mercredi 18 septembre 2019

Radicalité 3 : le concept de radicalité


Parlons enfin radicalité. Ça va être plutôt compliqué. D'abord parce qu'il nous faudra faire abstraction des personnes qui assument cette radicalité, de ce qu'elles peuvent en dire. Faire abstraction aussi du mouvement qui mène à la radicalité pour considérer cette dernière non comme un résultat, un aboutissement ou un stade transitoire mais comme une réalité solide, durable et existant en soi. Faire fi donc des radicalisés et des (dé-)radicalisations. Ensuite parce que la radicalité semble ne jamais exister en elle-même mais toujours en opposition à une non-radicalité, à une modération. La radicalité pourrait facilement passer pour une qualité relative, qui naît de la comparaison entre elle et une position modérée. La radicalité dépendrait ainsi du référent auquel on la compare.
Étudier la radicalité en théorie reviendra donc pour nous à nous livrer d'abord à une approche conceptuelle destinée à apporter une définition de la radicalité comme chose en soi, afin d'en fixer la définition et les usages légitimes. Cet effort, purement philosophique, se doublera d'une approche structurelle qui viendra organiser, exploiter et resituer les données offertes par l'approche conceptuelle. Ce deuxième temps de la réflexion, plus sociologique, nous permettra d'étudier la radicalité non plus en théorie, mais en pratique.


On l'a déjà dit, dans son concept populaire, la radicalité est le fait de s'opposer avec violence aux autres, de faire preuve d'une intransigeance telle qu'elle entraîne une séparation entre le radicalisé et le reste de la population ; ostracisme ou isolationnisme. Étymologiquement parlant, oui, la radicalité a à voir avec la racine (radix). Mais dire que la radicalité c'est « aller à la racine » ne nous permet en rien de comprendre en quoi aller à la racine doit entraîner une telle séparation et rendre violent. Après tout, si les racines de la plante ou de l'arbre sont sous terre et invisibles, elles n'en sont pas pour autant séparées du reste de la plante, tige ou tronc, feuilles et fleurs. Au contraire, dévoiler ce qui est caché, ce qui soutient, nourrit et fait croître ce qui se montre semble plutôt être une activité louable qui, loin de les détruire, met en évidence des liens essentiels. Le radical ne se séparerait pas ainsi du reste de la société, mais creuserait les liens profonds qui le lient aux autres. Si on s'appuie sur la notion linguistique, le radical est la partie essentielle du mot. C'est lui qui porte le sens commun entre tous les mots d'une même famille : vecteur de sens, donc, et unificateur. Par là encore, ce passage de la racine à la violence qui sépare est incompréhensible. À quelle racine donc faut-il remonter pour comprendre la radicalité ?


Remonter aux racines d'une conviction

On peut d'abord considérer que l'on remonte aux racines d'une conviction, nécessairement collective ; autrement, on ne parlerait pas de radicalité mais de folie. Le plus souvent, elle est d'ordre politique ou religieux. Bien qu'elle puisse tout aussi bien être philosophique, esthétique ou autre. Mais cette racine, quelle-est-elle au juste ? Elle peut être soit le fondement de la conviction, de la doctrine, soit son origine.

Remonter au fondement, c'est remonter à l'essence même de la conviction, chercher à la retrouver dans toute la pureté de son message, de son intention et de l'attitude qu'elle impose. Ou dans la pureté de ses fondement, de ses éléments les plus primaires.
C'est cela qu'il convient d'appeler fondamentalisme.

En art, on peut ainsi considérer que les artistes discrépant (ce sont, dans le language d'Isidore Isou, ceux qui réduisent une expression artistique à ses éléments les plus rudimentaires) sont des fondamentalistes : les lettristes reviennent au fondement de la poésie, les sons et le rythme, les suprématistes au fondement de la peinture, couleur, forme et matière, etc. On comprend très bien le rejet qu'ont subi ces artistes : les gens ne viennent pas dans les musées voir la peinture, mais ce qu'on peut représenter par la peinture ; ils n'ont ainsi jamais vu la peinture réellement, en tant que matière—or c'est avec cette matière-là que les peintres ont toujours lutté, c'est en elle qu'ils pensent—mais n'ont jamais vu que des images flatteuses. L'académisme n'est rien d'autre qu'une manière de flatter l’œil bourgeois. Le fondamentalisme pictural est donc nécessairement un scandale, comme en atteste les attaques (lacérations, graffitis) que subissent les tableaux de Barnett Newman, au nom d'une guerre des réalistes contre les abstraits.
On pourrait aussi prendre en exemple les chrétiens-communistes et la théologie de libération des XIX-XXe siècles qui retrouvaient dans la doctrine marxiste la pureté du message évangélique. Et ce en dépit des menaces d'excommunication. Il suffit en effet de lire les Actes des Apôtres pour voir les similarités entre christianisme et communisme : refus de la richesse, mise en commun des biens que l'on distribue aux uns et aux autres selon leurs besoins, égalité stricte entre tous les membres, etc. Le christianisme primitif, comme le communisme, prône « l'abolition de la propriété privée » et la collectivisation des biens. Le mode de vie des premiers chrétiens est l'application stricte des préceptes de Jésus, c'est bien en cela qu'on peut parler au sujet des chrétiens-communistes de fondamentalisme : à leur époque, le communisme était l'expression la plus actuelle du message chrétien et il était naturel pour eux de s'associer à ce mouvement.

Est-ce à dire que le fondamentalisme peut en même temps être progressiste ? Il y à là quelque chose qui choque. Les fondamentalistes ne passent pas vraiment pour des rénovateurs … Au contraire, ils prôneraient plutôt un parfait retour en arrière. Ce paradoxe peut être levé de deux manières. Soit, c'est ce que l'on fera après, en distinguant le radicalisme de conviction (fondamentalisme) du radicalisme de combat, soit en distinguant, dans le radicalisme de conviction, celui qui remonte aux fondements de celui qui en revient à l'origine.

Revenir à l'origine, chercher à vivre et penser comme on le faisait du temps de ceux qui sont à l'origine de notre croyance, c'est très exactement ce que promet le salafisme. Il propose comme idéal « l'imitation des pieux ancêtres » et impose de vivre comme au temps du prophète et de ne considérer comme vrai et acceptable que ce qui l'était déjà à son époque. Cette forme de radicalisme est le contraire même du progressisme et il est important à ce propos de revenir à l'origine du mot « fondamentalisme ».
Le terme de fondamentalisme est né en 1919 aux Etats-Unis. Il a été forgé pour la « World Christian Fundamentals Association » (association mondiale des fondements chrétiens), dont le but avoué était d'en revenir aux croyances de la bible pour lutter contre le progrès de sciences, jugées dangereuses pour la foi, en premier lieu la théorie de l'évolution. C'est donc une association anti-moderne qui prône une lecture littéraliste du texte biblique. Exactement comme les salafistes, qui, dès le XIX, s'opposèrent à l'occidentalisation du monde arabe. On voit qu'ils ne remontent pas aux fondements d'une conviction, qui se traduirait par une fidélité à l'esprit du texte dans une rénovation de sa lettre, mais rejettent le monde dans lequel ils vivent, qu'ils tentent de fuir en s'en retournant vers le passé.
Comment nommer ces radicaux pour bien les distinguer des vrais fondamentalistes ? Lors de ma présentation, je proposais sans grand enthousiasme un néologisme : « germinalistes », avec comme définition « personnes qui en reviennent au germe, à l'état naissant, à l'origine accidentelle de leur croyance pour s'opposer à ce qu'ils considèrent être une menace ». Mais j'étais pas très satisfait. On peut préférer les appeler « réactionnaires ». Seulement on peut être un réac' sans conviction. On peut être réac' par sentimentalisme plus que par conviction. On manquerait donc ce qui fait la spécificité de cette réaction. Les germinalistes américains sont convaincus que la Terre est jeune, que les dinosaures sont une ruse du diable, que l'homme n'a pas évolué, etc. Ils en veulent pour preuve la Bible elle-même, lue au pied de la lettre, exactement comme les salafistes se justifient par une lecture rigide du Coran. On est donc justifié de les dire « littéralistes », mais la lecture littérale du texte religieux est chez eux le moyen de s'opposer au monde et n'est pas une fin en soi ; il faudrait donc un terme qui condense le littéralisme, le passéisme et le germinalisme. Bien malin celui qui arrivera à forger un tel concept.

Remonter aux racines d'un mal

Ainsi, lorsque l'on parle de fondamentalisme aujourd'hui, essentiellement, on parle de ces doctrines qui prétendent remonter aux racines du mal afin de l'éradiquer. Le problème est que cette composante première, guerrière, non contre un ennemi mais contre l'époque elle-même, est présentée comme la conséquence d'un retour à la pureté première qui en est en fait l'alibi et le moyen. Lutter contre une modernité partout présente et qui s'exprime en chaque instant impose logiquement l'intransigeance, la violence et l'isolement. Pour se défendre de ce qu'il s'agit justement de détruire. Mais quel est ce mal ? Pour les salafistes du XIXe comme pour les chrétiens du XXe, c'est l'occident moderne. Pour Rousseau, c'est, à en croire son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la propriété privée et l'amour-propre. Pour Marx la propriété privée et la domination de classe et pour les anarchistes, c'est l’État. On peut d'ailleurs à ce propos évoquer une contradiction fâcheuse. À considérer que l’État c'est le mal, comment l'éradiquer ? La doctrine marxiste de base consiste à dire que le prolétariat doit s'emparer de l’État pour l'abolir. Mais quand on voit les efforts nécessaires pour ce faire, et à quel point la maîtrise de l’État facilite l'action, on comprend qu'il soit absurde de s'emparer de l’État pour le détruire. Qui s'en empare le maintient, le développe au besoin, y installe les siens et les défend coûte que coûte. Il y a donc fatalement une perte de radicalité dans l'effort de réalisation des intentions radicales. La mise en œuvre concrète des idées radicales, en ce cas, c'est tout le paradoxe, déradicalise : on ne fait plus face à une volonté de détruire l’État mais de l'améliorer ; on passe du radicalisme au réformisme, du communisme au socialisme, quand le projet ne change pas du tout au tout. Pour éviter cela, on peut évidemment décider d'abandonner la course politique pour des moyens plus directs : dont la version la plus extrême est la propagande par le fait. C'est-à-dire l'attentat. Mais les attentats ont toujours été un échec, puisqu'ils terrorisent une population attachée à sa sécurité, et donc à l’État qui en est le premier garant. Ils offrent en plus à ce dernier l'occasion de se renforcer par des lois plus dures sans se heurter à l'opinion. C'est ce que la RAF a découvert après leur vague d'attentats contre des grands industriels. Dans leur esprit, la répression policière à laquelle ils allaient être confrontés devait soulever l'indignation de la population, qui en solidarité devait se soulever contre l'Etat et le renverser dans un grand mouvement d'insurrection révolutionnaire. Ce qui s'est passé, et cela semble condamner par avance l’extrémisme, c'est que le peuple, plus inquiet de la violence terroriste que de la violence capitaliste, était soulagé de les savoir en cellule.

Radicalité et extrémisme

Ces quelques réflexions sur le fondamentalisme de combat, dont le but est de supprimer l'ennemi, source de tous les maux (l'Etat, la classe bourgeoise, le patriarcat, je mets tout sur un même pied d'égalité, les recherches ultérieures auront pour tâche de distinguer tout ça), dont le but est d'en finir d'une manière ou d'une autre avec l'époque, ont évidemment fait leur effet sur l'auditoire dans le cadre d'une présentation limitée dans le temps et condamnée à n'évoquer que rapidement ces questions. Il faudrait, dans le cadre de ces articles, entrer plus dans les détails afin d'éprouver pleinement la pertinence de ces distinctions. Ce que je ferai ultérieurement. Résumons pour le moment. Nous avons découvert quatre formes de de radicalité. Ces formes sont radicales en elles-mêmes, et non pas en fonction de positions plus modérées auxquelles on les comparerait.Ces quatre formes ne sont pas exclusives : ce sont des manières de décrire des positions radicales, certaines peuvent donc s'appliquer ensemble à une même position radicale. Cependant il est à noter que certaines s'excluent les unes les autres.
Ainsi nous pouvons distinguer une radicalité de conviction qui se divise en deux branches exclusives : le fondamentalisme (retour au fondement de la conviction) et le germinalisme (retour à un passé considéré comme un âge d'or). À côté de ces distinctions, un radicalisme de combat, qui prétend sous toutes ses formes arracher le mal à la racine. Mais d'une part, ce radicalisme pourra être réactionnaire, rétrograde ; il recoupera alors la radicalité germinaliste, d'autre part progressiste, c'est-à-dire tourné vers la réalisation d'un état du monde encore inconnu (si on veut d'un âge d'or, mais qu'il faudrait situer non dans le passé mais dans l'avenir), il pourra alors recouper la radicalité fondamentaliste telle que nous l'avons définie. Nous pourrions chercher à distinguer plus : en proposant d'appeler le radicalisme réactionnaire « extrémisme » pour réserver le terme de radicalisme aux seules tendances progressistes. Cela essentiellement à des fins de clarté puisqu'il n'est pas certain que cette distinction tienne la route ; l'extrémisme pourrait être plus adéquatement la violence extrême, collective et concertée, utilisée indépendamment de toute radicalité, donc dans un but politique autre que celui d'arracher un mal réel ou fantasmé à la racine. L'extrémisme serait alors cette violence déployée non contre les causes d'un problème mais contre ses effets les plus lointains. Pour reprendre les métaphores botaniques, l'extrémisme ne consisterait pas à arracher le mal par la racine, ça c'est la radicalité, mais à chercher à le faire mourir en lui arrachant les feuilles, derniers développement de ce qui se joue dès la racine. On comprend ainsi que l'extrémisme se tourne vers un faux combat et vise d'autres buts que l'éradication d'un mal, même si ce dernier se trouve au cœur des discours extrémistes. Prenons un exemple un peu ancien : dire avec le FN en 1978 "1 million de chômeurs, c'est 1 million d'immigrés en trop", c'est un discours extrémiste en ce sens que l'immigration n'est pas la cause du chômage (les études faites sur la question montrent qu'il n'y a aucune corrélation entre les deux) et que pour lutter contre le chômage, mieux vaut chercher des causes économiques. Extrémiste surtout parce que le but de cette affiche est d'opposer autochtones et immigrés et d'attiser la haine envers ces derniers plutôt que de résoudre les problèmes des autochtones, qui continueraient à subir le chômage malgré une épuration ethnique ou, plus soft, une politique de préférence nationale. 

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