Cradingue mastiquait consciencieusement
mais sans plaisir. Il retournait entre ses dents un problème
insoluble, qu'il attaquait de toute sa salive. Il en bavait. Mais pas
d'envie comme quand il vit arriver nos plats, non, mais bien parce
qu'il y avait un truc là qui ne passait pas, qu'il arrivait pas à
avaler et comme il se refusait toujours à cracher le morceau, ça
lui coulait sur le menton. Je regardais ça avec un dégoût mêlé
d'appréhension quand sa glotte fit des bonds au milieu de son cou,
dansant une gigue victorieuse avec les gouttes de salive sale qui lui
tournaient autour.
Il posa ses couverts sur le bord
l'assiette, prêt à dire ce qui lui pesait sur l'estomac et commença
d'une voix mesurée, contenue. Comme s'il ne voulait pas tout vomir
d'un coup.
« Je me suis pris d'une nouvelle
toquade. D'un coup ... »
Je n'arrivais pas à savoir si j'étais
surpris ou curieux. Ou si je m'en foutais éperdument.
« … ça m'est venu comme ça :
écrire sur le cinéma. »
Ouais. En fait, je m'en foutais royal.
Mais je jouais la surprise. Pour le faire parler et manger
tranquille. Au moins quand il parlait il ne me coupait pas l'appétit.
« Je sais ce que tu vas me dire.
Que c'est pas tellement mon truc le cinéma. C'est pas faux. Moi ce
que j'aime, c'est les paupiettes. Mais bon, j'en ai vus quand-même,
des films. Dans les années 90, l'endroit le plus cool vraiment
c'était le vidéoclub, alors on y allait tout le temps. Et que faire
dans un vidéoclub, à part emprunter des films ? Alors oui,
j'en ai vus, des films … Beaucoup.
Beaucoup de films nuls j'avoue, mais on
n'en savait rien de rien à l'époque, on regardait tout. Sans
distinction, sans saisir les nuances. Grands classiques et mauvais
films, navets et bons films, c'était tout comme. Faut pas oublier
qu'à l'époque on trouvait au buraliste tout Hitchcock en VHS et des
saisons entières de la Quatrième Dimension alors pour nous un
classique, c'était juste un film que t'allais acheter avec tes
clopes. Quand on sait ce qu'on y trouvait d'autre, en terme de VHS,
il y avait franchement de quoi être confus. Avec les paupiettes par
contre, jamais aucun doute. Les paupiettes, c'est un peu le noyau de
certitude dans ma vie, quand tout fout le camps au moins il y a les
paupiettes. C'est mon refuge dans la tourmente. »
Il ouvrit ses larges paumes au-dessus
de son assiette pour me montrer ses fichues paupiettes.
« Regarde-moi cette perfection :
Regarde cette farce. Boeuf-légumes bien épicée, parce que c'est
piquant d'aller en dedans, que ça te laisse un goût sur le bout de
la langue qui t'accompagne après pendant des heures. Elle est
ballottée dans une fine tranche d'agneau tout juste colorée, une
éventuelle bouée grasse autour pour la rondeur en bouche et la
gourmandise, parce que le gras c'est gourmand et la rondeur,
charmant. Et regarde-moi si c'est pas sexy cette ficelle qui te moule
le tout. La paupiette elle ment pas, on sait à quoi s'en tenir avec
elle. Un planté de fourchette, un tranché de couteau, et ce que tu
vois c'est ce que tu as, c'est tout ce dont tu peux rêver dans la
vie et tout ce que tu peux en apprendre. Parce que la paupiette elle
te dit une chose, elle t'en dit qu'une seule mais cette chose-là
elle en dit long : qu'au fond, on est tous des bœufs. Parce
qu'on aime ça quand la ficelle nous moule la couenne. Mais quand on
est amoureux on est tous des agneaux de trois semaines. On est
tendre, et on est cuit.
L'éternelle contradiction humaine,
exprimée en un plat goûtu, baignée d'une sauce blanche et épaisse.
Le graveleux et le romantique enfin réconciliés. Et d'un coup ton
assiette, c'est une scène primitive où les rondeurs maternelles
s'enrobent du jus du père. C'est putain de beau les paupiettes, je
trouve. Et moi, ce que j'aimerai : c'est que les films soient
comme des paupiettes. J'aimerai pouvoir trancher leurs contradictions
d'un coup de dents, les laisser fondre sur ma langue que mes papilles
en absorbent les saveurs, que mon palais en dégage les sens, que
les sucs, que la matière me coulent en dedans, par la gorge, pour me
restaurer, je veux être gorgé de films comme une éponge amoureuse,
comme un estomac qui restitue à tout ça son unité perdue, son
unité pâteuse de magma originel et que tout ça me coule en dedans
comme du boudin dans l'intestin. »
Cradingue était en sueur et moi
j'avais perdu l'appétit. Dans sa folie il s'était emballé et tout
le temps qu'il tenait le crachoir il projetait sur la toile blanche
de mon t-shirt l'image vivante de ce qu'il racontait : un nuage
crémeux de viande postillonnée qui était comme un simulacre de
cinéma et comme le substrat matériel des images que ses mots
évoquaient. Mais tout ce que je voyais moi, c'est que j'étais bon
pour changer de vêtements. Cradingue avait d'autres préoccupations
visiblement :
« Je veux les manger les films.
Je veux les voir avec le ventre. Pour ça que je vais écrire dessus
le cinéma. Parce que le vrai plaisir de la chair, c'est la
digestion. Tu somnoles et t'es bien. Et pendant que t'es bien, ton
bide fait tout le boulot : il résout les contradictions du
plat, il sépare et il lie, il met du plat en toi et de toi dans le
plat et tout ce qui ne participe pas de cette fusion intime entre le
mangé et le dormeur, il le chie. Et ce que tu chies c'est de la
merde.
Avec le cinéma rien n'est si clair,
parce qu'on consomme avec les yeux. Y a pas ce travail patient et
efficace des dents du couteau et des incisives, le broyage régulier
des molaires et cette houle de langue et de salive bouillonnante qui
te fait fait rouler le plat comme un cadavre échoué dans la bouche.
Y a pas tout ça. Piquer de la fourchette, trancher, couper, mâcher,
déchirer inciser, tremper de sauce et mettre à la bouche, mêler
d'un geste les couleurs d'aliments, carotte, haricots et viande,
c'est transformer l'assiette en film déjà, c'est scénariser sa
mastication et bobiner la digestion. Manger, c'est se faire un film
avec la bouche, c'est faire tout un cinéma d'une simple paupiette.
Mais les yeux ça salive pas. Ça pleure de fatigue. Et les larmes de
fatigue elles attaquent pas l'écran. Les paupières clignent oui,
mais les cils en ont émoussé le tranchant et cligner des yeux ça
mord pas dans le film. Alors qu'est-ce qui est de la farce, qu'est-ce
qui est de la merde, les yeux en savent rien et tout ça ça te fait
tourner la cervelle. À la fin t'agis plus t'es trop lourd, tu
regardes le monde avec des yeux repus et de la merde plein la tête.
Et moi j'aime pas ça. Alors je vais écrire. Pour que la cervelle
soit comme un deuxième intestin. C'est dangereux de faire de
l'intestin un deuxième cerveau faut pas, c'est la domination de
l'oeil impuissant sur le ventre ça, c'est de l'impérialisme
oculaire. Ce qu'il faudrait plutôt c'est remettre du ventre,
apprendre à la cervelle à chier. Alors ça ira mieux. Pour ça que
je veux écrire. »
Bizarrement, au milieu de ce délire
pathologique il me semblait qu'il y avait là quelque-chose de bien
senti, presque du vrai, et ça j'arrivais pas à le digérer. Je
préférais me moquer de lui et pousser cette plaisanterie plus loin.
« _ Ouais ok. Et tu vas écrire
quoi au juste, euh, je suis curieux. Sur le cinéma ?
_ Chais pas encore. Ce que je t'ai
dit ? Je vais le dire à tout le monde ... Je vais écrire aux
Cahiers du Cinéma, que les films ça doit être comme des
paupiettes. Et à la Fémis aussi. ''Faites vos films comme des
paupiettes''. Y avait la Nouvelle-vague, après y a eu Christian
Clavier. Maintenant : ça sera paupiettes. »
Il est temps
d'attaquer le plat de résistance. Parce que c'est un gros morceau et
qu'il me résiste. Parce que c'est au moins la cinquième fois que je
m'y essaye et parce qu'on a déjà passé assez de temps comme ça
sur cet album. Au départ j'étais parti juste pour écrire trois ou
quatre notes. Pas plus … Donc bon, voilà : Right In Two.
On a là une des
plus belles chansons de l'album. Avec elle, je l'ai déjà dit, on
s'élève au niveau du divin, musicalement autant qu'en texte et
disons-le franchement, c'est lyrique. L'éclate définitive. On
abandonne le niveau individuel (vicarious), clanique
(jambi-wings for mary), on arrête d'errer, de fausse issue en
mauvaise solution (the pot-rosetta stoned), on abandonne même
l'humanité (intension) pour adopter un point de vue
véritablement cosmique. C'est dire qu'on tangente les sommets.
Notre
interprétation délirante de Intension nous menait des
instruments brisés, de la musique terrestre et sans âme au divin, à
la voix des anges. La voix des anges, ça y est on y est : c'est
Right in Two. Mais pas directement, il faut être Sainte
Cécile pour les entendre directement, mais c'est la voix des anges,
malgré tout, rapportée à la troisième personne.
Pour éviter de
dire trop de conneries, trop de platitudes sur cette chanson, il
faudrait éviter les envolées délirantes et tenter, pour bien
restituer ma gêne, de provoquer une sorte de vertige. Créer un
double mouvement à la fois d'élévation et de chute. Car vraiment
avec cette chanson on est pris dans deux mouvements opposés. Une
vision surplombante sur une humanité défectueuse et, malgré tout,
puisque cette chanson existe pour dénoncer nos travers, un mouvement
d'élévation de notre abaissement vers une sorte d'état angélique
et apaisé. On est donc pris à la fois dans la détestation et
l'abaissement, dans la condamnation de ce que nous sommes, puisque
cette chanson s'adresse à nous et pas aux anges, puisqu'elle nous
invite à nous regarder nous mêmes de haut et à nous juger, mais en
même temps on est pris dans un mouvement d'élévation,
d'éloignement vis à vis de ce qu'il y a de plus bas en l'humanité.
D'une certaine manière, en prenant le point de vue des anges, la
chanson fait de nous des anges. Elle nous fait voir une vérité,
notre inhumanité, contre laquelle on ne peut rien, elle nous fait
vivre une perfection, celle des anges, qu'on ne peut, a priori, pas
réaliser. Cette chanson devrait donc être une torture, elle devrait
nous humilier doublement. Mais elle nous ravit. Sa musique nous
ravit, les paroles nous ravissent, la voix nous ravit. Elle nous
arrache à notre inhumanité et dans la contemplation esthétique
fait de nous des anges : sans jugement, sans volonté, sans
souffrance. Elle nous montre donc une perfection non seulement que
l'on pourrait atteindre mais que l'on atteint de fait, dans la
contemplation esthétique, en s'arrachant à la vie. Et si cette
perfection est à notre portée, c'est que notre inhumanité n'est
pas une fatalité, que l'on peut s'améliorer, individuellement et
collectivement. Elle nous humilie cette chanson, oui. Et en même
temps nous grandit. C'est ce double mouvement qu'il faudrait traduire
à chaque parole.
Hélas, je ne me
sens pas le souffle lyrique pour cela. Je ne crois pas non plus à
l'inspiration comme les poètes grecs. Donc je vais pas aller chialer
ma muse. Du coup je me sens un peu baisé, à savoir quoi faire tout
en me sachant incapable de le faire, à devoir le faire malgré tout
parce que personne le fera à ma place. À défaut d'être lyrique et
vertigineux, si j'arrivais à être précis et, avec de la chance,
profond, ce sera déjà bien assez.
Une anthropologie
conflictuelle
Là où Intension
présentait nos conflits comme des accidents de l'histoire qui
auraient pu être évités, Right In Two reprend ces mêmes
conflits mais en les inscrivant dans la nécessité. Ici, il est
question de les enraciner, encore, dans une nature humaine. C'est
parce que nous sommes tels que nous sommes, peut-être parce que nous
ne pourrions pas être autrement, que nous nous combattons les uns
les autres. Il est dans notre nature de nous battre ; et toute
anthropologie doit être une éristologie, une science des conflits,
de la discorde, une étude de l'hostilité. On dira donc d'abord deux
mots des conflits dans lesquels l'humanité est engagée avant de
dire deux trois mots de la manière, très classique, dont est
dépeinte l'humanité dans cette chanson.
Ici la guerre est
permanente, elle est le fait essentiel de l'homme. L'hostilité est
plus que générale : elle est universelle et polymorphe. Mais
ce qui est au principe de cette hostilité universelle n'est pas
tellement clair. C'est cette absence de clarté, ce trouble, qui va
nous mener au vertige, qui va ôter le sol sous nos pieds pendant que
nous cheminerons dans notre interprétation.
Ce qui est
certain, en tout cas, c'est que nous nous battons. Nous nous divisons
et nous nous opposons les uns aux autres. Nous nous séparons en
groupes égaux, nous fabriquons des massues, nous forgeons des épées,
et nous massacrons nos frères.
« Silly
monkeys give them thumbs they forge a blade
and where there's
one they're bound to divide it right in two (...) Silly monkeys give
them thumbs they make a club and beat their brother down »
Il y a bien là
l'idée d'une même humanité divisée, coupée en deux parties
égales, en deux camps opposés. On aurait beau jeu de se lamenter
sur la folie des hommes et de rater là-dedans le mot le plus
important dans ces évocations de luttes : « bound
to ». « Where there's one you're bound to divide
it right in two ». « Là où il y a quelque chose
vous êtes assurés de la couper en deux ». « Là où
règne l'unité vous êtes assurés de créer la contrariété ».
Je dis « assurés » parce qu'ainsi je ne m'engage pas
dans une analyse, je reste le plus neutre, le plus en surface
possible. Et je parle d'unité et de contrariété pour rester vague,
ce qui pour le moment est nécessaire. Préciser, sortir de la
neutralité, ce serait déjà interpréter et s'engager dans l'un des
mouvements, d'ascension ou de chute, au choix. Demandons-nous d'abord
à quoi tient cette certitude (pourquoi sommes nous assurés de
diviser) et essayons de déterminer ce qui nous empêche d'agir
autrement.
D'une certaine
manière on est contraint de se faire la guerre. « Bound
to ». Intension l'avait montré à sa façon : dès
lors qu'on se rassemble pour former un groupe, l'humanité est
divisée en deux, right in two : entre eux et nous, entre
l'étranger et le voisin et l'étranger, eux, l'autre, etc. est une
menace. Par sa seule présence il menace la solidité du groupe. Soit
de l'extérieur—il est dangereux : s'il s'aventure loin de
chez lui c'est pour piller ; soit de l'intérieur—si la vie
hors du groupe est possible, pourquoi ne tenterai-je pas ma chance ?
Parce que l'humanité est divisée en groupes, ces groupes
s'entre-déchirent et vivent dans la crainte de l'effraction et de
l'éclatement. À cause de cette crainte, pas de fraternité entre
frères humains. Contrainte historique donc, qui impose aux individus
ses cadres de pensée, mais surtout contrainte naturelle,
instinctive, corporelle.
C'est par la forme
de notre corps, par les actions que cette forme entraîne, que nous
fabriquons des armes pour nous entre-tuer. D'où cette obstination à
nous rappeler notre basse extraction simiesque, d'où ce lien de
cause à effet entre les « pouces » et les armes.
« Silly
monkeys give them thumbs, they forge a blade, première
conséquence, and where's there one they're bound to divide it »,
seconde conséquence. Le pouce, la main, symbole de l'intelligence
pratique et de l'inventivité humaine depuis Aristote, mène aux
armes et les armes à la séparation et à l'opposition : on l'a
vu, c'est l'arme qui fait de l'étranger un ennemi. L'unité brisée
ici est celle de l'humanité. Unité brisée par la technique, fille
du pouce opposable, de notre conformité physique. De notre humanité
animale, type accompli du vieux singe méchant, ironique, mu
par un instinct agressif.
Tous nos malheurs
nous viennent du pouce. On comprendra donc que c'est pas notre faute.
On aurait
cependant tort de limiter la conflictualité à la guerre. La
conflictualité des corps se double de la conflictualité des esprits
et avant d'en venir aux mains on se dispute, on débat,
on « fight over ». On s'oppose pour s'opposer, à
propos de tout et de rien, de la moindre chose, le moindre truc ouvre
à interprétations contradictoires. C'est comme cela, aussi, qu'il
faut comprendre le « where's there one you're bound to
divide it right in two » : là où il n'y a qu'une
seule chose vous êtes contraints d'en produire deux. Et dans la
chanson, on se prend vraiment la tête sur tout, on « se
dispute à propos des nuages, du vent, du ciel, de la vie, du sang,
de l'air et de la lumière, de l'amour, du soleil (même Brian
Molko veut se battre pour le soleil, c'est dire), on se bat même
pour pouvoir continuer à se battre, pour l'instant on se bat pour
l'élu ou pour dieu ou juste pour se révolter », etc.
« Fight over the clouds, over wind, over sky and Fight over
life, over blood, over air and light Over love, over sun, over
another Fight for the time, for the one, for the rise »
Deux remarques ici
s'imposent.
Si on peut se
disputer quant à la nature du soleil, c'est parce que Dieu, nous dit
la chanson, nous a fait don de certaines qualités
spirituelles qui sont autant de bénédictions.
Par elles, nous devrions être divins, participer du divin donc. Ces
qualités sont, dans l'ordre du texte, le libre arbitre ou la libre
volonté (Why did father give these humans free-will), la
raison (Father blessed them all with reason) et
la « capacité à lever un œil vers les cieux conscients du
peu de temps que nous passerons sur terre ». Traduit
conceptuellement, c'est la spiritualité, à la fois conscience de la
mort et sentiment religieux. Donc quand on se dispute à propos du
ciel, du soleil, des nuages, on se dispute à propos des choses
sacrées et élevées. Il entre du divin, par là, dans nos conflits.
Mais comment y entre-t-il ? Ce serait étonnant qu'un don de
Dieu soit à l'origine d'incessantes querelles, un tel don ne
devrait-il pas participer de notre félicité ? Faire notre
bonheur ? Peut-être que ces bénédictions divines sont
perverties par une faculté animale, purement naturelle : le
langage. Ne sommes-nous pas, après tout, des « talking
monkeys » ? Ce
langage, animal, naturel, fruit de hasards successifs, obscurcirait
notre raison et notre liberté en leur donnant comme objet non ce qui
est, réalité sensible en nous et hors de nous, mes des abstractions
vagues qui nous détourneraient des choses, nous éloigneraient de la
réalité, nous égareraient dans le vide. Le langage, ce mauvais
guide, nous perdrait et à cause de lui nous gâcherions de manière
répugnante ce qu'il y a de plus pur en nous, de plus élevé :
notre part de divinité. La théorie est belle. Dommage qu'elle soit
fausse.
Ce n'est pas à
cause de notre animale, querelleuse et bavarde, que nous nous égarons
de la sorte et nous lançons dans ces conflits sans fin. C'est bien à
cause de ces bénédictions divines :
« Why did
Father give these humans free-will, NOW they're all confused »
C'est la liberté
elle-même qui nous arrache à notre animalité et nous égare. Il
aurait mieux valu à ce compte-là qu'on reste des singes, mais le
mal, parce que c'est bien un mal visiblement, est fait. Cette liberté
nous égare, nous pousse à ne pas écouter notre raison :
« Father
blessed them with reason and this is what they choose ».
Les dons de Dieu
seraient eux-mêmes la cause de nos querelles, de nos guerres ?
De nos conflits permanents ? Les anges alors demanderaient à
juste titre pourquoi ces facultés nous ont été données vu l'usage
qu'on en fait. À quoi bon être libre si c'est pour prendre les
pires décisions qui soient ? À quoi bon la raison si elle
n'est jamais écoutée ni suivie, pire, si elle se met à la remorque
du langage pour raisonner à vide sur des abstractions creuses, si
elle se met à la remorque de notre nature animale pour servir ses
intérêts au lieu de les surmonter ? On voit ainsi que
peut-être, espérons-le, ces facultés spirituelles ne sont pas en
cause, que ce qui est en cause, ce sont leur mauvais guide :
notre nature simiesque et bavarde. Pourquoi permettre que nous soyons
misguided, pourquoi ne pas
laisser la raison seule agir en nous ? Pour que nous soyons
responsables de nos choix et par là sujets au blâme et à l'éloge.
La seconde
remarque est destinée à balayer tout ce qui vient d'être dit d'un
revers de la main. Ce n'est pas à cause d'un mésusage de notre
raison qu'on est en désaccord sur les choses. C'est grâce au
contraire à un bon usage, à un usage actif et efficace de nos
facultés. Celui qui ne raisonne pas ne peut s'opposer à personne, à
aucune raison, à aucun raisonnement. Il est donc condamné à
toujours être d'accord avec tout. Ce qui n'est jamais une bonne
chose. Si nous voulons utiliser correctement les dons qui sont les
nôtres, nos facultés, nous sommes « bound to »,
nous sommes obligés de poser les contraires dans l'unité des
choses sur lesquelles nous raisonnons. Notons bien ici que
l'obligation n'est pas la contrainte. L'obligation est une exigence
morale et rationnelle, et non une pression instinctive, qui nous
conduit à faire les choix que nous faisons. Choix pratiques,
décisions, mais aussi choix théoriques, interprétations. La raison
est une machine à produire de la différence. Une machine à
combiner les idées et à voir, en une chose, non la chose même mais
une tout autre. Prenons deux exemples :
Le soleil est ce
qui éclaire et illumine ; il fait voir. Mais il est aussi ce
qui aveugle et éblouit ; il empêche de voir. La raison nous
permet d'affirmer les deux : le soleil fait voir, le soleil
empêche de voir. Imaginons qu'on se batte à ce propos les deux
camps auront raison. Seulement, par liberté, ils n'envisageront pas
le soleil du même point de vue et s'interdiront de le considérer du
point de vue de l'autre. La connaissance sera atteinte dans un second
temps, après que le conflit ait donné naissance à toutes les idées
rationnelles du soleil, une fois que toutes auront été intégrées
dans une théorie unitaire et achevée. On aurait tort de rêver
atteindre cette théorie définitive sans conflit. Pareil en ce qui
concerne le vent. On n'en connaîtrait rien si, voyant le vent, on se
contenterait de dire ce qu'il paraît être, un souffle. Quand nous
soufflons, nous produisons les mêmes effets que le vent, dans des
proportions moindres. De là l'idée que le vent est un souffle
produit par la bouche démesurée d'un dieu. Ça a beau être con, à
une époque, c'était tout ce qu'il y avait de plus rationnel :
c'était diviser le vent comme cause (Eole) du vent comme effet
(souffle). Étant entendu qu'il n'y a pas d'effet sans cause.
Aujourd’hui on fait pareil, on divise et on projette de l'altérité
dans l'unité. Le vent n'est plus pour nous souffle, événement
pneumatique, mai événement thermique : il est le mouvement que
produit la rencontre de deux masses d'air de température
différentes. C'est par cet effort pour contredire les données
sensibles, grâce à des abstractions, que nous progressons dans la
connaissance, en envisageant les choses sous les divers angles
possibles. Puis en unifiant les visions qui, dans un premier temps,
ne peuvent que s'opposer. Notre manie de toujours nous battre peut
bien être une imperfection, mais c'est une imperfection qui n'est
pas une fatalité : elle se corrige d'elle-même dans un
processus historique. Cela est vrai aussi dans l'ordre pratique et,
pratiquement, nos querelles incessantes ont pour vocation un
apaisement : sans doute nous faut-il d'abord en passer par la
guerre, par l'opposition, connaître ce malheur et cette souffrance,
pour aspirer durablement à la paix et en organiser les moyens.
C'est donc faire
un bon usage des facultés spirituelles que de se battre ainsi et de
chercher à l'emporter à toute force, c'est s'approcher du divin que
de se livrer à ces activités que les anges réprouvent. Mais les
anges peuvent-ils seulement condamner quelque-chose de bien ?
Dire cela, n'est-ce pas affirmer l'impossible, à savoir que les
anges sont imparfaits ? C'est le but de l'angélologie critique
que de nous amener à comprendre dans quelle mesure les anges de la
chanson peuvent faire fausse route.
Une angélologie
critique
Ce que l'homme
acquière dans le temps, à travers un processus historique, à
savoir sagesse et connaissance, les anges le possèdent dans
l'instant et de toute éternité. C'est pourquoi quand ils regardent
l'humanité en contre-bas, ils n'y discernent pas les progrès que
nous faisons, ne voient que nos imperfections. Comme la perfection
est un absolu, on ne peut pas en être plus ou moins éloigné ;
du point de vue des anges, plus ou moins parfait, ça n'a pas de
sens. Ainsi, une minute est tout aussi éloignée de l'éternité
qu'un million d'années. L'éternité ne s'atteint pas en
additionnant les siècles, mais en sautant hors du temps. La
perfection des anges leur fait juger les hommes depuis une position
que ces derniers n'atteindront jamais, dont pourtant ils ne cesseront
jamais de s'approcher. Mais comme toute distance, même infime, est
infinie depuis le point de vue infini des anges, ces derniers ne
verront jamais de l'homme que sa folie. C'est pourquoi ils confondent
fatalement le positif qui en nous est en train de se réaliser avec
le négatif dont nous nous libérons. Mais n'est-ce pas là une
vision incorrecte des anges ? N'est-il pas contradictoire, s'ils
sont parfaits, qu'ils puissent se tromper de la sorte et juger en
mauvaise grâce ce que nous sommes ? Sans doute. C'est peut-être
qu'on les a qualifiés un peu trop vite de « parfaits ».
À aucun moment la chanson ne dit une telle chose. Elle nous permet
pourtant de savoir un certain nombre de choses à leur sujet. Mais
pas qu'ils sont parfaits.
Ils ont ainsi des
émotions, ils sont « puzzled and amused »,
perplexes, intrigués, déconcertés et confus, désorientés,
cela, justement, parce qu'ils ne sont pas omniscients, ne savent pas
tout : il y a pour eux, du mystère dans notre condition, dans
notre survie.
« How they
survived so misguided is a mystery »
La bible nous en
dit un peu plus sur eux : les anges possèdent raison, libre
arbitre, volonté et personnalité (ils portent des noms, possèdent
leur caractère, accomplissent des tâches distinctes, etc.).
En un mot et c'est
un peu bizarre à dire, ils sont très exactement comme les hommes.
Ils sont tout à fait humains et les mêmes mots sont utilisés pour
les uns comme pour les autres. Comme les anges les humains ont
libre-arbitre et volonté (free-will), raison (reason) et
personnalité (ils sont brothers et non pas clones). On peut
ajouter, c'est sous-entendu, qu'anges et humains parlent.
Anges et humains
sont « confused », désorientés et confus, ils
s'étonnent et s'interrogent (les humains en méditant sur la
mort, les anges en se demandant quand nos guerres cesseront). La
seule différence apparente réside seulement en ceci : les
anges sont patients et nous nous sommes répugnants.
Mais pourquoi sommes-nous répugnants aux yeux des anges ? Parce
que nous avons décidé de nous salir les mains dans le processus
historique, d'évoluer. Étant entendu que l'évolution toujours
passe par du conflit, des épreuves, du sang et de la douleur. Les
anges sont, eux, restés sur la touche, ils se sont mis à
l'écart (« on the sideline ») et se tiennent
éloignés de tout progrès, de toute évolution.
Ce ne sont donc
pas des êtres parfaits, ni supérieurs, ailés et auréolés de
gloire, apparaissant en habits de lumière aux meilleurs d'entre
nous. Ce sont des êtres craintifs, nos semblables et ils font ce que
nous-mêmes faisons toujours : briser en deux l'unité du genre
humain, poser en son sein une différence entre les uns et les
autres, les anges et les singes, de telle sorte à ce que la
conscience de leur identité soit perdue. Dès lors les anges ne
souffrent plus du spectacle qu'ils regardent de loin sans y prendre
part, puisqu'ils ne se sentent pas concernés par ce qui arrive. Ils
sont, très exactement, Vicarious, ils s'émeuvent par
procuration des errements de l'homme, non réellement des errements
mais de ce qu'ils perçoivent être tels, qui ne sont en fait que la
longue marche vers la perfection, une perfection réelle qui est
élévation et non pas stagnation. Car enfin, d'où vient l'éternité
de ces anges ? Ce n'est pas celle de Dieu ; c'est celle de
la bête, de l'animal, qui n'est pas entré dans l'histoire et
manifeste en tout une nature qui, sans être absolument mauvaise,
doit pourtant être surmontée. Parce qu'en l'état, elle s'abaisse
au niveau le plus bas, au niveau de l'humanité égoïste et aveugle
de la première chanson. État que l'album a depuis longtemps
dépassé. Et nous avec.
Quelles
conclusions tirer de cette angélologie critique ?
Une première,
d'abord, rassurante : nous sommes déjà des anges. Plus
exactement, l'humain se révèle être un composé d'ange et de singe
et doit l'être : l'ange séparé ou le singe séparé ne
réalisent pas l'humanité, se tiennent chacun en deçà ou au delà
du processus de perfectionnement, chacun se tenant dans une éternité
figée et qui n'est parfaite qu'en apparence, qui n'est en fait
qu'aveuglement. Les anges ne sont pas l'image de la perfection vers
laquelle nous nous acheminons, mais l'image d'une humanité figée
dans l'instant présent, bloquée, en quelque sorte, comme l'axolotl,
en néoténie. La deuxième conclusion, plus inquiétante, en découle
directement. Si les anges sont en dessous de nous, c'est qu'il n'y a
pas de perfection que nous puissions espérer atteindre. Les progrès
de l'homme sont des progrès indéfinis, toujours accomplis mais
jamais achevés, susceptibles à chaque instant d'être perdus. Mais
indéfinis, ils pourraient très bien être illusoires : jamais
sans doute, l'ange en nous ne supprimera le singe, jamais, c'est à
craindre, les sentiments élevés ne viendront à bout de la
bestialité. Jamais donc nous ne sortirons, si rien ne peut nous
assurer une sortie hors du singe, du problème de l'insociable
sociabilité et de la violence qui nous agite depuis le début.
On comprend, dans
ces conditions, l'outro en forme de pied de nez. Si le problème est
insoluble, autant le fuir à l'anglaise que de continuer d'échouer à
le résoudre.
Histoire de feuilletoner moi aussi, une chose encore, ou deux, pour suite
de la note sur Roger Pol-Droit. Non pas pour le sauver, je suis pas
assez bon dialecticien pour ça, mais pour enfoncer le clou dans sa
tête de bois.
Déjà, sa mention intimidante du
Concept d'Angoisse de Kierkegaard. Je me demande ce qu'il a lu au
juste, sans doute un extrait dans une anthologie, parce que le propos
de K. porte moins sur l'angoisse et la peur que sur le péché et la
culpabilité et l'angoisse n'y est pas vue en mauvaise part,
contrairement à ce que laisse penser Roger. Mais si on laisse tout
ça de côté pour regarder dans le concret ce qui se passe, on voit
s'articuler tout autrement l'angoisse et la peur.
« La peur naît d’une menace
dans la réalité avec laquelle il faut compter mais contre laquelle
on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible,
comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le corps
médical, et, finalement, une immense partie de la population. »
Je crois qu'il veut nous dire que les
soignants sont dans la peur, mais surmontant la peur et usant des
moyens qui sont les leurs, ils luttent contre le virus et sont donc
dans le courage. Le courage étant la peur surmontée. Il développe
pas comme ça Roger mais je pense pas déformer son idée. D'accord
admettons que les soignants et médecins soient du côté du
courage ; ça explique pourquoi on en fait des figures héroïques
en ce moment. Mais quand il rentre chez lui, le médecin, le
soignant, il angoisse. Il angoisse à l'idée de contaminer ses
proches, ses enfants, ses parents, si bien que certains ont préféré
les envoyer loin plutôt que de courir ce risque. Mais les autres
rentrent chez eux la boule au ventre. Nos héros sont angoissés
comme nous, c'est déjà dégueulasse de fantasmer sur leur dos un
courage collectif et franchement mythique, c'est pire encore que de
leur dénier leur humanité la plus simple. L'angoisse, c'est
peut-être ce que l'on a de plus purement humain à partager en ce
moment. Transformer cette angoisse en peur et tombe dans
l'inhumanité. La peur, c'est l'angoisse du virus rejetée sur le
voisin, transformée en peur de l'autre. Ainsi ces lettres anonymes
qu'on voit s'afficher partout contre le personnel soignant, écrites
par des voisins apeurés, qui leur demandent pour le bien de tous de
déguerpir en quatrième vitesse de l'immeuble, sans toucher les
poignées de porte ni l'élastique de leur slip et ce pour le
bien-être et la santé mentale et physique de tous. Ça c'est la
peur sans le courage. Parce que le contaminé, le soignant, le voisin
qui sort trop souvent s'acheter des clopes ou promener le chien,
c'est un objet extérieur, identifié, qu'on voit, qu'on sent, qu'on
peut craindre donc, dont on peut avoir peur. Que la peur ait un objet
n'en fait pas une chose rationnelle.
Encore un mot et j'arrête de
m'intéresser à ce plouc. Ce n'est pas la peur qui a libéré les
gens de leur angoisse. Le confinement n'a révélé à personne, si
ce n'est aux rédacteurs de tribunes dans le Monde, que notre mode de
vie était délirant. Ceux qui le disent aujourd’hui le disaient
déjà hier.
« Elle [l'épidémie] dit de nous
que nous n’arrêtions pas de bouger d’abord dans nos têtes. Que
nous n’arrêtions pas de nous divertir, de nous occuper à l’écran,
avec des jeux vidéo, avec des séries. Mais je crois qu’avec ce
bouleversement de la vie quotidienne, des déplacements, cela change
aussi nos cartes mentales. Autrement dit, c’est une sorte
d’expérience philosophique absolument gigantesque où notre vie
quotidienne change. »
ça faut m'expliquer quand-même, parce
que, les gens ne réfléchissent pas plus, ils s'insurgent, mais la
colère est divertissement, c'est-à-dire évitement, contournement
de l'angoisse. L'épidémie ne nous dit pas que nous n'arrêtions pas
de bouger, elle nous fait pester contre les inconscients qui ne
suivent pas les règles. Elle nous fait applaudir aux fenêtres à
20h, comme un rituel collectif contre l'angoisse. Mieux vaut taper
des deux mains collectivement que se ronger les ongles seul dans son
coin. On a l'air con, certes, mais au moins on cogite pas. On fait
des chansons à la con chaque jour qui passe parce qu'autrement on se
sent crever de l'intérieur. Et là dessus les bouffons de la télé,
les Bruel et consorts, sont pas mieux logés que les ménagères. Ils
ont juste plus de followers et moins le sens du ridicule. Les gens
simples évitent de casser les pieds de leurs concitoyens et
regardent d'autant plus de films, de séries, d'écrans. Écrans sur
lesquels ils voient les Bruel et autres bouffons chanter et se
moquent d'eux sur d'autres écrans encore.
Ce que toutes les plate-formes et
entreprises ont bien compris en donnant qui plus de Giga-Octets de
données mobiles, qui un accès gratuit à films et séries, qui des
accès premium, parce qu'il est bien certain que quand on reste le
cul chez soi et qu'on n'a pas trop le choix, bah, on va pas sauter
sur l'occasion comme un Descartes des temps modernes pour réfléchir
sur la condition humaine et reconstruire à nouveaux frais tout
l'édifice de la connaissance. Déjà parce que le reste du temps les
gens s'abrutissent assez de travail pour se sentir pousser ce genre
de désir inepte, ensuite parce que, maintenant qu'ils sont bien
détendus et tournent comme des lions en cage à la recherche d'une
activité quelconque et gratifiante à réaliser, dans laquelle se
réaliser, bah ils savent pas quoi faire, ils sont paumés. Parce
qu'à part turbiner et bouffer de l'écran, pour l'essentiel, les
gens savent pas trop quoi faire, on leur a pas donner la chance de
faire autre chose de leur temps. Donc ils s'angoissent, pris de
vertige face à une liberté nouvellement acquise qui peine à
choisir, qui s'avère être impuissante à choisir, écrasée par
l'éventail trop large des possibilités qui pour une fois s'offre à
elle. Du coup ils font ce qu'ils ont toujours fait : bouffer de
l'écran. Et plutôt que de se bouffer les doigts jusqu'au sang, ils
sortent applaudir. Ils se lamentent sur le nombre de morts et se
demandent quand ça va finir. Ils gueulent contre les gens qui
sortent, contre les présidents qui serrent des pognes, leur
rejettent la faute dessus, craignent les voisins et maudissent dans
leur dos, parce que tout divertissement est bon à prendre
finalement. Aucune carte mentale n'est changée. Aucune expérience
philosophique n'est vécue. Il faudrait pour cela supporter
l'angoisse, supporter de la regarder en face, donc l'identifier même
déjà et pour cela, il faudrait avoir les mots pour la nommer, ce
qu'on ne donne pas aux braves gens, aux braves gens, on donne un
tiède idéal de vie, fait de travail, d'enfants, de prêts
immobiliers et de lectures circonspectes de Roger Pol-Droit sur
France Culture ou Le Point. Appointé pour leur dire qu'ils vivent
une expérience hors du commun. Chose qu'ils ne comprendront que dans
quelques mois quand ils diront qu'ils ont été bêtes, qu'ils
auraient dû profiter du confinement pour faire ceci ou cela, qu'ils
ont toujours rêvé de faire ou qu'ils ont toujours repoussé à plus
tard, oubliant, ce faisant, les conditions objectives d'abattement,
de désœuvrement et d'angoisse dans lesquelles ils étaient plongés.
Et alors pour de bon on saura que le confinement n'a strictement rien
changé à rien, si ce n'est politiquement, en pire.
C'est con un philosophe parfois. C'est
con quand ça accepte de commenter l'actualité et que ça ne trouve
que des platitudes à dire. En même temps c'est le métier de
certains : élever la platitude à hauteur de philosophie, ou
abaisser la philosophie au niveau de la plus très « brève de
comptoir ». Deux manières de dire la même chose.
Je vais pas trop leur jeter la pierre,
je me suis moi aussi livré à cet exercice ingrat. Ici même. Mais
le plus souvent à un vrai comptoir. Je suis pourtant du genre
scrupuleux. Je n'ai encore rien écrit sur Polanski, parce que je ne
suis pas tout à fait sûr d'être ultra pertinent, rien encore sur
le virus. Encore que sur Polanski c'est pas tellement sur Polanski,
c'est surtout sur les débats auxquels on a eu droit, la question qui
revient toujours sur l'homme et l'artiste. Avec l'idée que c'est pas
le cinéma et l'art, mais les entreprises aussi qui font l'objet
d'une surveillance morale et politique de la part des citoyens, des
associations, etc. Une simple remise en contexte, contexte plus large
de l'affaire. Alors là-dessus je suis sûr de moi, là où j'avance
sur des œufs, c'est quand je demande si un cinéaste doit être
considéré d'emblée comme un artiste, avec cela comporte
d'intimidant. Le cinéma, après tout, n'est-ce pas d'abord de
l'industrie ? Avec le virus, je me suis détourné totalement
des infos. J'en ai marre chaque matin d'être douché par la connerie
des autres. À-dessus, je pense avoir assez donné. Donc j'écris pas
beaucoup, je parle encore moins, j'écoute personne, et je m'en porte
pas plus mal.
D'autres n'ont pas mes scrupules. Ils
ont des mots clés. Qui débloquent des discours prémâchés
disponibles quelque soit la circonstance. Petite citation à la clé.
Ainsi Roger Pol-Droit, sur le site de France Culture.
Il commence par dire d'abord que nos
certitudes s'effondrent à cause de l’événement, de la pandémie,
et que cela ruine nos anciennes certitudes, certitudes non fondées.
En est-on bien sûrs ? Où voit-on les personnes au pouvoir dire
qu'elles ont merdé ? Qu'elles savent pas quoi faire ? Que
les choses auraient pu être mieux gérées ? Où voit-on sur
internet les mecs se remettre en question ? Tout le monde
préfère jeter la faute sur l'autre, vitupérer, gueuler, etc.
plutôt que de vivre le doute comme une libération. D'autant qu'en
temps de guerre et de crise, l'heure n'est pas à battre sa coulpe, à
chercher des responsabilités, mais il faut aller de l'avant, lutter,
d'un même mouvement, être solidaires etc., toutes conneries
écœurantes soit-dit en passant. Même Pol-Droit est encore gavé de
certitudes bien confortables, à nous abreuver de petite philosophie.
Un mec qui s'avoue qu'il sait rien, qu'il sait plus rien, il se tait.
Ou il dit clairement que la philosophie, dans ces conditions, soit
sert la raison, les pouvoirs, appelle au calme, soit intensifie la
crise morale dans laquelle chacun est plongé. Une philosophie du
doute n'est pas là pour nous calmer les nerfs par le doux ronron
d'un professeur vieillissant. Elle est là pour nous déchirer en
deux, et citer Nietzsche en passant là-dedans, c'est moche. Très
moche.
Mais y a pire :
« Cette crise ne réveille-t-elle
pas un sentiment que nous avions oublié : la peur ? Et une
peur collective ? « Une peur qui est individuelle
et collective. Je lisais l’autre jour Kierkegaard, Le concept
d’angoisse, une lecture de circonstance. Il explique que
l’angoisse, ce n’est pas la peur. L’hypocondriaque, dit-il, ne
cesse de s’affoler tout le temps des moindres choses. Mais quand il
y a un danger réel, quand une maladie effective est là, alors on
arrête de fantasmer. On arrête de prendre l’imagination pour le
réel. On a peur. Mais cette peur a des objets. L’angoisse n’a
pas d’objet, elle est diffuse. Elle vient du dedans. La peur naît
d’une menace dans la réalité avec laquelle il faut compter mais
contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace
que possible, comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le
corps médical, et, finalement, une immense partie de la
population. »
Une immense partie de la population
aurait donc peur du virus. Comme si le virus était une sorte de
malfrat absolu qui se serait rendu maître des rues et auquel on
pourrait échapper en courant vite, en rusant, ou en le poignardant
dans le dos, en un mot, réalité « contre laquelle on peut
lutter de façon aussi réelle et efficace que possible ».
Alors les soignants, le corps médical, admettons. Mais « une
immense partie de la population », vraiment ? Pour cette
immense partie de la population, le virus est chose « diffuse »,
il a beau ne pas venir de l'intérieur, il est invisible, omniprésent et
pour certains encore comment on l'attrape, c'est peut-être pas très
intégré, mais pour l'immense majorité c'est clair : c'est pas
le virus qui nous prend, c'est nous-mêmes qui, par notre manque de
vigilance, attrapons le virus. C'est le croyant qui l'attrape, en léchant les barreaux en fer pour montrer, espèrent-ils, que Dieu est plus grand que le virus, c'est un certain président de la république qui serre des pognes à tout le monde pendant des heures à Mulhouse et qui après va contaminer tout le monde sur son passage.
La contamination n'est donc pas le
fait d'un événement extérieur face auquel on ne peut rien, c'est le fait d'une action propre face à laquelle on ne ressent
aucune peur, mais bel et bien de l'angoisse. Oui, les gens sont
angoissés, angoissés parce qu'ils découvrent que leur corps leur
échappe systématiquement dans des gestes inconscients, on se touche
le visage sans le savoir, sans s'en rendre compte, et ce sont ces
gestes inconscients qui nous rendent malades.
Du coup, pour éviter de tomber malade, on se rend malade à se
scruter en permanence. On s'angoisse. À lutter contre nous-mêmes. On s'angoisse. Pris entre l'impossibilité de rester à l'intérieur et les risques
auxquels expose une sortie. Alors on s'angoisse en allant
faire les courses, parce que sortir inquiète mais qu'on ne se voit
pas non plus crever de faim enfermé chez soi. L'inquiétant est omniprésent, le
monde redevient menaçant, et le moindre geste que l'on esquisse dans
cet enfer risque de nous tuer. Ça c'est l'angoisse, fondé en raison
ou en imagination, c'est l'angoisse.
Et Roger est un con.
Il a plus de 50 ans de philosophie
derrière lui mais ne pas voir l'angoisse qui saisit ses
contemporains les humbles, l'écraser en dessous de platitudes philosophiques fossilisées, exposées sans réflexion, c'est se montrer con.
En quelle année j'ai donné cette conférence, je n'en ai plus aucune idée. 2009, 2010 peut-être. Le but était double, ce que l'affiche montre assez bien. D'abord donner des éléments pour résoudre un problème qui dépasse Frankenstein et Shelley, à savoir c'est quoi une bonne interprétation, quels en sont les critères et les exigences, ou les prérequis. L'option que je défendais consiste à dire que s'il y a plusieurs interprétations possibles, une doit prévaloir, celle qui rend compte du plus grand nombre d'éléments présents, celle qui laisse le moins de zones d'ombres ou qui repose sur le plus petit nombre d'hypothèses. Et bien sûr, elle est celle qui s'appuie avant tout sur l'oeuvre.
C'est à partir de ce point de vue que j'attaquais l'oeuvre et tentais d'en dévoiler le maximum de matière. Avec un but très clair : démontrer que Frankenstein n'est en rien un récit de science-fiction. Chose que j'ai déjà abordée ici. Mais que je vais traiter maintenant en profondeur en reprenant mes notes d'alors.
Il est temps de finir. Pas de conclure,
juste de finir. Afin d'avoir une chance de relancer ces réflexions
depuis un autre angle. Un jour. Je vais pas continuer à faire des
petits tableaux, je vais me contenter de poser une question. Et d'y
répondre, là encore en prenant les choses d'assez haut. Il s'agira
de creuser dans le concret après. Un jour.
Pourquoi la radicalité a-t-elle si
mauvaise presse ?
On pourrait bien sûr surfer
continuellement sur les confusions entre radicalité, extrémisme et
violence pour répondre d'un haussement d'épaules avec tout la force
de conviction du « bon sens », mais on a bien vu que si
le mot sert aussi à disqualifier un Benoît Hamon au sein de son
propre camp, c'est que vraiment les choses vont beaucoup plus loin
que ça.
La conférence avait eu lieu avant les
élections présidentielles, mais je crois que de toute façon elles
n'ont rien changé, fondamentalement ; elles ont rendu plus
visible ce qui déjà se savait depuis longtemps, à savoir que le
parti socialiste et l'ump, enfin, les républicains maintenant, ne
sont que deux familles concurrentes d'une même tendance politique.
Maintenant cette tendance a son parti attitré : la république
en marche. La réponse que je vais tenter là, tient en une idée
simple, mais que je vais devoir dérouler en trois temps. L'idée
simple la voilà, elle a rien d'extraordinaire : la radicalité
est un repoussoir parce qu'elle recouvre tout ce qui menace le
pouvoir et la possession exclusive de ce pouvoir entre les mains de
quelques-uns. Elle est un repoussoir même pour le plus grand nombre,
pour cette simple raison que culture du plus grand nombre est
essentiellement celle des quelques dominants. Donc d'un côté, c'est
un repoussoir parce que ce qui va être nommé « radicalité »
s'oppose aux intérêts dominants, d'autre part parce qu'elle
conteste la culture hégémonique à laquelle nous sommes tous
soumis. Je ne me vois pas me lancer tout de suite dans des
discussions sur l'hégémonie, je ne vais que très rapidement
aborder le premier point. Développé en trois temps, autour de trois
grandes oppositions : entre république et démocratie ;
entre partis politiques et pluralisme ; entre néolibéralisme
et autodétermination.
La république contre la démocratie
Prenons les choses avec ordre. La
France est une République démocratique dont la devise reprend la
définition que donne Lincoln de la démocratie dans son discours de
Gettysburg : « gouvernement du peuple, par le peuple et
pour le peuple ». Il y a bien d'autres éléments dans la
constitution qu'il faudrait prendre en compte mais ce qui m'intéresse
ici c'est cette tension qui existe entre république et démocratie. Que la constitution ne résout pas et qui éclate donc nécessairement
à intervalles réguliers. C'est que la république se définit de
diverses manières. D'une part par la séparation des pouvoirs. Cette
définition nous vient de Montesquieu. D'autre part par le seul fait
des élections. Les élections font la république donc ; pas
nécessairement la démocratie. C'est dire qu'être en république
n'est pas une garantie suffisante de voir ses droits défendus. La
démocratie, ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour
le peuple » semble seule être la garantie d'une défense
d'abord du « bien commun », de la « volonté
générale » et de la défense des droits individuels et
collectifs. Et elle devrait l'être et le rester malgré le passage
par la « représentation », la souveraineté du peuple
s'exerçant directement (élections et référendums), oui, mais surtout indirectement, par la voie de représentants. C'est là un des lieux de tension : qui sont ces représentants, jusqu'à quel point sont-ils représentatifs et en passer par eux n'est-il pas un moyen de mettre le peuple à l'écart des lieux de pouvoir ? Les élections républicaines, jusqu'à un certain point, entraînent l'effondrement des aspects les plus démocratiques.
En effet République et démocratie
s'harmonisent mal : la république s'est même construite en
opposition à la démocratie autant qu'en opposition aux régimes
monarchistes et impériaux.
Ce pouvoir du peuple par le peuple est
dès le début écarté, passé à la trappe : les femmes sont
exclues de la tribune, le suffrage censitaire est instauré et ce
n'est que très tardivement que l'on vote au suffrage universel.
Le régime présidentiel, qui, contrairement à ce que préconisait
Montesquieu, fait passer l'exécutif au dessus du législatif,
éloigne structurellement le peuple du pouvoir, et ce d'autant plus que les voies pour accéder au pouvoir ne sont ouvertes qu'à un petit nombre. Si bien
qu'en fait, l'élu lui-même n'est plus issu du peuple.
Il est évidemment de
nationalité française, toujours, mais est-il du peuple ?
Qu'entendre par là ? Car si la république est indivisible, le
peuple, lui, est partagé. Il y a des classes, il y a des situations
diverses, certaines plus favorables que d'autres et nous savons que
depuis les années 70 il y a moins de mobilité sociale, une
disparition croissante des élus issus des classes ouvrières, etc.
Le peuple, c'est la totalité de ces classes, y compris les plus
populaires. Or ces dernières n'ont plus voie au chapitre. On est
donc face à une captation du pouvoir du peuple par une sorte
d'aristocratie (gouvernement des meilleurs), d'oligarchie (du petit
nombre), de ploutocratie (des plus riches), en un mot, quelque chose
qui n'est plus démocratique. Si tout le monde peut entrer en
politique, il serait absurde de le nier, très peu au fond peuvent
être des élus. Dans une telle configuration, va être dit radical
tout ce qui menacera l'emprise qu'exerce ce petit nombre sur le
peuple, sur les outils du pouvoir, tout ce qui s'oppose aux intérêts
de ce petit nombre et tout ce qui conteste les discours hégémoniques
qui justifient cette emprise. C'est ainsi qu'on peut comprendre,
philosophiquement, cette condamnation de Hamon, ce discours comme
quoi sa radicalité l'aurait séparé de sa famille politique
socialiste-libérale. Parce que oui, si chacun a un revenu minimum
garanti, fatalement on a du temps libéré pour penser, comprendre le
monde, agir avec des associations, se réunir ; en un mot :
devenir une force politique. Tout ce qu'il ne faut pas : le
loisir et l'activité politique doivent rester le fait de
quelques-uns. D'où le rejet par principe de toute tentative de
démocratie directe, de refonte véritable des institutions.
Mais si Hamon
peut être dit radical—je le dis maintenant : je ne l'utilise
autant que parce que je l'évoquais en introduction, pas parce
que je suis un fervent partisan qui chercherait à le réhabiliter, du
tout—c'est bien qu'il y a des partis, des hommes politiques qui, du
sein même des institutions, menacent cet ordre injuste du monde.
C'est bien qu'il y a des partis qui sont là pour défendre les
intérêts du peuple et que les choses ne vont pas si mal—que l'on
vit bien en démocratie.
Les partis politiques contre le
pluralisme
C'est oublier que cette captation du
pouvoir se double d'une raréfaction des options politiques
crédibles. Cette raréfaction permet de tolérer jusqu'à un certain
point des éléments qui a priori devraient être menaçants. Cette
raréfaction découle paradoxalement de l'existence des partis
politiques censés être les garants du pluralisme. Rousseau déjà
dans le Contrat Social mettait
en garde contre les partis, Simone Weil reconduit cette critique dans
sa Note sur la suppression générale des partis
politiques. Elle y montre bien
que le parti exerce une pression collective sur la pensée de chacun
de ses membres, exerce par la propagande une pression collective sur
la population et remplace ainsi la recherche commune du bien public,
de la justice et de la vérité par celle de l'intérêt personnel
des dirigeants du parti, l'intérêt particulier du parti lui-même,
imposés à tous par la propagande et la pression collective qui
s'exerce au sein du parti. Sur les membres du parti, inévitablement,
parce qu'ils doivent faire bloc derrière le candidat, tous doivent
jouer la campagne, le contre-exemple nous a été donné par le PS
pendant les dernières présidentielles, un manque de pression fait
imploser le parti. Sur la population parce qu'il s'agit de trouver
des électeurs, donc de tordre la pensée de ceux qui sont proches du
parti, puis sensiblement éloignés de lui, afin de gagner. Le parti
doit façonner et homogénéiser la pensée politique du peuple. Du
coup, là où, pour Rousseau, un citoyen = une pensée politique,
aujourd'hui, c'est plutôt un parti = une pensée politique, imposée
à un grand nombre de citoyens.
Les partis
participent donc ainsi d'un rétrécissement de la pensée politique
et d'un dévoiement de l'activité politique. Les partis amènent les
individus à participer et à légitimer des démarches, des idées,
des discours, des projets, avec lesquels ils ne sont pas forcément
en accord et qui peuvent même aller contre leur intérêt.
Ce rétrécissement
structurel de la pensée et des options politiques se double d'un
rétrécissement stratégique imposé par le scrutin en deux tours.
De tout le spectre politique—extrême droite, droite dure, droite,
centre, gauche, gauche dure, extrême gauche—seuls au fond la
droite et la gauche sont des « partis de gouvernement ».
C'est là l'expression consacrée. Les autres n'ont donc aucune
chance. Le centre est là comme variable d'ajustement entre les deux
partis de gouvernement, les partis les plus à gauche ou les plus à
droite servent soit de caution démocratique, soit de lanceurs de
thèmes politiques : on vote pour eux aux premiers tours pour
faire monter des thèmes qui seront par la suite saisis par les
« partis de gouvernement ». Saisis en parole, pour servir
à leur victoire, pas en actes. Les autres servent de caution :
« si les Français voulaient d'un gouvernement Lutte Ouvrière,
ils voteraient pour. Nous sommes bien en démocratie, puisque la
possibilité de voter extrême gauche existe ; et cette
démocratie est bien faite, puisque personne ne le fait ». Mais
si personne ne le fait ce n'est qu'à cause de cette culture
hégémonique qui les fait passer pour de doux rêveurs ou de
dangereux incendiaires très à côtés des exigences de la fonction
et des nécessités de l'époque. Reste alors cette alternance
gauche-droite. Est-elle une alternance d'option politique ? Oui,
en discours, « mon ennemi c'est la finance », parce que
les discours empruntent aux sensibilités radicales, qu'il faut
séduire ; mais en actes, la seule différence entre la droite
libérale et la gauche libérale, c'est que la gauche est plus
brutale dans ses mesures libérales. Et dans cette brutalité même,
ces partis libéraux vont nommer « radicaux » tous ceux
qui s'éloigne trop de ce centre libéral disputé et tout ce qui,
venu des marges, exige sans atténuation d'exister dans cette lutte
gauche-droite, vient y bousculer leur « agenda politique ».
Ces marges recueillent les partis d'opposition, les associations, les
manifestations politiques diverses qui sortent du rôle que les
dominants leurs assignent. Ainsi l'écologie politique est toujours
disqualifiée, associations autant qu'Europe-écologie les Verts. Au
centre ne sont recevables que de calamiteuses politiques écologiques
décidées en accord avec les lobbies. Face auxquelles l'écologie
politique doit s'effacer. Ceux qui manifestent pour leurs droits, qui
dérangent, qui refusent de faire les choses comme on leur dit, sont
maintenant aussi considérés, sociologiquement, comme radicalisés ;
là encore, pour clore sur les exemples et définitions évoquées et
critiquées dans les premiers temps de cette réflexion.
Néolibéralisme
contre autodétermination
Ces deux logiques
se sont renforcées depuis les dernières présidentielles. C'est ce
qu'il nous reste à voir. D'une part, les attaques contre la
démocratie n'ont jamais été aussi forcenées. À tel point que la
République même en est déformée. Il faut déterminer pourquoi.
D'autre part l'éventail des options politiques crédibles se limite
maintenant à ce nouveau parti du centre qui a dévasté la vie
politique. Épuisement définitif de l'éventail politique. Reste à
identifier ce qu'est cette dernière option qu'on nous propose et
quelles sont ses conséquences.
Commençons avec la
réduction de l'éventail politique. La République en Marche, en se
constituant en « bloc bourgeois », a réuni droite et
gauche libérales et pro-UE, siphonnant donc une grande part de
l'électorat des « partis de gouvernement ». On n'a donc
plus guère que La République en Marche comme choix, c'est en tout
cas ce qu'on nous impose comme idée par des efforts considérables
pour effacer les autres partis, renvoyés médiatiquement à leur
inexistence, à l'exception du seul Rassemblement National. Cela dans
le but de placer les électeurs devant un choix qui n'en est plus un.
Mais quelles sont
les caractéristiques de cet « extrême centre » ?
Pour l'historien Pierre Serna, c'est un courant politique qui dès la
fin du XVIIIe siècle naît en réaction à la révolution et
aboutira à l'empire. Ce courant se définit par son opportunisme
politique et par sa modération langagière : en parole, c'est
un mouvement d'apaisement et de conciliation, mais dans les faits, la
politique mise en place est la plus brutale qui soit. L'autoritarisme
et la coercition y sont débridés, autorisés d'une part par la
prévalence de l'exécutif sur le législatif, d'autre part par la
criminalisation des idées politiques, des oppositions politiques
même quand elles manifestent d'authentiques aspirations
démocratiques. Aspirations qui, on l'aura compris, ne peuvent
qu'entrer en conflit avec les buts et les méthodes de cet extrême
centre.
On reconnaît là
évidemment les traits du gouvernement actuel : le discours de
conciliation structuré autour de la coexistence des contraires (le
« en même temps ») autorise tous les opportunismes et
masque en fait des aspirations purement autoritaires qui éclatent à
travers les « petites phrases » du président, pleines de
mépris et de violence, mais aussi à travers toute sa politique et
sa gestion brutale des manifestations. Nous voyons aussi qu'il
étouffe la représentation populaire en corsetant l'assemblée
nationale et les aspirations démocratiques en écartant d'un revers
de main tout « radicalisme » au profit de ce qu'on nous
présente comme des positions pragmatiques, auxquelles donc par
définition on doit se plier. Mais qui détermine quelles sont ces
positions pragmatiques ? À en croire Serna, mais aussi à en
croire Mauduit dans son ouvrage sur « La Caste », c'est
la grande administration d’État, trustée par les représentants
de l'extrême-centre (Serna), aujourd'hui essentiellement les
inspecteurs des finances de Bercy, issus de grandes écoles qui se
sont toujours pensées en opposition à la démocratie et qui, depuis
les années 80 et les grandes vagues de privatisations, évoluent
entre le privé et le public, passant allégrement de l'un à
l'autre, au bénéfice surtout des grandes banques d'investissement
et des grandes multinationales (Mauduit). Or cette technocratie
économique est pragmatique en ce qui concerne ses propres intérêts,
mais pour le peuple, ses préconisations, devenues aujourd'hui de
véritables décisions, sont catastrophiques : réduire à tout
prix l’État, privatiser au maximum, favoriser systématiquement
les grandes fortunes et les grands groupes, choisir quelque soit la
situation l'austérité plutôt que la relance, ça ne fonctionne
pas. Par pour l’État en tout cas. Ni pour le peuple qui, il faut
le dire, se trouve soumis à un programme politique et économique
décidé et mis en place essentiellement par des individus qui n'ont
jamais été élus.
Quel est aujourd'hui la situation de la
radicalité, si tant est qu'il y ait un sens à parler ainsi ?
On l'a dit rapidement, les positions
radicales, c'est-à-dire qui se fondent sur de fortes convictions
politiques sont évacuées de la vie politique institutionnelle. Il
n'y a plus de convictions politiques à l'heure actuelle à la tête
de l’État, juste une conviction économique ultra-libérale qui ne
peut penser l’État et la politique que du point de vue du marché.
Or du point de vue du marché, donc des banques d'investissement et
des grandes entreprises cotées en bourse, la politique, faite de
convictions, de délibérations, de votes, de débats, est une
entrave. Mais ce que les institutions politiques rejettent ne meurt
pas, mais survit dans les marges et le destin d'une conviction
politique forte qui ne trouve pas à s'exprimer et à se faire
entendre par le vote, trouve d'autres manières de se faire entendre.
Extinction Rébellion, comme on en parle beaucoup, est la réponse au
rejet institutionnel de l'écologie politique, jugée radicale. Et
pour cause, elle est fondée sur des convictions. Rejet qui se fait
au nom d'une politique écologique pragmatique, sans conviction ni
efficace. Qu'en haut lieu on craigne que ce mouvement n'en guide
certains vers un écoterrorisme est d'ailleurs parlant. Cependant, le
meilleur moyen d'empêcher cela, d'empêcher que la radicalité
politique, finalement saine lorsqu'elle est encadré par la vie
publique, ne vire à l’extrémisme, n'est-ce pas justement de
remettre la politique, le conflit des convictions, au cœur de la vie
publique ?
Or, malheureusement, il est bien là le
problème, cette place au cœur des institutions ne sera jamais
accordée par les représentants de l'extrême-centre, qui ont tout
intérêt à l'empêcher ; la radicalité politique est donc
condamnée à faire effraction dans la vie publique. Le choix des
moyens décidera de sa réussite.
Suite à la chronique que j'ai publiée
sur le livre Orléans, on m'a fait savoir que ma position sur
l'affaire, malgré sa prétention à la distance et à l'objectivité,
était partisane. J'adopte le point de vue des accusateurs de Moix,
je critique celle de ses défenseurs. Depuis mon article ici, la
grand-mère maintenant intervient, le frère menace de procès. Bref,
l'affaire se poursuit, les camps sont partagés, les défenses
cependant semblent maintenant être largement de mise. Troisième
temps qui s'étire, qui s'étirera jusqu'à oubli ou rédemption.
Reste moi. Dans mon article sur les
Suppliantes, j'affirme que le rôle du philosophe, lorsqu'il parle de
l'actualité, consiste à analyser le débat et le faire comprendre,
non pas à y prendre part, mais à situer et juger le débat en tant
qu'objet. Cela malheureusement n'est possible qu'une fois le débat
clos, qu'à partir du moment où tous les éléments permettant de
comprendre ce qui se passe sont disponibles à l'analyse. Ici, il
faudrait donc établir déjà qui dit vrai et qui ment pour pouvoir
trancher. Dans un débat en cours, analyser le débat, c'est y
prendre part. Qu'on le veuille ou non, on est embarqué. Le signe de
cela, c'est l'absence de conditionnel : par ce manque de
rigueur, je trahis ma position idéale en m'associant à un camp, en
m'opposant à l'autre. La philosophie, la hauteur, deviennent des
outils rhétoriques pour faire valoir un point de vue qui, au final,
se réduit à ça : Moix ne vaut rien. C'était pas le but. Cela
pour dire une chose : l'actualité est un objet inaccessible.
Cela m'ennuie : l'actualité, j'y
reviendrai à un autre moment, c'est malgré moi l'objet unique qui
m'intéresse aujourd'hui. Je ne peux donc pas tellement me satisfaire
d'un tel constat. Dire qu'au fond je suis condamné à m'intéresser
à l'actualité comme concept et non pas comme fait me dérange
évidemment. Ce serait se retirer du monde, et si j'avoue que c'est
une tentation, c'est aussi je le sais une impasse. À moins qu'il ne
faille considérer qu'on ne l'atteint d'abord qu'en s'immergeant en
elle, quitte à se tromper, pour ensuite comprendre les raisons de
ses propres errements. Il faudrait alors que je me jette délibérément
dans l'outrance, que je prenne des positions tranchées, que je fasse
preuve, sans doute, d'une certaine complaisance. Temporaire, mais
malgré tout gênante.
Car c'est bien cette complaisance que
l'on reproche aux éditorialistes, à une certaine presse
sensationnaliste, à des hommes politiques trop peu avares de leur
parole. Complaisance qui les autorise finalement à jamais rendre des
comptes. L'idéal serait bien sûr d'avoir tous les éléments, de
pouvoir juger d'en haut, avec superbe et distance. Mais comme pour
tout, l'idéal …
Le premier élément qui rend instable
la position que j'ai essayé de prendre sur l'affaire Moix, sur les
Suppliantes, que je m'apprêtais à prendre sur le nouveau débat sur
le voile, c'est, intuition que m'a laissée un récent colloque
universitaire, la fictionalisation de l'actualité. On ne peut
s'empêcher de « raconter » l'événement, les écoles de
journalistes d'ailleurs apprennent à écrire avec cet espèce de
schéma actanciel ancré dans l'esprit : qui fait quoi, où,
quand, comment, à qui, pourquoi, etc (les anglais parlent des « 5
w »). On transforme les « acteurs », le mot en dit
déjà long, en personnages, voire en caricatures, on réduit à une
trame simple, on se livre, fatalité (les informations ne viennent
pas toutes en même temps, les articles ouvrent à contestations,
vérifications et approfondissements) ou stratégie (il faut tenir en
halène), à un feuilletonage de l'information, comme autant de
« chapitres » ou d'« épisodes », on saute
sur les « rebondissements » et les « coups de
théâtre » pour relancer l'intérêt, sans oublier, au moins
pour l'information TV, qu'on joue, trop, sur les sentiments. Il est
typique en ce sens que plusieurs films récemment aient fait le récit
de grands scoops. Plus que les événements, c'est maintenant le
traitement médiatique et le travail de mise en forme journalistique
des événements qui devient la matière des films. Reconnaissance,
de la part du cinéma, de la nature fictionnelle, romanesque, du
journalisme. Ambiguïté réalité/fiction que l'on retrouve du reste
dans l'affaire Moix : « c'est un roman ; tout y est
vrai ». Ambiguïté qui converge vers l'obsession de la fake
news et de la post-vérité qui établit la métaphysique de notre
temps : un fait peut être faux ; ce qui le rendra vrai,
c'est l'adhésion collective au récit dans lequel il s'inscrit. Le
postmodernisme a ainsi trouvé à restructuré le monde, plutôt à
le suturer. En absence de grand récit imposé par la tradition,
c'est la guerre des micro-récits. De la cohue certains se
massifient, se densifient, fédèrent. Ils deviennent vrais non pas
parce qu'ils l'étaient, mais parce qu'on les rend tels en ne les
contestant pas. Ce pourquoi même le faux peut devenir factuel.
Prendre la parole au milieu d'un débat,
c'est faire pencher le vrai, qu'on le veuille ou non, sur la base du
peu qu'on croit savoir, d'un côté ou de l'autre. Ce pourquoi il est
plus facile de parler après-coup : mais alors on ne fera que
valider la « fiction réalisée » et les identifications
opérées, distribuer les bons points. Ou la contester, mais ce
faisant, on est dans le débat non au dessus.
La seconde difficulté, c'est que la
réalité est une masse dans laquelle on découpe. Or ce découpage
n'a rien d'évident, oblige à laisser des éléments de côté, on
ne peut pas tout voir, tout traiter, tout aborder d'un coup. Choisir
un angle—est-il si vrai qu'on le choisisse d'ailleurs ?
Revient à se situer par rapport à la réalité qu'on prétend
traiter et donc à ne dire que ce que cet angle permet de dire. Les
mises sous silence sont sans doute aussi importantes que ce qui est
dit. Reprenons l'affaire Moix, qu'est-ce que j'essayais de faire ?
De traiter cette chose comme événement médiatique (mon évocation
ici de l'affaire) et comme événement littéraire (mon analyse du
roman comme auto-hagiographie ratée). Mais c'est aussi tout autre
chose. Un événement familial, et je suis pourtant bien placé pour
savoir que les relations entre frères sont pénibles, douloureuses
et que les rancœurs ont de tenace. C'est aussi un événement
psychologique ou psychosocial : comment on se construit en étant
battu, en ayant des « parents toxiques », quelles
conséquences à long terme dans la vie, etc. Sans doute peut-on en
voir encore d'autres, un événement micro-historique sur les
mentalités et la vie quotidienne dans la ville d'Orléans au milieu
des années 70, événement à construire à partir d'autres
témoignages et de fouilles dans les archives. À ne vouloir parler
du plus inhumain, littérature et médias, je ne fais finalement que
me plier à ce que ma position revendiquée (celle de philosophe)
m'impose : je traite de tout ça comme je traite des idées et
des textes. Mais l'humain ? Je le laisse à d'autres, mais il va
sans dire que ce qu'un psychologue bien informé dirait mettrait sans
doute à mal ce que j'écris et m'obligerait à me réviser.
D'ailleurs, dans mon analyse du livre, je dis bien qu'on est plus
proche de la mise en texte d'une mémoire traumatique que d'un roman
à proprement parler. N'est-ce pas là déjà la reconnaissance d'une
faille dans mes analyses ? Que sous un autre angle un tout autre
événement m'apparaîtrait ?
Que faire alors ? Ne rien écrire
ou assumer le fait d'écrire des choses dont j'aurai à me repentir,
qui mettront à mal l'idée que je me fais de moi-même et de ma
capacité à comprendre les choses, des choses qui, à la réflexion,
me révolteront contre moi-même. Ne rien écrire ou écrire et s'en
vouloir d'avoir écrit. À tout prendre, tant pis pour mon sentiment
de toute-puissance et d'infaillibilité, ne rien écrire serait
pire : cela m'ôterait toute occasion de me reprendre, donc de
penser mieux, d'agir mieux. Toute occasion d'opérer des
identifications et donc toute possibilité de les briser. Or c'est un
des enjeux du débat, identifier les acteurs, leur rôle, en
construire le récit. Moix-victime n'ouvre pas au même récit que
Moix-bourreau. Croire en ces identifications, ce n'est pas faire le
même récit que lorsqu'on les conteste avec violence : non pas
proposer un Moix-victime-bourreau ou Moix-bourreau-victime, mais un
Moix-tout-autre (ce vers quoi je tendais, en isolant un
Moix-marchadise, mais d'autres sont possibles). Car opérant cette
reprise, je me rend compte que plus important que tout ce que j'ai
écrit sur Orléans, ce qui fait que ce livre est un signe de ce
qu'est notre époque actuelle, c'est bien qu'en lui comme autour de
lui ce noue la fusion du réel et du fictif : « c'est un
roman, tout y est vrai » est une parole de plateau que
finalement j'aurai dû savoir prendre tout à fait au sérieux.
Ce que l'on vient de faire avec l’État, situer entre elles, plus
ou moins bien, les diverses positions qu'il est possible de tenir,
des plus aux moins radicales, il faudrait, pour s'assurer que ce soit
vraiment utile, le faire avec tout le reste. Tous les chantiers, tous
les champs, tous les lieux où il y a conflit en cours pour savoir
quoi penser, quoi dire, quoi faire, en un mot sur toutes les luttes,
mais même sur ces trucs pour lesquels on dit pas qu'il y a lutte,
juste débat, donc même là où le débat n'est pas encore devenu
ouvertement et manifestement une lutte.
Cela pour une raison très simple : personne n'est par nature
radical, personne n'exprime une radicalité absolue et définitive
sur chaque sujet, à moins de parvenir à ramener tous les maux d'une
société à une cause unique. Mais sinon, certains seront plutôt
conservateurs sur la famille (pas de GPA, pas de mariage pour tous)
mais radicalement contre l’État (parce que les impôts, tout de
même …). C'est pourquoi malheureusement sur certains combats
certains se surprennent à être soutenus par des personnes qui en
fait sont, profondément, des ennemis politiques. Ces confusions, ces
rapprochements sporadiques sont même recherchés activement par
l'extrême droite, qui peuvent, sur certains sujets, flirter avec des
positions de gauche, s'en approcher ; il suffit pour découvrir
la supercherie d'élargir un peu la focale. Ainsi du combat
féministe, arboré comme un étendard par certains à droite, à
droite de la droite même, à la dernière extrémité de l'extrême
droite—comme Bellatrix, site féminin de Suavelos—à seul fin
d'opposer la femme blanche et libre au crevard maghrébin ; à
coup de discours sur le harcèlement de rue, sans un mot jamais sur
Michel Sapin et le sexisme de la publicité ou des beaux-quartiers.
Comme si on pouvait considérer la femme blanche, ou qui que ce soit
d'ailleurs, de libre. Le capitalisme aussi est coutumier du fait, les
dénonciations du greenwashing et autres pratiques publicitaires
douteuses le montre bien.
Mais mesurer ainsi une sorte de coefficient de radicalité à tout de
l'activité policière. Là n'est pas le but, le but est plus
exactement sur chaque combat repérer les positions les plus
radicales possibles. Pas pour désigner des personnes qui les
tiennent, peut-être plutôt les groupes, tendances, mouvements ou
partis, mais même ça n'est pas tellement l'enjeu. L'enjeu est
vraiment de donner un contenu déterminé à la radicalité sur les
divers terrains où elle intervient et quels sont ses moyens. En ce
moment par exemple, autour de Extinction-Rébellion, on entends très
souvent dire qu'ils ont une approche plus radicale. La question est
simple : que veut-on dire par là (le plus souvent : on
veut faire autre chose que manifester dans la rue, marcher d'un point
à un autre avec banderoles et slogan) et est-ce un usage en accord
avec le contenu du concept. C'est ma seule ambition théorique ici.
L'idée d'une telle cartographie n'est pas neuve ; Marx déjà
s'y livrait en son temps, mais avec cet avantage que seul
l'intéressait la constitution du prolétariat en classe. Ce qui
réduisait son champ ; il soumet les question de famille, de
rapports entre les sexes, de rapport à l'étranger à la lutte
contre la domination bourgeoise, ramenant chaque point à une
conséquence de l'organisation capitaliste de la société.
Aujourd'hui, pour beaucoup en tout cas, ce cadre a explosé. Donc,
sans doute, sommes-nous contraints pour le réimposer, ou pour se
convaincre définitivement qu'il est dépassé, ce cadre général
et, disons-le, anticapitaliste, faire le travail à l'envers :
cartographier des luttes sectorielles pour reconstituer le puzzle de
la domination bourgeoise. Ou tout autre dessin d'ensemble qui
apparaîtrait ainsi.
Marx et le champ de la radicalité
Dans le Manifeste du parti communiste, après avoir exposé
les fondements théoriques et le programme politique des communisme,
Marx établit ce qu'il convient d'appeler un champ de la radicalité.
Il liste les forces en présence, les positions diverses qui peuvent
être tenues, commentant chacune d'elle. Une n'est pas développée :
la sienne, qui fait l'objet de tout le reste du livre. Il s'agit dans
la troisième partie, littérature socialiste et communiste,
et dans la suivante, position des communistes à l'égard des
divers partis d'opposition, d'établir les liens stratégiques
possibles avec certains camps et de poser des frontières entre
communisme et ennemis du communisme ; ennemis qui ne se révèlent
tels qu'après analyse, qui semblent à première vue être des
alliés.
C'est là une leçon importante qu'il nous donne : c'est pas
parce qu'on s'accorde sur un point avec quelqu'un qu'on est
nécessairement alliés et toute union contrenature est
catastrophique. Il nous invite au soupçon. Marx nous oblige aussi
tout à la fois à distinguer scrupuleusement la radicalité
théorique (littérature) de la radicalité pratique (partis
d'opposition) et à les lier ensemble : à ses yeux, la
littérature radicale n'est qu'utopie réactionnaire si 1) elle ne
s'ancre pas dans la situation présente 2) n'aide en rien à
structurer et orienter l'action du prolétariat. Pour nous les termes
de ce deuxième point changeraient certainement, mais l'idée reste
la même : une pensée qui ne vise pas l'action ou qui ne permet
pas d'envisager d'action n'est pas une pensée radicale.
Enfin … ne pourrait-on pas dire qu'elle est radicale mais pas
révolutionnaire ? L'aspect révolutionnaire serait dès lors
dans le domaine de l'action ce que la radicalité est dans le domaine
théorique. Mais ce serait oublier que si on désigne la racine d'un
mal, du genre l'Etat ou la propriété privée, on sous-entend déjà
une certaine action. Par exemple, si on dit avec Marx « la
condition la plus essentielle de l'existence et de la domination de
la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse entre les
mains de particuliers », si on affirme en plus que c'est de
cette domination de classe que tous les problèmes découlent, la
conclusion du syllogisme est évidente : « renversement
de la domination de la bourgeoisie » d'une part,
« abolition de la propriété privée » d'autre
part. Les deux étant rigoureusement la même chose. La pensée de
Marx est donc bien radicale en même temps que révolutionnaire. Elle
est révolutionnaire parce que radicale.
Les socialismes
Je n'aborderai guère que la littérature, que la radicalité
théorique. Il n'évoque évidemment pas les positions bourgeoises,
c'est pas le but du manifeste. Mais opposé à la bourgeoisie, il y a
donc le socialisme. Le prolétariat qui s'érige, grâce au
communisme, en classe, peut-il trouver un soutien dans le socialisme,
peut-il espérer trouver un appui théorique ou pratique dans l'un ou
l'autre des courants, peut-être des familles, je ne sais comment
appeler ça, du socialisme ? Même si en France Marx reconnaît,
dans le Parti démocrate socialiste de Ledru-Rollin un allié,
il ne présente en fait, en terme de Socialisme littéraire, que des
socialismes négatifs.
Un petit mot sur la manière dont je vais les exploiter : je
vais les traiter comme des courants littéraires, des courants de
pensée, en accord avec ce que fait Marx, mais aussi comme des idées
de classe et comme des classes, comme des forces en présence. Ce que
fait Marx à certains moment, quand il affirme que tout
anti-bourgeois qu'ils sont, les aristocrates appuient les bourgeois
dès qu'il s'agit d'écraser les aspirations révolutionnaires du
prolétariat, ce qu'il ne fait pas quand il affirme que plus personne
ne défend le socialisme du point de vue de la petite-bourgeoisie.
Parce qu'il doit bien y avoir encore une petite-bourgeoisie qui
s'efforce de vivre politiquement, s'associe avec les uns ou avec les
autres. Simplement il n'en dit rien, ne s'intéresse qu'à leur
littératures, leurs écrits, leurs idées.
Les aristocrates et les religieux sont les grands perdants de la
lutte des classes. Vaincus par la bourgeoisie révolutionnaire, ils
n'ont plus d'autre moyen pour s'opposer encore à elle que de s'en
remettre au prolétariat en lutte. C'est en cela qu'ils produisent
une littérature socialiste, certes, mais réactionnaire : la
solution qu'ils proposent aux prolétaires est de réinstaurer les
conditions féodales d'exploitation, puisque c'était la période
bénie où le prolétariat n'était pas opprimé. Socialisme
réactionnaire, donc, et de pure façade : dès qu'il le faut,
c'est-à-dire dès qu'il s'agit de prendre des mesures contre le
mouvement révolutionnaire, les aristocrates sont les alliés
objectifs de la bourgeoisie.
Le socialisme réactionnaire possède aussi une composante
petite-bourgeoise—on parlerait aujourd'hui de classes moyennes.
Pris entre le marteau et l'enclume, écrasés par la bourgeoisie
capitaliste et craignant le déclassement, la prolétarisation. Marx
reconnaît la pertinence de leurs critiques du capitalisme, mais
déplore la pauvreté de leurs réponses, qui se réduisaient peu ou
prou à un retour à l'ancien monde.
Le socialisme conservateur s'oppose aux positions réactionnaires,
même s'il en partage certains traits. Il veut maintenir le statu
quo, corriger administrativement les inégalités et empêcher à
tout prix toute révolution prolétarienne. Ce socialisme, qui est au
fond le socialisme du parti socialiste aujourd'hui, veut les
conditions de vie capitalistes sans les révolutions violentes qu'il
ne peut que générer. Réformiste, il s'oppose forcément au
communisme. Marx dans le Manifeste, ne nous dit pas comment
les considérer. Ils ne sont pas radicaux c'est certain, là où les
aristocrates pourraient l'être, qui sont des radicaux de droite,
quoi. Mais les socialistes conservateurs sont des modérés, eux.
Sont-ils donc des alliés potentiels, suivant les moments, ou des
ennemis plus dangereux encore ? Marx nous dit que les
aristocrates ne bluffent personne quand ils essayent de jouer les
socialistes. Mais les conservateurs, en cherchant à améliorer la
situation des prolétaires sans changer les rapports de domination,
est peut-être le plus grand danger que doit affronter la révolution.
C'est le propos en tout cas de Marcuse dans L'homme
unidimensionnel. Le prolétaire, ayant accédé à la
consommation et au confort, par l'organisation du capitalisme de
loisir, n'a plus possibilité de lutter, ne peux plus guère lutter
que pour plus de confort : ce que veulent justement les
socialistes conservateurs. Ce qui tue la révolution.
Enfin, le socialisme utopique, dépassé historiquement, qui ne veut
pas se mouiller dans la lutte politique et ne peut prospérer et se
payer de mots qu'à l'ombre des puissants. Le prolétariat n'a rien à
en attendre, donc.
Cartographie temporaire
Comment organiser tout cela organiser, cartographier ? Il
faudrait peut-être chercher à les situer sur divers axes. On sait,
par les développements théoriques de la première partie du
manifeste, que la bourgeoisie est révolutionnaire : elle est
intrinsèquement révolutionnaire. On peut donc penser un premier axe
structuré entre d'un côté la révolution, de l'autre son
contraire, la réaction. Mais ça ne peut pas suffire :
bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste sont tous deux
révolutionnaires. Que choisir comme second axe ? Là j'ai
longtemps hésité, j'hésite encore du reste. Jacques Julliard
affirme que la gauche en France est née de la rencontre entre l'idée
de progrès (axe révolution-réaction) et de l'idée de justice.
Faut-il opposer Justice et iniquité ? Ça me paraît déjà
très partisan, les capitalistes sans doute voient une grande justice
dans l'accumulation qu'ils font du capital ; n'ont-ils pas
travaillé pour ça ? N'ont-ils pas mérité leur richesse ?
Ne donnent-ils pas à la collectivité méritante par bienfaisance ?
Ne contraignent-ils pas les faignants improductif au travail ?
Peut-être un axe égalité-intérêt est plus pertinent, en
attendant mieux. Sauf que la notion d'intérêt laisse un peu à
désirer ; toute classe ne cherche-t-elle pas d'abord son
intérêt de classe ? Si le prolétariat à une mission
messianique (réaliser l'égalité parfaite de tous avec chacun),
c'est d'abord avant dans son propre intérêt qu'elle se révolte.
Quelle que soit la teneur de cet axe il doit permettre en tout cas de
séparer franchement capitalistes et communistes et même
certainement de mieux localiser les factions en présence les unes
par rapport aux autres.
Les bourgeois capitalistes sont pour la révolution et contre la
justice/égalité. Révolutionnaires, mais pour la justice et
l'égalité : le prolétariat communiste. On a là le haut du
tableau. Tout en bas, les aristocrates, qui ne sont pas pour
l'égalité et recherchent leur intérêt de classe ; ils sont
du même côté que les capitalistes. Les socialistes conservateurs
eux, sont pour l'égalité, même si ce n'est pour eux qu'un moyen
d'éviter une révolution armée. Ils sont un peu pour le progrès,
un peu pour l'égalité. Ils se retrouvent dans la même case que le
prolétariat, mais plus bas, plus proche du centre du tableau. La
question reste posée pour les petit-bourgeois. Eux je sais pas, je
suis pas assez versé dans la littérature marxiste pour pouvoir le
dire encore.
L'autre limite, c'est qu'il faudrait ancrer, c'est le deuxième
temps, ces positions théoriques dans la réalité historique.
C'est-à-dire aller voir, dans la seconde république et après
pendant le second empire, quels sont les partis politiques qui
existent et voir lesquels incarnent politiquement ces positions
théoriques, lesquels portent publiquement les revendications de
telle ou telle classe.