mercredi 11 septembre 2019

L'affaire Moix


Je m'étais juré mi-août de ne plus lire la presse jusqu'à la mi-septembre afin d'échapper à tous les articles plus ou moins navrants sur l'école et la rentrée. J'ai changé d'avis pour pouvoir suivre l'affaire Yann Moix. Non pas que ce type me plaise ou rien mais j'avais décidé de l'utiliser dans une de mes nouvelles : un type écrit un manifeste, veut pousser tout le monde à un suicide altruiste (tuons-nous ça sauvera la nature). Mais ce type c'est personne. Alors il veut l'envoyer à un mec célèbre qui portera ses idées. Trois ou quatre étaient envisagés, dont Moix, sniper de talk-show vite écarté car avec lui ça tournerait trop vite à la farce. Voilà l'avis que j'avais sur le bonhomme, et que j'ai toujours. Pas sérieux.
Pas assez pour que je m'y intéresse en tout cas. Mais toute cette histoire c'est quelque-chose. Voilà un feuilleton médiatique tout en rebondissements qui soulève plein de questions intéressantes et les laisse retomber au sol comme de la merde irrésolue.

D'abord, la question c'était celle de la frontière entre le roman et le récit, l'affabulation et le souvenir, la littérature et la confession. « Récit » des sévices subis durant son enfance, avec témoignages des amis de l'époque, très évasifs, venant s'opposer aux propos tenus par le frère et le père. C'est au cours de l'enquête sur ce passé, sur la véracité des faits, que sont ressortis les numéros du fanzine négationniste dans lequel Moix a écrit et dessiné. Alors vient le second moment, très confus : a-t-il été antisémite ? À cette question pas de vraie réponse mais une série de fuites, d'esquives. Il n'aurait fait que des dessins et même s'ils sont antisémites, lui ne l'était pas, juste un paumé. Quand on fait remarquer publiquement qu'il a écrit des pages et des pages ouvertement négationnistes, il reconnaît la chose, mais ne s'excuse bizarrement que pour les dessins, et quant à ses accointances, il botte en touche. Enfin on en arrive au troisième temps où des personnalités prennent ouvertement sa défense.


L'affaire Claire Nouvian


Pour l'essentiel, les débats consistent à prendre position pour ou contre Moix et c'est là le piège même de ce type de débat : parler de lui en mal concourt malgré tout à en faire un personnage incontournable, important, et à donner envie de lire son livre, de s'intéresser à lui. Pour éviter cet écueil il faudrait plutôt s'intéresser au cadre dans lequel cela se passe.
Prenons d'abord un autre exemple :

Quand Claire Nouvian, après être passée, sans s'être informée sur l'émission, son format, son ton, etc. dans l'émission de Pascal Praud, « l'heure des pro », s'alarme à juste titre de ce qu'elle a vécu, on en fait un débat sur le sexisme et le climato-scepticisme. Ce serait affirmer que Pascal Praud a des convictions. C'est vraiment trop préjuger du bonhomme. En l'attaquant lui, en relançant la discussion sur le sexisme et l'enjeu climatique, on fait de Pascal Praud un interlocuteur. Il fallait faire le débat de l'information télévisée et dénoncer cet oxymore intenable.
Pourquoi sommes-nous systématiquement pris entre un Bourdin, un Praud, qui malmène l'invité et l'agresse ostensiblement et des poseurs de questions vaporeux qui ne montent jamais au créneau quand on leur débite des horreurs ? Pas parce que les uns sont des crétins et les autres des fachos mais parce que la télé est une structure qui impose, en 3 minutes de séquence, soit le plan-plan soit l'outrance. Question de standing de chaîne et de créneau horaire. Or là fallait quand-même se rendre compte qu'on était chez Bolloré. Le mec a dégommé le zapping, a dégommé les émissions d'investigation, c'est-à-dire de journalisme, sur une chaîne info c'est quand-même la base, mais a gardé Praud ! Quand on se dit ça on se doute que ça va être plus gonzotainement qu'infotainement ! Typiquement le genre d'endroit que Bourdieu conseillait de fuir …

Mais plus généralement, de toute façon, l'info et le sérieux à la télé, c'est par tranches millimétrées entre le sujet suivant et la guerre à la bonne vanne que se livrent les chroniqueurs. C'est pire dans les émissions de débat, genre Praud justement, ou le débat est réduit à une foire d'empoigne entre les partisans du bon-sens égrillard et les mecs qui rament pour dire deux phrases sensées. Après tout, il est toujours plus facile de creuser dans les ornières que de se creuser les méninges et pour cela il n'est pas besoin d'avoir des convictions, juste d'avoir envie de garder sa place à la télé.

C'est si vrai d'ailleurs que malheureusement je crois que c'est Gilbert Collard qui a le mieux compris l'info télé et qui en use le plus adéquatement : en se vautrant dans la fange … Il arrive sur un plateau, insulte les uns et les autres, lâche une bombe, un truc monstrueusement faux, invective et repart. Il a dit son truc, sans réplique—ce qui donne l'impression qu'il a raison, et a fourni une séquence courte, mouvementée, calibrée pour les réseaux sociaux. C'est de la merde intégrale mais c'est ça qui marche. Et tant que ça sera ainsi, il sera pas possible de faire valoir des points de vue progressistes dans les émissions d'information, parce qu'il y a toujours ce besoin de creuser dans les ornières, pour pas fatiguer le téléspectateur qui consomme l'information comme un produit détente. Là encore c'est pas de la faute au spectateur, mais à ce vaste complexe organique qu'est la télévision.

L'affaire Moix



Au delà des questions de personne, on a aussi ici affaire à des débats purement structurels.
Sont en jeu le rôle, la nature des écrivains aujourd'hui et les liens qu'ils entretiennent entre eux, conflit ou entraide. En jeu aussi la place et l'usage des luttes dans les grands médias. Si pour l'épisode Nouvian il aurait fallut relire Sur la télévision de Bourdieu et La fabrication du consentement de Chomski, ici c'est plutôt Dernières nouvelles du spectacle (ce que les médias font à la littérature) de Vincent Kaufmann qu'il faut rouvrir.

Kaufmann nous dit que les médias se sont repliés sur eux-mêmes et ne se nourrissent plus que de ce qu'il y a dans les médias. Ils ne sont plus un moyen d'apporter au grand public ce qui est digne d'intérêt et qu'il ignorerait sans ça, mais ils sont devenus l'outil de leur propre visibilité : d'où l'intérêt immense de ces émissions, ces talk-show, dans lesquels on commente à la télé ce qui a été diffusé … à la télé. Or ces médias ont permis l'émergence d'une économie de la visibilité dans laquelle ce qui compte le plus est ce qui est le plus partagé, le plus vu, le plus diffusé. L'auteur en subit nécessairement les conséquences : pour continuer à exister, il doit se métamorphoser. Les essayistes l'ont fait : ce sont les « nouveaux philosophes », qui ont inventé le style publicitaire en philosophie, et en ce qui concerne la littérature, c'est l'autofiction qui a permis de réinventer l'auteur, d'ermite soucieux du travail de la langage en personnalité publique. Or ce monde régi par l'attention est un monde ultra-compétitif où l'écrivain est en concurrence avec tous ceux qui passent devant une caméra. Les autres écrivains donc, mais aussi les Chtis à Mikonos et les plats de nouilles dans le slibard.

Le spectacle selon Debord se donne comme le seul bien possible, comme désirable. Mais pourquoi l'est-il, pourquoi est-il devenu désirable pour tous, pourquoi non seulement les marchands mais les individus—et les auteurs en particulier—se battent-ils pour quelques poussières d'attention, pourquoi autant d'individus sont-ils prêts aux sacrifices les plus surprenant et souvent les plus repoussants pour obtenir leur place au soleil ou plus exactement devant une caméra ? (p63)



L'aveu, l'authenticité, la comparution : « grammaire du spectacle »


Or l'écrivain en quête de gloire doit pour passer à la télé se soumettre à l'exigence de transparence, doit parler de lui avant tout : c'est que « le spectacle, c'est également une culture de l'aveu. »

C'est par l'aveu, par l'exhibition de son intimité que le sujet se transforme le plus immédiatement et le plus facilement en marchandise. Payer de sa personne, dans le cadre d'une économie de la visibilité, cela veut dire très souvent avouer, se confesser, jeter son intimité en pâture aux spectateurs ou aux lecteurs. (p105)

Du coup quand Moix, qui a toujours voulu être écrivain, toujours voulu être de ceux qui en sont, dit qu'il ne trouve pas désirables les femmes de son âge mais préfère les jeunes, derrière le topos sexiste, il n'y a ni l'abjection ni le courage de dire son désir tel qu'il est, simplement la marchandisation d'un écrivain qui doit pour exister non pas écrire mais parler de lui en permanence et se forger une image de marque. Or qu'attendre de plus d'un type qui sans s'étouffer dans sa connerie affirme être le dernier punk français ? Tout ça c'est image et distinction et sans doute, comme avec Praud, est-on ici face à a un homme sans conviction. Un homme qui se contente de faire ce qu'il faut pour être là où il faut, sous le feu des projecteurs. D'où sa volonté arrivé à Paris de rencontrer BHL. De se mettre sous son aile. D'où la nécessité pour lui d'écrire sur son enfance, d'exhiber encore plus son intimité.

Mais comment avouer avoir martyriser son frère, avoir été tyran, alors qu'on se donne pour être le grand défenseur de la veuve et de l'orphelin, qu'on se vante d'avoir été le premier et le seul écrivain, le seul intellectuel à avoir fait vaciller Macron, à l'avoir jeté dans les cordes à propos de sa gestion des migrants ? Facile : il suffit de passer cela sous silence et de voler la vie d'un autre, de se livrer à un « plagiat psychique » (c'est de cela que Camille Laurens accusait Marie Darrieussecq après que cette dernière ait elle aussi écrit sur un enfant mort-né, mais sans avoir vécu la chose. Elle l'accusait de lui avoir volé son expérience et ses affects, mettant en avant non les qualités littéraires mais l'authenticité de l'expérience). Et bien là aussi il y a apparemment vol d'expérience intime : en se donnant comme victime alors qu'il aurait été bourreau, il vole l'expérience intime d'un être qu'il cherche à faire disparaître à tout prix et s'invente un récit qui lui donne le bon rôle, celui, justement, de l'écrivain : un homme sauvé par la lecture et par son éditeur, un homme qui a fui une enfance horrible pour n'exister plus que par les œuvres audacieuses qu'il dévorait. C'est un beau récit mais à l'ère de l'authenticité à tout prix cet escamotage ne peut pas passer. Pas même en jouant sur les mots (un roman dans lequel on dit que tout est vrai est une autofiction et on y veut la vérité). Parce que la machine exige qu'on se livre absolument, qu'on dise la vérité telle qu'elle est, qu'on s'exhibe et quand on ne le fait pas, c'est la comparution immédiate.

Tout commence avec la comparution, avec l'entrée dans le spectacle, qui a toujours quelque chose de l'entrée dans un tribunal. Apparaître dans le spectacle, c'est comparaître, c'est y apparaître pour y être jugé, non pas parce qu'on aurait commis un crime, mais simplement parce qu'on y revendique une place. Qu'avez-vous à dire pour votre défense, c'est-à-dire pour justifier votre présence, qu'avez-vous fait pour mériter la visibilité dont nous vous créditons, la place que vous prenez implicitement à un autre ? Au nom de quoi revendiquez-vous votre petite tranche de visibilité ? Quel prix êtes-vous prêt à payer pour qu'on vous accorde du temps et de l'attention, quelles sanctions, quelles humiliations êtes-vous prêt à subir ? […]
Inversement, serez-vous capable à votre tour de vous transformer en juge, de participer à la curée s'il le faut, d'envoyer des vannes et d'autres invités dans les cordes ? Quelles humiliations infligerez-vous à d'autres aspirants à la gloire, de qui vous moquerez-vous, qui dénoncerez-vous, qui accuserez-vous si vous en avez l'occasion ? L'économie de la visibilité est hypercompétitive parce que fondamentalement exclusive. (…) Par conséquent c'est aussi une économie fondamentalement agressive, et le spectacle est la mise en scène de cette agressivité. (pp102-103)

Et c'est piquant de voir ce juge de plateau comparaître, la queue entre les jambes et déconfit, tout en dénégations, comme un Clinton en plein Lewinsky-gate. C'est piquant—et cela montre la justesse des analyses de Kaufmann—de voir que France 2 a jugé l'émission d'ONPC dans laquelle Moix s'excusait trop complaisante, pas assez saignante. Cela montre aussi qu'il n'y a pas à croire en une reconversion de Moix et s'il a été antisémite il l'est encore : ses ruptures d'amitié avec les négationnistes encombrants, c'est stratégique, sa lutte contre l'antisémitisme aussi. Tout est question de montrer le moins de faiblesses possibles et d'attaquer le plus durement. Or l'article du Monde Diplomatique, Antisémitisme, l'arme fatale montre bien que l'attaque en antisémitisme, dont Moix était coutumier, c'est une attaque contre laquelle on ne peut pas se défendre même, et surtout, quand elle est délirante. C'est aussi une arme dont abuse … BHL. Son mentor. Car si on doit exister par l'aveu, dans le cirque médiatique, on a plus facile aussi à y exister par l'engagement, même de façade. Sa participation à ONPC, comme sniper, a certainement été pour lui une formidable incitation dans cette voie. Ainsi de Natacha Polony lancée dans une quête frauduleuse pour la liberté d'expression et la pluralité d'opinion avec son comité Orwell—excusez du peu. Après avoir snipé dans ONPC. Comme Zemmour, découvert par ONPC, pris dans un gourbis d'extrême droite avec Marion-Maréchal LePen. Et on pourrait en citer plusieurs encore. Mais avec ce que dit Kaufmann, on comprend mal la douceur fraternelle avec laquelle Onfray, BHL, parlent de Moix, la douceur des juges de ONPC. C'est facile : Onfray, BHL et FOG sont tous chez Grasset ...


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