jeudi 5 septembre 2019

Que risque-t-on à se faire spoiler sa vie ?


Y a des questions qui me terrifient encore aujourd'hui. Quelles lunettes tu préfères, tu veux manger quoi ce soir, etc. Des questions pratiques. L'horreur. Je préfère encore et de loin les questions tordues. Du genre : si tout est relatif, peut-on encore dire que je suis plus grand qu'une fourmi ?
Ça c'est facile, typiquement le genre de question derrière lequel on peut se cacher, soit en esquivant, soit par l'humour, soit par l'érudition. Mais les questions pratiques sont faites justement pour nous dévoiler. Le type qui répondrait que ce soir il veut manger des pancakes aux anchois se retrouvera à manger seul le soir et tous les jours après. Moi je m'en sors en disant que je m'en tape de ce qu'on mange, mais ça en dit déjà beaucoup. Trop.

D'autres par contre … « Comment voyez-vous votre vie dans quelques années ? » Là l'humour c'est pas possible. Déjà parce que dans les questionnaires des magazines féminins, les trois quatre réponse fournies manquent totalement de subtilité, ensuite parce que vous ne pouvez pas dire au recruteur, malgré tout le mépris que vous avez pour ses questions : « alors écoute, moi ma vie je la vis, justement. Je la regarde pas défiler devant mes yeux comme toi tu le fais. C'est l'avantage de ne pas travailler dans un bureau j'imagine. »

On m'a posé cette question il y a pas longtemps. J'ai répondu que je la voyais avec des livres et des chats. Des livres et des chats, c'est déjà l'essentiel de mon existence aujourd'hui, ce qui revenait à dire qu'au fond je ne me projette pas. Un recruteur y verrait un manque d'ambition, un médecin un symptôme dépressif, mes amis n'y verraient rien que de très moi et tous auraient raison en un sens. Parce que c'est pas chez moi un manque d'imagination, on le verra, c'est juste que je trouve qu'on en fait trop avec l'avenir. On n'a encore rien vécu qu'on nous demande déjà de choisir des options, des filières, des poursuites d'études, de faire des choix en fonction d'un avenir qu'on n'entrevoit même pas. Comme si l'enfance n'était que la phase préparatoire de la vie professionnelle. C'est ruiner l'enfance que de l'enfermer dans des collèges à penser à un avenir auquel beaucoup n'auront pas droit : mutation de l'économie et des emplois, chômage structurel, destruction de l'environnement, réformes de l'éducation. On ne sait rien du monde dans lequel on vivra dans 10 ans, pourquoi ne pas simplement faire ce qu'on aime et se construire au présent ? Si on aime ce qu'on fait, on pourra toujours l'exploiter et le valoriser plus tard. Point. Du coup, ma vie avec mes chats et mes livres, c'est pas un manque d'ambition, c'est juste que, a minima, tant qu'il y aura des livres, tant qu'il y aura des chats, j'aurai de quoi vivre et prendre plaisir à la vie, quitte à brûler les uns pour manger les autres.
Je laisse par contre tout le reste du côté de l'imprévisible et de l'inattendu, « parce que la vie est pleine de surprises et que sans ça, elle perdrait de sa saveur » comme on pourrait le dire.

Ah ... Là je me redresse parce que c'est le genre d'idées qui me font tiquer autant que les questions de recruteur. Donc une vie sans surprises, c'est une vie sans saveur ? C'est dire qu'on n'a plaisir à vivre que parce qu'on ne sait pas ce qui va nous arriver. Ah. C'est dire que si on le savait, on ressentirait moins de joie, moins de plaisir, la vie nous deviendrait égale. Ainsi des élèves : ceux qui savent qu'ils auront le bac, le bac obtenu, « oui bof, je savais que je l'aurais », les autres qui l'ont à 10,5 éclatent de joie au contraire. Ceux qui espéraient la mention très bien et n'ont que la mention bien s'effondrent en larmes, autant dire que oui, l'inconnu, l'imprévisible, la surprise, bonne ou mauvaise, est ce qui nous attache à l'existence. Nous la fait vivre, au plein sens du terme.

Ah mais pourtant, je suis bien placé pour le dire, j'ai écrit dessus déjà : on a plaisir à voir des films qu'on connaît par cœur. Des films qui ne nous surprennent plus en rien. On a plaisir encore à les regarder. Ne pourrait-il pas en être de même pour la vie ? 
Et c'est là, là précisément, qu'on va voir que je ne manque pas d'imagination. Parce que c'est là qu'on va commencer à se livrer à une petite expérience de pensée. Qu'arriverait-il si on pouvait se faire spoiler sa vie comme on se fait spoiler un film ? Est-ce que la vie perdrait tout son intérêt ?

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