Je m'étais juré mi-août de ne plus
lire la presse jusqu'à la mi-septembre afin d'échapper à tous les
articles plus ou moins navrants sur l'école et la rentrée. J'ai
changé d'avis pour pouvoir suivre l'affaire Yann Moix. Non pas que
ce type me plaise ou rien mais j'avais décidé de l'utiliser dans
une de mes nouvelles : un type écrit un manifeste, veut pousser
tout le monde à un suicide altruiste (tuons-nous ça sauvera la
nature). Mais ce type c'est personne. Alors il veut l'envoyer à un
mec célèbre qui portera ses idées. Trois ou quatre étaient
envisagés, dont Moix, sniper de talk-show vite écarté car avec lui
ça tournerait trop vite à la farce. Voilà l'avis que j'avais sur
le bonhomme, et que j'ai toujours. Pas sérieux.
Pas assez pour que je m'y intéresse en
tout cas. Mais toute cette histoire c'est quelque-chose. Voilà un
feuilleton médiatique tout en rebondissements qui soulève plein de
questions intéressantes et les laisse retomber au sol comme de la
merde irrésolue.
D'abord, la question c'était celle de
la frontière entre le roman et le récit, l'affabulation et le
souvenir, la littérature et la confession. « Récit »
des sévices subis durant son enfance, avec témoignages des amis de
l'époque, très évasifs, venant s'opposer aux propos tenus par le
frère et le père. C'est au cours de l'enquête sur ce passé, sur
la véracité des faits, que sont ressortis les numéros du fanzine
négationniste dans lequel Moix a écrit et dessiné. Alors vient le
second moment, très confus : a-t-il été antisémite ? À
cette question pas de vraie réponse mais une série de fuites,
d'esquives. Il n'aurait fait que des dessins et même s'ils sont
antisémites, lui ne l'était pas, juste un paumé. Quand on fait
remarquer publiquement qu'il a écrit des pages et des pages
ouvertement négationnistes, il reconnaît la chose, mais ne s'excuse
bizarrement que pour les dessins, et quant à ses accointances, il
botte en touche. Enfin on en arrive au troisième temps où des
personnalités prennent ouvertement sa défense.
L'affaire Claire Nouvian
Pour l'essentiel, les débats
consistent à prendre position pour ou contre Moix et c'est là le
piège même de ce type de débat : parler de lui en mal
concourt malgré tout à en faire un personnage incontournable,
important, et à donner envie de lire son livre, de s'intéresser à
lui. Pour éviter cet écueil il faudrait plutôt s'intéresser au
cadre dans lequel cela se passe.
Prenons d'abord un autre exemple :
Quand Claire Nouvian, après être
passée, sans s'être informée sur l'émission, son format, son ton,
etc. dans l'émission de Pascal Praud, « l'heure des pro »,
s'alarme à juste titre de ce qu'elle a vécu, on en fait un débat
sur le sexisme et le climato-scepticisme. Ce serait affirmer que
Pascal Praud a des convictions. C'est vraiment trop préjuger du
bonhomme. En l'attaquant lui, en relançant la discussion sur le
sexisme et l'enjeu climatique, on fait de Pascal Praud un
interlocuteur. Il fallait faire le débat de l'information télévisée
et dénoncer cet oxymore intenable.
Pourquoi sommes-nous systématiquement
pris entre un Bourdin, un Praud, qui malmène l'invité et l'agresse
ostensiblement et des poseurs de questions vaporeux qui ne montent
jamais au créneau quand on leur débite des horreurs ? Pas
parce que les uns sont des crétins et les autres des fachos mais
parce que la télé est une structure qui impose, en 3 minutes de
séquence, soit le plan-plan soit l'outrance. Question de standing de
chaîne et de créneau horaire. Or là fallait quand-même se rendre
compte qu'on était chez Bolloré. Le mec a dégommé le zapping, a
dégommé les émissions d'investigation, c'est-à-dire de
journalisme, sur une chaîne info c'est quand-même la base, mais a
gardé Praud ! Quand on se dit ça on se doute que ça va être
plus gonzotainement qu'infotainement ! Typiquement le genre
d'endroit que Bourdieu conseillait de fuir …
Mais plus généralement, de toute
façon, l'info et le sérieux à la télé, c'est par tranches
millimétrées entre le sujet suivant et la guerre à la bonne vanne
que se livrent les chroniqueurs. C'est pire dans les émissions de
débat, genre Praud justement, ou le débat est réduit à une foire
d'empoigne entre les partisans du bon-sens égrillard et les mecs qui
rament pour dire deux phrases sensées. Après tout, il est toujours
plus facile de creuser dans les ornières que de se creuser les
méninges et pour cela il n'est pas besoin d'avoir des convictions,
juste d'avoir envie de garder sa place à la télé.
C'est si vrai d'ailleurs que
malheureusement je crois que c'est Gilbert Collard qui a le mieux
compris l'info télé et qui en use le plus adéquatement : en
se vautrant dans la fange … Il arrive sur un plateau, insulte les
uns et les autres, lâche une bombe, un truc monstrueusement faux,
invective et repart. Il a dit son truc, sans réplique—ce qui donne
l'impression qu'il a raison, et a fourni une séquence courte,
mouvementée, calibrée pour les réseaux sociaux. C'est de la merde
intégrale mais c'est ça qui marche. Et tant que ça sera ainsi, il
sera pas possible de faire valoir des points de vue progressistes
dans les émissions d'information, parce qu'il y a toujours ce besoin
de creuser dans les ornières, pour pas fatiguer le téléspectateur
qui consomme l'information comme un produit détente. Là encore
c'est pas de la faute au spectateur, mais à ce vaste complexe
organique qu'est la télévision.
L'affaire Moix
Au delà des questions de personne, on
a aussi ici affaire à des débats purement structurels.
Sont en jeu le rôle, la nature des
écrivains aujourd'hui et les liens qu'ils entretiennent entre eux,
conflit ou entraide. En jeu aussi la place et l'usage des luttes dans
les grands médias. Si pour l'épisode Nouvian il aurait fallut
relire Sur la télévision de Bourdieu et La fabrication du
consentement de Chomski, ici c'est plutôt Dernières nouvelles du
spectacle (ce que les médias font à la littérature) de Vincent
Kaufmann qu'il faut rouvrir.
Kaufmann nous dit que les médias se
sont repliés sur eux-mêmes et ne se nourrissent plus que de ce
qu'il y a dans les médias. Ils ne sont plus un moyen d'apporter au
grand public ce qui est digne d'intérêt et qu'il ignorerait sans
ça, mais ils sont devenus l'outil de leur propre visibilité :
d'où l'intérêt immense de ces émissions, ces talk-show, dans
lesquels on commente à la télé ce qui a été diffusé … à la
télé. Or ces médias ont permis l'émergence d'une économie de la
visibilité dans laquelle ce qui compte le plus est ce qui est le
plus partagé, le plus vu, le plus diffusé. L'auteur en subit
nécessairement les conséquences : pour continuer à exister,
il doit se métamorphoser. Les essayistes l'ont fait : ce sont
les « nouveaux philosophes », qui ont inventé le style
publicitaire en philosophie, et en ce qui concerne la littérature,
c'est l'autofiction qui a permis de réinventer l'auteur, d'ermite
soucieux du travail de la langage en personnalité publique. Or ce
monde régi par l'attention est un monde ultra-compétitif où
l'écrivain est en concurrence avec tous ceux qui passent devant une
caméra. Les autres écrivains donc, mais aussi les Chtis à Mikonos
et les plats de nouilles dans le slibard.
Le spectacle selon Debord se donne comme le seul bien possible, comme désirable. Mais pourquoi l'est-il, pourquoi est-il devenu désirable pour tous, pourquoi non seulement les marchands mais les individus—et les auteurs en particulier—se battent-ils pour quelques poussières d'attention, pourquoi autant d'individus sont-ils prêts aux sacrifices les plus surprenant et souvent les plus repoussants pour obtenir leur place au soleil ou plus exactement devant une caméra ? (p63)
L'aveu, l'authenticité, la comparution : « grammaire du spectacle »
Or l'écrivain en quête de gloire doit
pour passer à la télé se soumettre à l'exigence de transparence,
doit parler de lui avant tout : c'est que « le spectacle,
c'est également une culture de l'aveu. »
C'est par l'aveu, par l'exhibition de son intimité que le sujet se transforme le plus immédiatement et le plus facilement en marchandise. Payer de sa personne, dans le cadre d'une économie de la visibilité, cela veut dire très souvent avouer, se confesser, jeter son intimité en pâture aux spectateurs ou aux lecteurs. (p105)
Du coup quand Moix, qui a toujours
voulu être écrivain, toujours voulu être de ceux qui en sont, dit
qu'il ne trouve pas désirables les femmes de son âge mais préfère
les jeunes, derrière le topos sexiste, il n'y a ni l'abjection ni le
courage de dire son désir tel qu'il est, simplement la
marchandisation d'un écrivain qui doit pour exister non pas écrire
mais parler de lui en permanence et se forger une image de marque. Or
qu'attendre de plus d'un type qui sans s'étouffer dans sa connerie
affirme être le dernier punk français ? Tout ça c'est image
et distinction et sans doute, comme avec Praud, est-on ici face à a
un homme sans conviction. Un homme qui se contente de faire ce qu'il
faut pour être là où il faut, sous le feu des projecteurs. D'où
sa volonté arrivé à Paris de rencontrer BHL. De se mettre sous son
aile. D'où la nécessité pour lui d'écrire sur son enfance,
d'exhiber encore plus son intimité.
Mais comment avouer avoir martyriser
son frère, avoir été tyran, alors qu'on se donne pour être le
grand défenseur de la veuve et de l'orphelin, qu'on se vante d'avoir
été le premier et le seul écrivain, le seul intellectuel à avoir
fait vaciller Macron, à l'avoir jeté dans les cordes à propos de
sa gestion des migrants ? Facile : il suffit de passer cela
sous silence et de voler la vie d'un autre, de se livrer à un
« plagiat psychique » (c'est de cela que Camille Laurens
accusait Marie Darrieussecq après que cette dernière ait elle aussi
écrit sur un enfant mort-né, mais sans avoir vécu la chose. Elle
l'accusait de lui avoir volé son expérience et ses affects, mettant
en avant non les qualités littéraires mais l'authenticité de
l'expérience). Et bien là aussi il y a apparemment vol d'expérience
intime : en se donnant comme victime alors qu'il aurait été
bourreau, il vole l'expérience intime d'un être qu'il cherche à
faire disparaître à tout prix et s'invente un récit qui lui donne
le bon rôle, celui, justement, de l'écrivain : un homme sauvé
par la lecture et par son éditeur, un homme qui a fui une enfance
horrible pour n'exister plus que par les œuvres audacieuses qu'il
dévorait. C'est un beau récit mais à l'ère de l'authenticité à
tout prix cet escamotage ne peut pas passer. Pas même en jouant sur
les mots (un roman dans lequel on dit que tout est vrai est une
autofiction et on y veut la vérité). Parce que la machine exige
qu'on se livre absolument, qu'on dise la vérité telle qu'elle est,
qu'on s'exhibe et quand on ne le fait pas, c'est la comparution
immédiate.
Tout commence avec la comparution, avec l'entrée dans le spectacle, qui a toujours quelque chose de l'entrée dans un tribunal. Apparaître dans le spectacle, c'est comparaître, c'est y apparaître pour y être jugé, non pas parce qu'on aurait commis un crime, mais simplement parce qu'on y revendique une place. Qu'avez-vous à dire pour votre défense, c'est-à-dire pour justifier votre présence, qu'avez-vous fait pour mériter la visibilité dont nous vous créditons, la place que vous prenez implicitement à un autre ? Au nom de quoi revendiquez-vous votre petite tranche de visibilité ? Quel prix êtes-vous prêt à payer pour qu'on vous accorde du temps et de l'attention, quelles sanctions, quelles humiliations êtes-vous prêt à subir ? […]
Inversement, serez-vous capable à votre tour de vous transformer en juge, de participer à la curée s'il le faut, d'envoyer des vannes et d'autres invités dans les cordes ? Quelles humiliations infligerez-vous à d'autres aspirants à la gloire, de qui vous moquerez-vous, qui dénoncerez-vous, qui accuserez-vous si vous en avez l'occasion ? L'économie de la visibilité est hypercompétitive parce que fondamentalement exclusive. (…) Par conséquent c'est aussi une économie fondamentalement agressive, et le spectacle est la mise en scène de cette agressivité. (pp102-103)
Et c'est piquant de voir ce juge de
plateau comparaître, la queue entre les jambes et déconfit, tout en
dénégations, comme un Clinton en plein Lewinsky-gate. C'est
piquant—et cela montre la justesse des analyses de Kaufmann—de
voir que France 2 a jugé l'émission d'ONPC dans laquelle Moix
s'excusait trop complaisante, pas assez saignante. Cela montre aussi
qu'il n'y a pas à croire en une reconversion de Moix et s'il a été
antisémite il l'est encore : ses ruptures d'amitié avec les
négationnistes encombrants, c'est stratégique, sa lutte contre
l'antisémitisme aussi. Tout est question de montrer le moins de
faiblesses possibles et d'attaquer le plus durement. Or l'article du
Monde Diplomatique, Antisémitisme, l'arme fatale montre
bien que l'attaque en antisémitisme, dont Moix était coutumier,
c'est une attaque contre laquelle on ne peut pas se défendre même,
et surtout, quand elle est délirante. C'est aussi une arme dont
abuse … BHL. Son mentor. Car si on doit exister par l'aveu, dans le
cirque médiatique, on a plus facile aussi à y exister par
l'engagement, même de façade. Sa participation à ONPC, comme
sniper, a certainement été pour lui une formidable incitation dans
cette voie. Ainsi de Natacha Polony lancée dans une quête
frauduleuse pour la liberté d'expression et la pluralité d'opinion
avec son comité Orwell—excusez du peu. Après avoir snipé dans
ONPC. Comme Zemmour, découvert par ONPC, pris dans un gourbis
d'extrême droite avec Marion-Maréchal LePen. Et on pourrait en
citer plusieurs encore. Mais avec ce que dit Kaufmann, on comprend
mal la douceur fraternelle avec laquelle Onfray, BHL, parlent de
Moix, la douceur des juges de ONPC. C'est facile : Onfray, BHL
et FOG sont tous chez Grasset ...
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