est ce dont on ne peut parler. C'est pourquoi il voulait mener une vie simple, de petit prof, et ne plus parler. C'est pourquoi il voulait répondre de cet essentiel avec sa vie. Heidegger, comme beaucoup d'autres, a essayé de développer une philosophie des décombres, qui ne soit pas là pour donner les réponses (qu'est-ce que la vie bonne, qu'est-ce que le monde, qui virer du programme de philo, etc.), mais pour indiquer dans quelle direction il avait lancé sa vie et donner à voir aux autre comment lancer la leur dans sa direction propre. La vie de Heidegger, avant d'être nazie, est une vie paradoxale de refus au cœur même de l'acceptation.

On le voit, la philosophie, dans toute la première moitié du XXe siècle, est une lutte avec les mots pour transcrire ce qui ne peut qu'échapper au langage ; là dessus Wittgenstein avait raison. C'est une philosophie de l'engagement entier, de l'engagement de tout son être dans les tourments de l'époque, pour arracher aux mots ce qu'ils ne peuvent que manquer d'exprimer. Même lutte jusque chez Sartre, Lévinas. Il faudra attendre le structuralisme pour voir abandonner ces affres et ces gouffres, pour entendre dire à nouveau qu'il est possible de parler.



D'accord, mais et son nazisme ?

L'Allemagne au tournant du XXe siècle est farouchement antisémite. Heidegger, qui a grandit dans un milieu catholique, est culturellement mais foncièrement antisémite. C'est l'époque ; c'est pas le dédouaner de dire ça, les idées nous viennent bien de quelque part. Ce ne sont pas leurs raisonnements qui produisent l'antisémitisme, mais bien l'environnement dans lequel ils ont évolué et qui constitue à nos yeux leur impensé. Cet antisémitisme en Allemagne est resté très présent, pendant la grande guerre, la république de Weimar, jusqu'au IIIe Reich, et encore aujourd'hui. Heidegger est-il resté fidèle à ce catholicisme ? Le livre de Farias—c'est bien de l'évoquer, c'est mieux de le lire—semble dire que non : marié à une protestante, père d'un fils non baptisé, coupé des milieux catholiques (en raison de son mariage, mais aussi à des fins stratégiques), il mène une vie peu catholique (il trompe tout de même sa femme avec une élève juive, je réclame explication). Mais il reste fidèle à l'esprit des mouvements de jeunesse catholiques auxquels il a participé : il manifestera toujours un attachement exclusif au terroir, à l'arrière-pays, à la nature, condamnera toujours toute civilisation matérialiste, les villes et la vie urbaine, le progrès dont, avec un pessimisme certain, il ne verra que le pire (d'une certaine manière, c'était un décroissant). Or cet amour du terroir, de la tradition, de l'archaïsme, est un des deux versants du romantisme allemand, le versant nationaliste, qui l'a emporté au XIXe face à l'autre, universaliste.
Il conservera d'ailleurs une grande proximité avec les associations de jeunesse, dont celles qui imposeront le nazisme dans les universités. Avec la montée du nazisme, il va réinterpréter ses concepts à la lumière du mouvement, les utilisant afin de servir la propagande nazie, d'insuffler l'amour de la patrie, le sentiment d'appartenance à un peuple (une unité ethnique), le goût de l'abnégation au service du pouvoir. Victor Farias montre bien comment, à partir du nazisme, on peut expliquer la conception que se fait Heidegger à l'époque de ce qu'est la vie authentique et de la manière dont elle s'inscrit dans l'histoire. Ce qu'on peut en tirer c'est que oui, les concepts heideggeriens peuvent être utilisés pour prôner le nazisme, ils ont sans doute amené Heidegger au nazisme quand ce dernier à commencé à faire parler de lui (c'est un sympathisant de la première heure). Mais la question que je pose, que je me pose encore, c'est si ça fait du texte de 1927 un texte nazi avant l'heure et s'il n'est pas possible de rendre compte, avec les mêmes termes, d'une existence authentiquement communiste. Victor Farias semble dire qu'à cette époque Heidegger lui-même n'était pas tellement fixé sur le sens de son texte.

Ensuite, n'oublions pas ce fait étrange : c'est que, dès lors que les SA ont été écrasés (ils étaient trop extrêmes et Hitler devait s'en débarrasser pour s'allier les grands industriels), Heidegger condamna Hitler : ce dernier n'était plus à la hauteur de sa mission, il avait manqué au véritable nazisme que Heidegger défendait dans ses textes et qu'incarnaient les SA. À ne pas rentrer dans ces arguties on perd en finesse historique, on s'interdit de comprendre des choses. Il ne s'est pas opposé à Hitler, il ne l'a pas combattu, il était seulement sur une autre ligne plus radicale et pleine de dépit envers Hitler. Comme nous le disions : refus au sein de l'acceptation. Cela nous amène tout de même à interroger : Hegel n'avait-il pas vu dans Napoléon l'incarnation de l'esprit du temps ? Être philosophe à ses yeux, cela ne revenait-il pas à tailler un costard intellectuel à cet empereur ? À l'enrubanner d'idées ? À lui imposer une mission historique grandiose ? Virer Heidegger, c'est s'interdire de questionner le rapport que les philosophes entretiennent avec l'histoire (et pour nous l'histoire, c'est d'abord la révolution), la guerre, les hommes politiques. Cette histoire n'a rien de simple, pousser des cris d’orfraie sur twitter et lancer des pétitions grandiloquentes sur Change n'aide en rien. Nous devons éviter les simplismes et faire confiance aux enseignants, qui, loin de toute autopromotion et forts de leur liberté académique, peuvent utiliser non seulement les textes de Heidegger, mais sa personne même, pour soulever des problèmes importants qui sont encore d'actualité. Après tout, le problème mérite d'être posé : comment des philosophes embarqués par l'histoire, poussé par les traditions dans lesquelles ils ont grandi, peuvent/pourraient en pensant l'histoire qui se joue devant s'en extraire et la juger impartialement ? Peut-on même s'extraire du cours des choses ? Ne reproche-t-on pas à Sartre de n'avoir pas résisté ?