Tout ça c'est bien beau, ces belles
théories et ces auteurs intimidants, mais le plus important pour
nous, c'est de savoir ce que Maynard pense de cette nature humaine,
ce que Tool essaye de nous communiquer et si cela s'accorde avec les
visions pessimistes que nous avons développées à partir de Darwin
et de Spinoza. Pour cela, il nous faudra revenir sur la biographie de
Maynard et nous pencher sur tout le reste de l'album.
Disons le tout de suite : mis à
part quelques chansons, tout le reste de l'album est une contestation
et une correction de ce qui est exprimé dans Vicarious. Mis à part
The Pot, qui semble être une dérision des discours religieux et
Lost Keys/Rosetta stoned, qui sont des plaisanteries autour de la
prise de drogue, toutes participent à un récit intérieur, d'une
conversion spirituelle. Et d'ailleurs, même si elles peuvent être
considérées comme secondaires, les chansons sur la religion et les
drogues, situées au milieu de l'album, ne sont pas un intermède
mais en sont comme le pivot, sont comme la porte entre les premières
chansons et les secondes.
Ce parcours est intéressant, ce voyage
en quelque sorte, est intéressant, dans toutes ses étapes. Même
s'il est très chargé autobiographiquement, avec deux chansons
consacrées à la mort de Judith, la mère de Maynard (et on a vu
dans les réflexions précédentes que d'autres expériences
personnelles, anciennes ou récentes, émaillent l'album), on aurait
tort d'en faire un album de confidences. En faire un simple récit
serait une autre manière de passer à côté, de manquer
l'essentiel. C'est entre les deux qu'il faut creuser le sillon. Le
groupe puise dans ses expériences pour donner non le récit
circonstancié de quelque événement précis (comme pour Hooker with
a penis), mais le retentissement intérieur qui en découle ou le
monologue lucide qui l'exprime. Mais aucune chanson ne nous dit
directement ce que l'on doit en penser, ce qui contraint à méditer
les chansons, afin d'en tirer une lecture personnelle, fonction de
notre vécu ou de nos besoins, qui sera la plus utile pour nous. Ces
chansons sont des outils, des instruments. C'est là la première
explication du nom du groupe.
Le but de Tool, de Maynard à travers
le groupe mais je pense le but également des autres membres est, de
se libérer d'expériences traumatisantes, de frustrations, de puiser
dans les émotions les plus négatives non pas pour les déclamer
puérilement (comme dans le black metal?), mais pour s'en libérer.
Cette catharsis ne consiste pas simplement en un cri primal, en un
massacre de guitares façon punk, mais elle est une véritable
catharsis intellectuelle et émotionnelle. S'il y a une pluralité
d'interprétation évidente, il suffit de penser à Stinkfist ou à
Prison sex, il n'y a cependant pas de méprise possible. Les messages
y sont toujours clairs, ce qui est plutôt étonnant, étant donné
la qualité poétique des paroles en questions. Se libérer
d'expériences dont on souffre et qui nous mutilent non pas pour les
laisser derrière mais pour s'en servir comme d'un outil pour être
une meilleure personne, plus ouverte, plus lucide, plus à même de
bien réagir, à partir de ce savoir qui coûte à acquérir mais qui
nous rend véritablement humains. Ce qu'ils appellent Lacrymologie et
qui est la deuxième manière de justifier le nom du groupe, qui est
alors un outil destiné à améliorer le sort de l'humanité. Or la
haine exprimée dans la première chanson est d'un être qui n'a pas
réalisé sa pleine humanité, qui est une menace, qui se met à
distance des autres pour pouvoir les haïr. Jambi, Wings for Marie,
10 000 days, sont les expériences éprouvantes qui sont pour lui
tout à la fois une épreuve, un risque et une chance. Il y a tout à
la fois de la révolte et de l'acceptation dans les paroles de ces
chansons, peut-être du soulagement. Lipan Conjuring, et les autres
chansons du milieu de l'album sont tout à la fois des errements et
des recherches d'issus au tourment. Les dernières chansons marquent
l'accession à un nouvel état de conscience, l'aspiration à une
plus haute humanité. On quitte terre avec ces chansons, survolant
l'histoire de l'humanité et s'élevant au niveau des anges.
L'expérience douloureuse invite à faire tomber la barrière dressée
entre soi et les autres, la prise de conscience finale invite à une
attitude plus compatissante et raisonnable.
On le voit, ainsi, il est impossible de
dire que le groupe est en accord avec ce qui est exprimé dans
Vicarious. Il faut y voir une position commune et néfaste qu'il ne
tient qu'à nous de surmonter, de dépasser, non pas en désirant la
souffrance, mais en acceptant les épreuves qui nous sont proposées.
Nous verrons de manière distincte dans les prochaines notes ces deux
différentes étapes (épreuve ; accès à une conscience
supérieure), en analysant les paroles dans ce cadre général que
nous venons de tracer, en les éclairant par un recours systématique
à la philosophie et en y mêlant, quand c'est possible, des éléments
biographiques et des analyses de chansons tirées d'autres albums.
Enfin, nous chercherons à inclure dans ce schéma les chansons
intermédiaires avant d'analyser en profondeur le clip de Vicarious,
qui restitue sous la forme d'un rêve angoissant cette narration.
Une fois tout cela fait, nous
explorerons la seconde hypothèse proposée au tout début de ces
réflexions.
Si donc l'homme est mauvais, ce ne
serait pas à cause de ses gènes. Inutile du reste d'aller si loin,
et de préjuger l'action secrète de gènes qui détermineraient à
notre insu notre comportement. Pour une fois, le bon sens doit
prévaloir. L'homme est méchant parce qu'il aime ça. Voilà. Parce
qu'être méchant, c'est une satisfaction souvent qui ne coûte rien,
ce qui ne signifie pas qu'elle soit toujours cheap. C'est parfois
très plaisant d'être méchant, il suffit de voir le goût que l'on
a aux bons mots, souvent insultants, aux sales blagues, à la comédie
en général qui, comme nous le dit Bergson, est un moyen très
valorisant de se moquer des autres, en les attaquant sur ce qui les
distingue de la foule des honnêtes gens. Parfois la plaisanterie va
plus loin : c'est Le mauvais vitrier de Baudelaire, dans le
Spleen de Paris. D'ailleurs, rien que ce titre est une blague. Le
vitrier n'est pas du tout mauvais, il est pauvre, et son seul tort,
c'est de tomber un matin sur un sale con. Qui lui pour le coup est
vraiment mauvais, rien qu'un sale type.
« Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !
La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.
« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.
Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.
Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.
Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »
La
vie lui est rendue belle par sa propre méchanceté.
Et puis il y a les méchancetés
ordinaires, qui ne prêtent pas tellement à rire. Comme raccrocher
au nez des gens ou couper la parole de qui parle. Insulter les
automobilistes. Comme regarder des fails : ça c'est moi sur
internet, voir les gens mourir à la télé : ça c'est Tool,
avec Vicarious, ou par la fenêtre : ça c'est Zola dans
l'Assommoir.
« Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s’embrouillent, il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper. – Nom de Dieu ! dit-il d’une voix étouffée. Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-même, vint s’écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d’un paquet de linge jeté de haut. Gervaise, stupide, la gorge déchirée d’un grand cri, resta les bras en l’air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Mme Boche, bouleversée, fléchissant sur ses jambes, prit Nana entre ses bras, pour lui cacher la tête et l’empêcher de voir. Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite, fermait tranquillement sa fenêtre. »
On fait tout ça parce que ça nous
plaît, parce qu'on en retire un certain plaisir. Ce que la chanson
montre bien. Maynard s'y dit « excité par la tragédie »,
« amusé quand il y a des morts », affirme que c'est là
un « sentiment que nous ressentons tous ». C'est fatal.
Inévitable. C'est notre nature, c'est comme ça. Deux conclusions
pour nous s'en tirent immédiatement : d'abord, qu'il n'y a pas
« d'anges dans le cœur des hommes ». L'homme est ni un
dieu pour l'homme, comme le prétend Spinoza, ni un loup, comme
l'affirmait Hobbes. L'homme contemporain est une hyène pour l'homme.
Un charognard qui rit et se repaît du malheur des autres sans
toujours chercher à le provoquer. Ensuite, qu'il n'y a « pas à
froncer les sourcils », de désapprobation ou de dégoût, face
à ces confidences. Il s'agit d'accepter et de comprendre sans rire,
sans pleurer, sans haïr. Là encore, comme le dit Spinoza, Spinoza
qu'on a accroché par deux fois et qu'on va se décider à suivre
maintenant.
Au fond, Spinoza ne s'est jamais posé
qu'un seul problème : comment expliquer que les hommes fassent
le mal alors même qu'ils voient ce qui est bien, ce qui est à la
fois un problème éthique (comment se fait-il que j'agisse souvent
contre mon intérêt?), un problème politique (pourquoi le peuple
aspire à ruiner sa liberté en donnant sa préférence à des
régimes autoritaires?) et moral/religieux (comment en est-on arrivé
à tuer au nom d'une religion qui prône la paix et le pardon?).
Problème qui recoupe celui qu'on se pose : car s'il est dans
mon intérêt de vivre avec les autres, il est dans mon intérêt de
vivre en bonne entente avec eux, non de les haïr plus ou moins
secrètement, non d'entrer en conflit avec eux. Et pourtant, sachant
cela, je ne peux m'empêcher de haïr, d'être en colère et de dire
avec Dostoïevski « que le monde entier périsse, pourvu que je
boive toujours mon thé ».
Pour Spinoza, tous ces problèmes se
posent parce que nous sommes des êtres de passion et non des êtres
de raison. Nous subissons nos états affectifs, notre nature
passionnelle, qui nous empêchent de penser clairement au lieu d'être
guidés uniquement par notre raison, ce qui serait de toute façon
impossible. Plutôt que de vouloir donc abandonner nos passions, il
faudrait plutôt les travailler de telle sorte à les faire agir pour
nous afin qu'elles nous aident à accomplir ce qui pour nous est le
bien, à savoir, justement, être libéré des passions mauvaises qui
nous entravent. C'est dans ce but que Spinoza d'une part explique
l'origine des passions, d'autre part nous invite à analyser leur
mécanisme.
Nous sommes soumis à nos passions pour
deux raisons. La première raison, on n'y peut rien, c'est que nous
sommes des êtres déterminés. Nous ne sommes pas « un empire
dans un empire », un esprit libre dans un monde déterminé,
mais nous sommes un être naturel dans un monde naturel et pour cela
soumis aux mêmes lois. Notre esprit est donc soumis aux lois de la
nature, les idées et sentiments sont causés en nous par des lois,
qui déterminent l'enchaînement des idées, et par les événements
extérieurs, qui vont provoquer la pensée. La
seconde raison, qui dépend de nous, c'est qu'on se laisse guider par
l'opinion, donc par des idées qui nous viennent de l'extérieur, qui
sont fausses ou face auxquelles nous sommes passifs plutôt que par
la raison, qui est une manière active de réfléchir sur nos états
affectifs afin de les modifier : les combattre s'ils entravent
notre pensée, les renforcer dans le cas contraire. Cela afin d'être
toujours dans une disposition d'esprit qui nous permette d'agir pour
le mieux, sans être poussé à agir malgré nous par des émotions
qui nous échappent, par colère, haine ou même par amour à faire
des choix qui peuvent s'avérer désastreux ou qui vont contre notre
bien.
On peut rapidement prendre l'exemple des gamers qui explosent
leur console, leur manette ou leur écran de télé. Leur échec est
un événement extérieur, qui tient au talent des autres joueurs.
C'est un événement qui en même temps est vécu intérieurement
comme échec et incapacité. Celle-là attriste et cette tristesse
est prolongé naturellement par la colère, colère qui se porte non
pas tant sur l'autre joueur que sur le matériel, dont on a
facilement raison et cette supériorité retrouvée est un moyen de
se soulager en se montrant fort, là où on était faible ("I'm back !" hurle-t-il quand on lui fait remarquer qu'il est encore mort). Ce
faisant, on ne fait que se laisser dominer par ses passions, quand il
serait à la fois raisonnable et dans leur intérêt d'éteindre le
jeu et de préserver le matériel. Mais développons l'explication
sur les exemples de méchanceté présentés plus haut.
Pourquoi est-ce
qu'on a plaisir au malheur des autres ? Parce qu'on éprouve de
la haine à leur égard. Il suffit de relire Baudelaire. « Je
fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine soudaine »
dit le poème et ensuite, il y a du plaisir à imaginer le malheur du
vitrier qui peine dans les escaliers. D'où vient cette haine ?
Sans doute du cri « perçant » et « discordant »,
de l'atmosphère « lourde et sale ». Mais lui-même est
« maussade », « triste ». Pour Spinoza, la
tristesse est une des deux passions fondamentales avec la joie, dont
elle est l'opposé. La tristesse, est « le passage de l'homme
d'une plus grande perfection à une moindre ». Le personnage du
poème se sent amoindri, en dessous des capacités d'action qu'il
imagine être les siennes, incapable de réaliser ce qu'il croit
devoir pouvoir réaliser. Mais on n'est jamais triste sans raison, on
attache toujours à cette tristesse d'autres idées qui, selon
l'opinion qu'on s'en fait, en est la cause. Ici, dans le poème, ce
cri perçant, désagréable, l'atmosphère agissent comme cause, on
est triste est dérangé par cet ensemble, mais aussi parce que le
poète sans doute s'imagine être très différent du vitrier,
s'imagine être plus grand que lui et se sent humilié par cet être,
c'est-à-dire amoindri par sa vue. Il refuse d'avoir quoi que ce soit
en commun avec lui et c'est pourquoi il va déchaîner sur lui, étant
entendu que contre le mauvais temps, on est plutôt impuissant. Il
hait donc le vitrier parce qu'il l'imagine être la cause de sa
tristesse, la haine étant, pour Spinoza, « une tristesse
qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ».
Cette haine
entraîne soit la colère soit l'envie. La colère on la trouve dans
l'extrait de Baudelaire, c'est « le désir qui nous incite, par
Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons ». L'envie
dans les paroles de Vicarious et l'extrait de Zola, c'est « la
Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est
attristé du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est content du
malheur d'autrui ». Ainsi on éprouve de la haine
naturellement, simplement parce qu'on croit les autres différents de
nous, au prétexte qu'ils ne reconnaissent pas comme normes et
valeurs les nôtres, ne vivent pas comme nous, etc. Alors quand le
malheur leur tombe dessus, on se réjouit, parce que nous, avec nos
valeurs, nos modes de vie et nos croyances, on se sent justifié, du
seul fait que le malheur ne nous frappe pas : on se croit
protégé par nos croyances. Je ne peux d'ailleurs me réjouir du
malheur de l'autre qu'à la seule condition de l'imaginer différent
de moi : quand je m'imagine identique à celui qui souffre,
j'éprouve au contraire de la pitié. C'est dire que la société est
faite d'individus séparés, isolés, qui usent de toute les forces
de leur pensée pour dresser des murs entre eux et les autres, dont
les sentiments ruinent les liens sociaux et détruisent la société.
Ce qui n'est pas du tout dans notre intérêt puisque c'est de la
société elle-même, nous dit Spinoza, que nous tirons l'essentiel
des biens dont nous jouissons, l'essentiel de notre tranquillité et
des commodités de la vie.
Donc l'homme est mauvais par nature,
pire que Naughty by Nature, qui chantait en son temps « everything
is gonna be alright », c'est dire à quel point ils étaient
méchants. C'est pour cela qu'il a tant de plaisir à voir souffrir
les autres. Il faut bien l'avouer, il est profondément infect avec
ses semblables, à tel point même qu'il en devient difficile de
savoir pourquoi est-ce qu'untel persiste à vivre en société,
c'est-à-dire à se rapprocher des gens qu'il déteste tant pour
vivre et échanger avec eux, principalement des insultes,
principalement dans les embouteillages le samedi soir avant d'aller
s'enfermer dans un supermarché bondé de gens infréquentables,
acheter des cadeaux à des enfants qu'il souhaite voir partir le plus
vite possible. Incompréhensible.
Cette nature, il nous faut bien la
traquer, vu toutes les absurdités dans lesquelles elle nous jette.
On pense immédiatement à cette nature purement physique, qui nous
ravale au rang de simple animal et aligne notre comportement sur
celui des êtres les plus rudimentaires, sur celui de nos ancêtres,
qu'on le situe dans nos gènes, dans un cerveau reptilien, dans un
atavisme comportemental ou que sais-je encore. C'est sans doute vers
cela que les dernières paroles de la chanson Vicarious font signe.
Elle replacent l'homme au sein du règne animal et tendent à fonder
le comportement humain sur les logiques du comportement animal.
Credulous at best
Your desire to
believe in angels in the hearts of men
But pull your head on out
your hippie haze and give a listen
Shouldn't have to say it all
again
The universe is hostile
So impersonal
Devour to
survive
So it is, so it's always been
We all feed on
tragedy
It's like blood to a vampire
Vicariously, I live while
the whole world dies
Much better you than I
Risquons-nous à une traduction non
littérale et partielle : « au mieux, ta volonté de
croire à tout prix que l'homme est fondamentalement bon est crédule
(au pire stupide?), mais sors donc-toi l'esprit de tes délires
fumeux de hippie et écoute-moi bien, car je ne le répéterai pas.
L'univers est violent, et c'est pas parce que t'es sympa qu'il va
t'épargner. Il faut dévorer pour survivre, c'est comme ça, ça l'a
toujours été. On se nourrit tous de la mort des autres. »
Cela fait écho à ce qui est écrit au
chapitre 3 de la biographie de Maynard James Keenan, « A
perfect union of contradictory things », écrite par Sarah
Jensen. Il a été traduit en mai aux éditions Camion Blanc, mais
dans l'original voilà ce que ça donne :
« Clipper and trowel in hand, Jim watched chipmunks and squirrels approach from beneath bushes and brush, wary at first, then bravely scampering toward Mike, their tiny black eyes intent on his face as he crouched and extended his hand. They ate the seed he offered, then darted back to their hidey-holes beneath the peonies.
"It was my first exposure to the
consciousness of nature", he would later recall. "It
wasn't like the animals were hanging out and talking to us. It was
all based on survival, on forgoing fear in order to eat, the natural
process of the earth" »
Ce qui laisse supposer qu'il affirme
bel et bien ce qui est dit dans Vicarious, que ce sont, si ce n'est
celles du groupe, au moins les convictions de Maynard, qui se trouve
là en accord avec Darwin, qui employait l'expression « struggle
for life » dans un sens très large, parfois métaphorique,
même si pas aussi métaphorique que Maynard, qui pousse loin. Même
s'il ne semble pourtant rien faire d'autre que paraphraser
agressivement l'auteur de « L'origine des espèces » :
« Rien de plus facile que
d'admettre la vérité de ce principe : la lutte universelle
pour l'existence ; rien de plus difficile—je parle par
expérience—que d'avoir toujours ce principe présent à l'esprit ;
or, à moins qu'il n'en soit ainsi, ou bien on verra mal toute
l'économie de la nature, ou on se méprendra sur le sens qu'il
convient d'attribuer à tous les faits relatifs à la distribution, à
la rareté, à l'abondance, à l'extinction et aux variations des
êtres organisés. Nous contemplons la nature brillante de beauté et
de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance
d'alimentation ; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions, que
les oiseaux, qui chantent perchés nonchalamment sur une branche, se
nourrissent principalement d'insectes ou de graines, et que, ce
faisant, ils détruisent continuellement des êtres vivants ;
nous oublions que des oiseaux carnassiers ou des bêtes de proie sont
aux aguets pour détruire des quantités considérables de ces
charmants chanteurs, et pour dévorer leurs œufs ou leurs petits »
On croirait lire une analyse de
l'épilogue de Blue Velvet, quand Jeffrey est dans la cuisine avec
Sandy et sa tante horrifiée du spectacle, à regarder un rouge-gorge
dévorer un scarabée. Certes, dans le film, cela signifie que
l'amour a triomphé du crime et de la perversion, mais on ne peut se
déprendre de l'idée aussi qu'il s'en nourrit, d'où la répulsion
de la tante, ignorante de tout ce qui s'est passé dans la vie de de
Jeffrey et de Sandy, qui eux expriment plutôt de la sérénité ou
de la joie. Ils ont surmonté l'horreur, on eu à se battre pour
survivre, on dû affronter ce qu'il y a de plus immonde en l'homme et
leur amour n'en est sorti que plus fort d'être né dans une telle
adversité.
« _ I can't see how they could do
that … I could never eat a bug.
_It's a strange world isn't it? »
Mais Darwin va encore plus loin en
affirmant que tout être amené à se reproduire doit de toute façon
mourir, que pour qu'une espèce survive, même, certains de ses
représentants doivent nécessairement mourir sous peine de menacer
la survie de tous. Principalement par manque de nourriture. On se
nourrit ainsi, littéralement et au second degré, de la tragédie.
De la mort des uns, des autres et des nôtres. Ce qui compte, c'est
d'être le dernier debout. Très exactement ce que dit la chanson.
D'où l'idée que l'on se sent plus vivant en regardant les autres
mourir : cruellement mais concrètement, cela assure une
meilleure qualité de vie en réduisant la concurrence pour les
ressources, cela assure aussi une meilleure position dans la lutte
pour la reproduction étant donné que cela écarte des prétendants.
Mais cela ne justifie pas l'exaltation du personnage et n'explique
que la toute fin de la chanson, non le début. Plutôt que de
n'envisager la nature humaine que comme une nature animale et
atavique, faudrait-il plutôt la considérer plus généralement
comme une nature passionnelle et affirmer que si l'homme est mauvais
par nature, ce n'est pas seulement à cause de la compétition dans
laquelle il est entraîné pour la survie, mais aussi parce qu'il est
poussé par ses passions mauvaises à se réjouir du malheur des
autres, à y trouver du plaisir.
Je n'ai jamais été un gros fan de
TOOL, et jusque récemment, je n'en avais jamais vraiment écouté.
J'en entends beaucoup parler depuis mes années lycée, et ce n'est
qu'en 2005 que j'ai acheté l'unique album que je possède d'eux :
10,000 days. Un de mes camarades était un fan hardcore, et ce qu'il
me racontait de leurs concerts, de leurs précédents albums, entre
blague potache et mysticisme fou, était enthousiasmant. Le boîtier
de l'album avait fini par me convaincre. Mais je m'en suis vite
lassé. Faut dire qu'à l'époque, j'écoutais NIN en boucle, et des
groupes vraiment brutaux et lourds, alors 10,000 days, malgré les
promesses, c'était vraiment pas le truc dans lequel je pouvais me
projeter.
Récemment, par contre, fouillant dans
ma collection de cds, je me suis mis à le réécouter, et à
l'écouter sérieusement. Happé par la seule chanson qui m'a
toujours plu, la première de l'album, Vicarious. Vicarious, c'est le
monologue d'un type qui justifie son goût pour les spectacles de
désolation et de tragédie que la télévision lui offre
quotidiennement. Il y affirme qu'il est bon de regarder les gens
mourir, qu'on se sent vivant et que c'est là, profondément ancré
dans la nature humaine, qu'on a tous ça en nous ; quoi qu'on
veuille en penser. C'est quelque-chose que Tarantino partage avec
Tool peut-être ; qu'on pense à la scène du cinéma dans
Inglorious Basterds, tous ces Nazis qui célèbrent avec Hitler
chaque mort soviétique à l'écran, qui se font ensuite massacrer
sous les hourras des spectateurs américains du film. Et peut-être
nous sommes-nous tous déjà réjouis du malheur d'un autre. Alors
sans doute la chanson est l'exemple radical d'une tendance présente
en nous tous.
Qu'on accepte cyniquement cette
« vérité », qu'on la reçoive mollement ou qu'on la
combatte avec hargne, cette chanson ne manque pas de poser un drôle
de problème, un problème épineux, et c'est par ce problème que je
suis rentré en profondeur dans l'album. Que j'ai pu articuler les
chansons ensemble et déterminer un discours à travers elles, un
discours qui prend, de manière imagée, poétique, position sur le
problème, et sur lequel on peut s'appuyer pour développer une
réflexion d'ordre plus directement philosophique.
Le problème, il est simple, il est
très classique : si j'ai plaisir à regarder quelqu'un mourir,
si j'éprouve de la joie au malheur des autres, c'est que je ressens
de la haine à leur égard. Ça c'est une chose que Spinoza exprime
clairement, même s'il est tortueux de le suivre—on le verra plus
tard. Mais si je déteste les autres au point de me réjouir du
spectacle de leur mort, comment diable se fait-il que je vive avec
eux ? C'est qu'il paraît contradictoire de vivre en société
avec des personnes que l'on déteste, puisque vivre en société, ce
n'est pas seulement vivre à côté d'eux, mais vivre avec eux, être
lié à eux, et ce en partie par des liens affectifs, comme l'amitié,
le respect, la confiance. Ne devrions-nous pas plutôt être
horrifiés et consternés par ce que la télévision nous montre de
pire ? Pessi-mystic, la chanson de Alice Cooper, sur Brutal
Planet, serait ainsi la version humaine, peut-être pour cette raison
moins convaincante, presque adolescente, de Vicarious :
Don't need a crystal ball
For me to see clearly No astrology or Tarot cards Watching CNN And holding my breath To face the daily news scares me to death … Everybody's mind is badly infected Everybody feeds the parasite Everything is dark so why not accept it? Everything is far more black than white
On pourrait bien sûr considérer,
cyniquement ou de manière réaliste, au choix, à la manière d'un
Carl Schmitt, qu'on fait société ainsi : en déterminant
l'ami, le Même, celui avec qui on a des relations fraternelles et
qu'on ne veut pas voir mourir, et l'ennemi, l'Autre, celui qu'on a
plaisir à voir mourir. Le nazi pour le spectateur de Inglorious
Basterds, le terroriste pour le spectateur de BfmTV, la femme pour le
Incel. Ainsi la société pourrait se construire en partie sur
l'inimitié, et connaîtrait une limite nécessaire, celle qui
départage le Même et l'Autre, interdisant toute confusion entre
l'humanité et la société. Mais ce n'est pas du tout ce que dit la
chanson de Tool. Ce qu'elle dit rend impossible cet espèce de
compromis commode. Dans cette chanson, en effet, l'Autre, c'est tous
les autres. Il suffit de considérer la liste des spectacles qu'il
savoure, et de prendre la pleine mesure de la conclusion de la
chanson.
"Killed by the husband,"
"Drowned by the ocean" "Shot by his own son,"
"She used a poison in his tea Then kissed him goodbye,"
that's my kind of story It's no fun 'til someone dies
On comprend par ces exemples que Autrui
ici est à prendre dans un sens très large, la mort de son
compatriote ou de son voisin le ravissent autant que les morts
lointaines, exotiques. C'est toute l'humanité qui pourrait périr
devant lui, toute, il s'en réjouirait. Pourvu qu'on le laisse boire
son thé en paix, rajouterait Dostoievski. Ce qui est confirmé par
les derniers mots de la chanson :
I live while the whole world dies Much
better you than I
Ce « You », c'est « nous »,
et ça fait mal d'entendre un mec qu'on imagine sympa, dont on aime
la musique, affirmer un truc pareil. La question se pose de savoir
s'il pense vraiment ce qui est écrit dans cette chanson. Le reste de
l'album, le contenu et l'enchaînement des titres devrait nous
éclairer là-dessus. Il nous faudra donc entrer en profondeur dans
les paroles de l'album. Mais il nous faudra d'abord et avant tout
discuter les paroles de Vicarious pour expliquer cette propension qui
est la notre à nous réjouir du malheur d'autrui. Nous pourrions
affirmer, avec Tool, et comme le fait Stupeflip dans l'enfant fou,
que cela est inscrit dans la nature humaine, que l'homme est mauvais
par nature et que rien jamais ne le corrigera. Mais alors on ne
comprendrait plus ce qui pousse les hommes à s'associer et à rester
ensemble. Les tensions, les haines devraient à la longue séparer
irrémédiablement les êtres. Peut-être devrions nous plutôt
considérer l'homme comme étant bon par nature, même si Vicarious
évacue cette possibilité, la considérant au mieux comme de la
crédulité, au pire comme une fumisterie de hippie. Si l'homme est
bon, les raisons de sa méchanceté seraient alors d'ordre
technologique ou social. L'homme bon serait alors perverti par la
société, par la télévision, au point de ressentir du plaisir au
spectacle de la souffrance d'autrui. Mais alors, ce qu'on ne comprend
plus, c'est que des hommes bons par nature aient laissé se dégrader
de la sorte les relations qu'ils entretenaient les uns avec les
autres.
En introduction à l'un de ses tout
derniers ouvrages, Qu'est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze
n'hésite pas à écrire un aveu assez dérangeant : il avoue,
en tout cas c'est ainsi qu'on peut le lire, qu'il a passé toute sa
carrière de professeur en lycée, à l'université, d'auteur reconnu
et de penseur respecté, sans savoir exactement la nature de cette
chose qu'il enseignait. Il ne savait pas ce qu'il faisait, il était
incapable d'apporter de définition de la philosophie qui l'eût
satisfait et il va même plus loin : ce n'est sans doute qu'à
la fin que cela est possible, ce n'est sans doute qu'après en avoir
fait pendant toute une vie que l'on peut s'essayer à apporter
réponse à cette question : c'est quoi, au fond, la
philosophie ? Sa réponse est simple ; elle est peut-être
insatisfaisante aussi : la philosophie est l'activité par
laquelle on produit des concepts afin de clarifier, de rendre compte
de manière fine de certaines situations en articulant, en
établissant, en cartographiant son « plan d'immanence ».
Il publie ce livre en 1991, soit quatre
ans à peine avant de se donner la mort, en 1995.
« Peut-être ne peut-on poser la
question Qu'est-ce que la philosophie ? Que tard, quand vient la
vieillesse, et l'heure de parler concrètement. En fait, la
bibliographie est très mince. C'est une question qu'on pose dans une
agitation discrète, à minuit, quand on n'a plus rien à demander.
Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c'était
trop indirect ou oblique, trop artificiel, trop abstrait, et on
l'exposait, on la dominait en passant plus qu'on était happé par
elle. On n'était pas assez sobre, on avait trop envie de faire de la
philosophie, on ne se demandait pas ce qu'elle était, sauf par
exercice de style ; on n'avait pas atteint ce point de non-style
où l'on peut dire enfin : mais qu'est-ce que c'était, ce que
j'ai fait toute ma vie ? Il y a des cas où la vieillesse donne,
non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine
liberté, une nécessité pure où l'on jouit d'un moment de grâce
entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se
combinent pour envoyer dans l'avenir un trait qui traverse les âges :
le Titien, Turner, Monet. […] Nous ne pouvons pas prétendre à un
tel statut. Simplement l'heure est venue pour nous de demander ce que
c'est que la philosophie. »
Bien sûr on pourrait considérer cet
aveu comme étant à charge. À charge contre la philosophie d'une
part, et contre son enseignement. Contre la philosophie, discipline
alors si abstraite et informe que même ses plus grands représentants
sont incapables de dire ce qu'elle est. Contre son enseignement enfin
car comment pourrait-on enseigner une chose que l'on ne connaît pas
? C'est là d'ailleurs un paradoxe classique que Platon soulève déjà
en quelque sorte dans le Ménon. Il s'en tire par une pirouette : on
n'apprend jamais rien de nouveau, l'âme étant immortelle et
omnisciente par nature, on ne fait jamais que redécouvrir ce que
nous avons oublié en nous incarnant dans ce monde. Mais on ne peut
plus se satisfaire de telles pirouettes.
On aurait cependant du mal à
convaincre que ce soit une bonne chose pour la philosophie d'être
indéfinissable. L'indéfini, l’indicible, l'ineffable, c'est bon
pour les récits de Lovecraft, pour ses horreur non euclidiennes, pas
pour une telle chose que la philosophie. On se retrouve face à une
impossibilité douloureuse. Vouloir définir précisément la
philosophie, déterminer clairement ce qu'elle est, semble le seul
moyen de la protéger des attaques. Sauf que ce faisant, on ne fait
jamais que définir une philosophie, pas La philosophie. Ainsi, quand
Deleuze écrit que la philosophie réside dans la construction de
concepts, quand il affirme que ce n'est qu'au terme de sa vie que le
philosophe peut dire ce qu'est cette chose qui l'a tenu occupé toute
sa vie, il ne fait que conceptualiser ce qu'il a fait toute sa vie.
Il ne définit pas la philosophie elle-même, chose impossible, mais
son activité en tant que philosophe. Cela nous donne un angle
nouveau pour s'emparer de la philosophie sans faire l'erreur de la
considérer comme une chose.
II
La philosophie n'existe pas. Pas en
tant que chose. Seul un philosopher, une action donc, un faire,
existe. Une philosophie peut se dégager d'un acte suffisamment
répété et finalement maîtrisé, mais cette philosophie ne peut
pas prétendre être le tout de la philosophie. Et c'est par là
qu'on peut se satisfaire de ne pas savoir ce qu'elle est et bien
saisir ce que dit Deleuze.
Car comme le dit si bien Morpheus à Néo,
il y a une différence entre connaître le chemin, et arpenter le
chemin. En termes plus classiques, on pourrait dire qu'il y a une
différence entre la connaissance et l'expérience. Néo veut
connaître. Il veut savoir, il est pris dans une quête
intellectuelle. Qu'est-ce que la matrice ? Est sa première question,
celle qu'il ne cesse de se poser au début du film, celle qui le met
en contact avec l'équipage du Nebuchadnezzar. C'est pourquoi
Morpheus lui fait cette remarque. Il veut la connaissance, il veut
des réponses à ses questions. Il s'attend à ce que Morpheus les
lui donne. Mais ce dernier ne l'a pas choisi pour l'éclairer, mais
pour lui permettre de suivre sa voie et de créer ses propres
réponses. Néo doit acquérir de l'expérience. Ce qu'il fait en
s'entraînant, ce qu'il fait en décidant d'affronter Smith, ce qu'il
fait face à l'Architecte, en créant une troisième voie là où on
ne lui soumettait qu'une alternative. Ce qu'il apprend en agissant
ainsi, il ne pouvait l'apprendre autrement. Pourtant, cela se voit,
il ne sait pas ce qu'il fait. Il suffit de le regarder se battre
contre Smith, il est le premier étonné de ce qu'il parvient à
faire. Il est étonné, puis exalté. Comme un enfant qui apprend à
faire du vélo. Toutes les théories du monde sur l'équilibre, la
vitesse optimale, la position des pédales au départ ne sont
d'aucune utilité, la matrice n'est pas livrée avec un guide
d'utilisation (cela se voit lors de la discussion devant l'écran :
Néo n'y voit encore que des lignes de code, Cypher, nostalgique des
plaisirs terrestres, n'y voit que des rousses, des brunes et des
blondes. Parce que son expérience le mène à ne voir que ça).
De la même manière, le philosophe
agit d'abord, il n'a pas à avoir une claire connaissance de ce
qu'est la philosophie, il doit d'abord et avant tout expérimenter en
philosophie, il doit s'efforcer, inventer, tenter des choses, peu
importe la manière, peu importe si cela est reconnu, dans ses
résultats, dans sa forme, dans ses principes. Car on ne sait jamais
ce qu'on fait quand on commence, on apprend toujours par expérience.
Le cycliste ne sait pas ce que c'est que faire du vélo tant qu'il ne
s'est pas terrifié lui-même à rouler sans savoir quoi faire
maintenant qu'il roule. Néo ne peut pas être l'élu tant qu'il ne
s'est pas mis de manière inconsidérée à jouer le rôle de l'élu.
Deleuze a bien dû expérimenter en philosophie avant de pouvoir
formaliser ce qu'il avait acquis par sa longue expérience. De même,
moi, je dois bien accepter la conclusion qui découle de tous ces
exemples. Mes années d'enseignement ne me permettent pas de dire ce
qu'est la philosophie. Je suis pourtant professeur de philosophie.
Mais je philosophe, ou plus exactement, je m'engage, par mon
activité, à acquérir une certaine expérience du philosopher qui
manque encore de la solidité que le temps et la répétition
apportent. Je peux néanmoins dire deux trois choses à propos de ce
que je fais et de ce que j'ai plaisir à faire quand ce philosopher
n'est pas seulement soumis aux exigences des cours que je donne.
III
Je dirai que philosopher pour moi est
une manière de continuer une habitude que beaucoup d'enfants ont.
Pas celle qui consiste à demander "pourquoi?" à tout bout
de champ, mais celle qui consiste à démonter ce qui ne marche plus.
On a tous, ou presque, démonté un jouet ou un appareil qui ne
fonctionnait plus ou qui était cassé dans le seul but de voir
comment il est fait, dans l'espoir souvent stupide de le réparer
avec ce qui s'offre à notre portée. C'est peut-être un truc
générationnel, après tout, j'ai grandi en regardant Mc Guyver et
j'ai quelques réparation absurdes et dangereuses à mon actif.
Même
s'il ne s'agit pas ici de réparer des objets concrets, la logique
reste la même et c'est la même attitude qui entre en jeu face à
des situations sociales. Mon premier réflexe quand les gens
agissent, parlent, vivent, font des trucs, est généralement de
crier et de me plaindre de leur bêtise. C'est mon premier réflexe,
un réflexe d'autodéfense face à l'immense absurdité du monde. Je
m'emporte, je justifie de mille manières ma colère et quelques
jours après, alors que j'ai défendu bec et ongles mon point de vue,
je commence à réfléchir. À me demander si j'ai eu raison de
réagir ainsi, s'il n'y a pas plus à dire en grattant un peu la
surface, en creusant un peu. C'est là un poncif de classe de
terminale, mais finalement, je fais ce que Alain conseille de faire :
je pense contre moi-même, je dis non à mon corps, à mon caractère,
à mes mécanismes psychologiques, et par un effort de volonté
libre, je pense contre moi pour atteindre à une idée rationnelle.
Cet effort fait, généralement, je découvre que j'avais toutes les
raisons de m'emporter contre la bêtise du monde. Sauf que je n'ai
plus aucune colère ni aucun sentiment négatif. À l'heure actuelle
je ne sais toujours pas ce qui est le mieux, s'emporter sans raison
ou avoir des raisons de s'emporter sans pouvoir le faire, mais c'est
un peu l'effet de la philosophie sur moi. Ça me libère de ma
colère, du mépris que j'ai pour mes semblables, et ça le remplace
par une connaissance contrastée de ce qu'ils sont, font et pensent.
Je me corrige, mais le but est aussi de corriger les choses, comme
l'enfant qui espère réparer ses jouets en comprenant comment ils
sont faits. Les corriger par un bricolage intellectuel, en modifiant
les idées par lesquelles on structure le monde et à travers
lesquels on vit. J'ai suivi ce schéma il y a des années quand j'ai
découvert que des américains twittaient qu'ils avaient une femme
noire en eux, une inner-black-woman, plus récemment à cause de
l'obsession collective soudaine pour les spoilers. Et d'une certaine
manière, mes toutes premières interrogations, à l'époque du
lycée : pourquoi diable est-ce que les gens essayent d'être
uniques, prétendent l'être, en faisant très exactement ce que tous
les autres font, ruinant définitivement le projet initial, et
comment ça se fait qu'on puisse avoir du plaisir à écouter une
musique qui est absolument déplaisante. Toutes questions quelconques
qu'un lycéen est amené à se poser. Mais la philosophie ne consiste
pas à se poser les questions que tout le monde se pose, mais à
trouver de nouvelles manières d'y apporter une réponse, la plupart
du temps en montrant que la question est mal posée et qu'en
modifiant un peu l'angle sous laquelle on l'envisage, tout s'éclaire
et tout s'avère plus compliqué et bien plus intéressant qu'on ne
le pensait auparavant.