Parlons enfin
radicalité. Ça va être plutôt compliqué. D'abord parce qu'il
nous faudra faire abstraction des personnes qui assument cette
radicalité, de ce qu'elles peuvent en dire. Faire abstraction aussi
du mouvement qui mène à la radicalité pour considérer cette
dernière non comme un résultat, un aboutissement ou un stade
transitoire mais comme une réalité solide, durable et existant en
soi. Faire fi donc des radicalisés et des (dé-)radicalisations.
Ensuite parce que la radicalité semble ne jamais exister en
elle-même mais toujours en opposition à une non-radicalité, à une
modération. La radicalité pourrait facilement passer pour
une qualité relative, qui naît de la comparaison entre elle et une
position modérée. La radicalité dépendrait ainsi du référent
auquel on la compare.
Étudier
la radicalité en théorie reviendra
donc pour nous à nous livrer d'abord à une approche conceptuelle
destinée à apporter une définition de la radicalité comme chose
en soi, afin d'en fixer la
définition et les usages légitimes. Cet effort, purement
philosophique, se doublera d'une approche structurelle qui viendra
organiser, exploiter et resituer les données offertes par l'approche
conceptuelle. Ce deuxième temps de la réflexion, plus sociologique,
nous permettra d'étudier la radicalité non plus en théorie, mais
en pratique.
On l'a déjà dit,
dans son concept populaire, la radicalité est le fait de s'opposer
avec violence aux autres, de faire preuve d'une intransigeance telle
qu'elle entraîne une séparation entre le radicalisé et le reste de
la population ; ostracisme ou isolationnisme. Étymologiquement
parlant, oui, la radicalité a à voir avec la racine (radix). Mais
dire que la radicalité c'est « aller à la racine » ne
nous permet en rien de comprendre en quoi aller à la racine doit
entraîner une telle séparation et rendre violent. Après tout, si
les racines de la plante ou de l'arbre sont sous terre et invisibles,
elles n'en sont pas pour autant séparées du reste de la plante,
tige ou tronc, feuilles et fleurs. Au contraire, dévoiler ce qui est
caché, ce qui soutient, nourrit et fait croître ce qui se montre
semble plutôt être une activité louable qui, loin de les détruire,
met en évidence des liens essentiels. Le radical ne se séparerait
pas ainsi du reste de la société, mais creuserait les liens
profonds qui le lient aux autres. Si on s'appuie sur la notion
linguistique, le radical est la partie essentielle du mot. C'est lui
qui porte le sens commun entre tous les mots d'une même famille :
vecteur de sens, donc, et unificateur. Par là encore, ce passage de
la racine à la violence qui sépare est incompréhensible. À quelle
racine donc faut-il remonter pour comprendre la radicalité ?
Remonter aux racines d'une conviction
On peut d'abord
considérer que l'on remonte aux racines d'une conviction,
nécessairement collective ; autrement, on ne parlerait pas de
radicalité mais de folie. Le plus souvent, elle est d'ordre
politique ou religieux. Bien qu'elle puisse tout aussi bien être
philosophique, esthétique ou autre. Mais cette racine,
quelle-est-elle au juste ? Elle peut être soit le fondement de
la conviction, de la doctrine, soit son origine.
Remonter au fondement, c'est remonter à l'essence même de la
conviction, chercher à la retrouver dans toute la pureté de son
message, de son intention et de l'attitude qu'elle impose. Ou dans la
pureté de ses fondement, de ses éléments les plus primaires.
C'est cela qu'il convient d'appeler fondamentalisme.
On pourrait aussi prendre en exemple les chrétiens-communistes et la
théologie de libération des XIX-XXe siècles qui retrouvaient dans
la doctrine marxiste la pureté du message évangélique. Et ce en
dépit des menaces d'excommunication. Il suffit en effet de lire les
Actes des Apôtres pour voir les similarités entre
christianisme et communisme : refus de la richesse, mise en
commun des biens que l'on distribue aux uns et aux autres selon leurs
besoins, égalité stricte entre tous les membres, etc. Le
christianisme primitif, comme le communisme, prône « l'abolition
de la propriété privée » et la collectivisation des biens.
Le mode de vie des premiers chrétiens est l'application stricte des
préceptes de Jésus, c'est bien en cela qu'on peut parler au sujet
des chrétiens-communistes de fondamentalisme : à leur époque,
le communisme était l'expression la plus actuelle du message
chrétien et il était naturel pour eux de s'associer à ce
mouvement.
Est-ce à dire que le fondamentalisme peut en même temps être
progressiste ? Il y à là quelque chose qui choque. Les
fondamentalistes ne passent pas vraiment pour des rénovateurs … Au
contraire, ils prôneraient plutôt un parfait retour en arrière. Ce
paradoxe peut être levé de deux manières. Soit, c'est ce que l'on
fera après, en distinguant le radicalisme de conviction
(fondamentalisme) du radicalisme de combat, soit en distinguant, dans
le radicalisme de conviction, celui qui remonte aux fondements de
celui qui en revient à l'origine.
Revenir à l'origine, chercher à vivre et penser comme on le faisait
du temps de ceux qui sont à l'origine de notre croyance, c'est très
exactement ce que promet le salafisme. Il propose comme idéal
« l'imitation des pieux ancêtres » et impose de vivre
comme au temps du prophète et de ne considérer comme vrai et
acceptable que ce qui l'était déjà à son époque. Cette forme de
radicalisme est le contraire même du progressisme et il est
important à ce propos de revenir à l'origine du mot
« fondamentalisme ».
Comment nommer ces radicaux pour bien les distinguer des vrais
fondamentalistes ? Lors de ma présentation, je proposais
sans grand enthousiasme un néologisme : « germinalistes »,
avec comme définition « personnes qui en reviennent au germe,
à l'état naissant, à l'origine accidentelle de leur croyance pour
s'opposer à ce qu'ils considèrent être une menace ». Mais
j'étais pas très satisfait. On peut préférer les appeler
« réactionnaires ». Seulement on peut être un réac'
sans conviction. On peut être réac' par sentimentalisme plus
que par conviction. On manquerait donc ce qui fait la spécificité
de cette réaction. Les germinalistes américains sont
convaincus que la Terre est jeune, que les dinosaures sont une ruse
du diable, que l'homme n'a pas évolué, etc. Ils en veulent pour
preuve la Bible elle-même, lue au pied de la lettre, exactement
comme les salafistes se justifient par une lecture rigide du Coran.
On est donc justifié de les dire « littéralistes »,
mais la lecture littérale du texte religieux est chez eux le moyen
de s'opposer au monde et n'est pas une fin en soi ; il faudrait
donc un terme qui condense le littéralisme, le passéisme et le
germinalisme. Bien malin celui qui arrivera à forger un tel concept.
Remonter aux racines d'un mal
Ainsi, lorsque
l'on parle de fondamentalisme aujourd'hui, essentiellement, on parle
de ces doctrines qui prétendent remonter aux racines du mal afin de
l'éradiquer. Le problème est que cette composante première,
guerrière, non contre un ennemi mais contre l'époque elle-même,
est présentée comme la conséquence d'un retour à la pureté
première qui en est en fait l'alibi et le moyen. Lutter contre une
modernité partout présente et qui s'exprime en chaque instant
impose logiquement l'intransigeance, la violence et l'isolement. Pour
se défendre de ce qu'il s'agit justement de détruire. Mais quel est
ce mal ? Pour les salafistes du XIXe comme pour les chrétiens
du XXe, c'est l'occident moderne. Pour Rousseau, c'est, à en croire
son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes, la propriété privée et l'amour-propre. Pour
Marx la propriété privée et la domination de classe et pour les
anarchistes, c'est l’État. On peut d'ailleurs à ce propos évoquer
une contradiction fâcheuse. À considérer que l’État c'est le
mal, comment l'éradiquer ? La doctrine marxiste de base
consiste à dire que le prolétariat doit s'emparer de l’État pour
l'abolir. Mais quand on voit les efforts nécessaires pour ce faire,
et à quel point la maîtrise de l’État facilite l'action, on
comprend qu'il soit absurde de s'emparer de l’État pour le
détruire. Qui s'en empare le maintient, le développe au besoin, y
installe les siens et les défend coûte que coûte. Il y a donc
fatalement une perte de radicalité dans l'effort de réalisation des
intentions radicales. La mise en œuvre concrète des idées
radicales, en ce cas, c'est tout le paradoxe, déradicalise : on
ne fait plus face à une volonté de détruire l’État mais de
l'améliorer ; on passe du radicalisme au réformisme, du
communisme au socialisme, quand le projet ne change pas du tout au
tout. Pour éviter cela, on peut évidemment décider d'abandonner la
course politique pour des moyens plus directs : dont la version
la plus extrême est la propagande par le fait. C'est-à-dire
l'attentat. Mais les attentats ont toujours été un échec,
puisqu'ils terrorisent une population attachée à sa sécurité, et
donc à l’État qui en est le premier garant. Ils offrent en plus à
ce dernier l'occasion de se renforcer par des lois plus dures sans se
heurter à l'opinion. C'est ce que la RAF a découvert après leur
vague d'attentats contre des grands industriels. Dans leur esprit, la
répression policière à laquelle ils allaient être confrontés
devait soulever l'indignation de la population, qui en solidarité
devait se soulever contre l'Etat et le renverser dans un grand
mouvement d'insurrection révolutionnaire. Ce qui s'est passé, et
cela semble condamner par avance l’extrémisme, c'est que le
peuple, plus inquiet de la violence terroriste que de la violence
capitaliste, était soulagé de les savoir en cellule.
Radicalité et extrémisme
Ces quelques
réflexions sur le fondamentalisme de combat, dont le but est
de supprimer l'ennemi, source de tous les maux (l'Etat, la classe
bourgeoise, le patriarcat, je mets tout sur un même pied d'égalité,
les recherches ultérieures auront pour tâche de distinguer tout
ça), dont le but est d'en finir d'une manière ou d'une autre avec
l'époque, ont évidemment fait leur effet sur l'auditoire dans le
cadre d'une présentation limitée dans le temps et condamnée à
n'évoquer que rapidement ces questions. Il faudrait, dans le cadre de ces articles, entrer plus dans
les détails afin d'éprouver pleinement la pertinence de ces distinctions. Ce que je ferai ultérieurement. Résumons pour le
moment. Nous avons découvert quatre formes de de radicalité. Ces
formes sont radicales en elles-mêmes, et non pas en fonction de
positions plus modérées auxquelles on les comparerait.Ces quatre
formes ne sont pas exclusives : ce sont des manières de décrire
des positions radicales, certaines peuvent donc s'appliquer ensemble
à une même position radicale. Cependant il est à noter que
certaines s'excluent les unes les autres.
Ainsi nous
pouvons distinguer une radicalité de conviction qui
se divise en deux branches exclusives : le fondamentalisme
(retour au fondement de la conviction) et le germinalisme (retour à
un passé considéré comme un âge d'or). À côté de ces
distinctions, un radicalisme de combat,
qui prétend sous toutes ses formes arracher le mal à la racine.
Mais d'une part, ce radicalisme pourra être réactionnaire,
rétrograde ; il recoupera alors la radicalité germinaliste,
d'autre part progressiste, c'est-à-dire tourné vers la réalisation
d'un état du monde encore inconnu (si on veut d'un âge d'or, mais
qu'il faudrait situer non dans le passé mais dans l'avenir), il
pourra alors recouper la radicalité fondamentaliste telle que nous
l'avons définie. Nous pourrions chercher à distinguer plus :
en proposant d'appeler le radicalisme réactionnaire « extrémisme »
pour réserver le terme de radicalisme aux seules tendances
progressistes. Cela essentiellement à des fins de clarté puisqu'il
n'est pas certain que cette distinction tienne la route ;
l'extrémisme pourrait être plus adéquatement la violence extrême, collective et concertée, utilisée indépendamment de toute radicalité, donc dans un but
politique autre que celui d'arracher un mal réel ou fantasmé à la racine. L'extrémisme serait alors cette violence déployée non contre les causes d'un problème mais contre ses effets les plus lointains. Pour reprendre les métaphores botaniques, l'extrémisme ne consisterait pas à arracher le mal par la racine, ça c'est la radicalité, mais à chercher à le faire mourir en lui arrachant les feuilles, derniers développement de ce qui se joue dès la racine. On comprend ainsi que l'extrémisme se tourne vers un faux combat et vise d'autres buts que l'éradication d'un mal, même si ce dernier se trouve au cœur des discours extrémistes. Prenons un exemple un peu ancien : dire avec le FN en 1978 "1 million de chômeurs, c'est 1 million d'immigrés en trop", c'est un discours extrémiste en ce sens que l'immigration n'est pas la cause du chômage (les études faites sur la question montrent qu'il n'y a aucune corrélation entre les deux) et que pour lutter contre le chômage, mieux vaut chercher des causes économiques. Extrémiste surtout parce que le but de cette affiche est d'opposer autochtones et immigrés et d'attiser la haine envers ces derniers plutôt que de résoudre les problèmes des autochtones, qui continueraient à subir le chômage malgré une épuration ethnique ou, plus soft, une politique de préférence nationale.
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