jeudi 5 septembre 2019

Que risque-t-on à se faire spoiler sa vie ? (2)


Rappelons-le, on spoil quand on révèle en avance un élément important d'intrigue. On ne peut pas spoiler un tableau, on peut spoiler un film, un épisode de série ou de dessin animé, pour peu que l'histoire se suive d'un épisode à l'autre, constituant autant de chapitres. Parce que je ne vois pas vraiment comment on pourrait spoiler un épisode de Bob l'éponge ou même de Daria. Et c'est intéressant parce que justement Bob l'éponge et Daria, c'est très proche de la vie. Le premier est absurde et décousu, l'autre n'est que conversations tenues face à des situations plus ou moins embarrassantes—sorte de commentaire blessant de la vie des autres et franchement, ma vie est en général assez peu éloignée de ça. N'oublions pas que Daria au départ est un personnage secondaire, ce qu'elle reste en grande partie dans sa propre série : elle est une spectatrice, à peine impliquée, de la vie de ses camarades, spectatrice incisive qui nous livre un commentaire cynique de ce qui se passe et qui finit transformée par ce qu'elle voit, commente et analyse. Pas étonnant que cette série m'ait accompagné si longtemps, et encore aujourd'hui. Je suis bien plus spectateur qu'acteur, bien plus Daria ou Trent que Kevin ou Jodie. Si ça n'a pas de sens de craindre de se faire Spoiler Daria et Bob l'éponge, est-ce que ça a peut avoir un sens de craindre de se faire spoiler sa propre vie ?

Il faudrait pour cela que la vie soit une histoire. Avec un début, une fin, entre les deux, péripéties et moments forts, qui tous préparent à la-dite fin. Dans Skippy Dies, Paul Murray fait dire à Howard :

« It’s just not how I expected my life would be ».

Avant de préciser, bien que ça lui paraisse stupide, qu'il espérait y trouver quelque-chose comme un arc narratif. Ce qui rend la vie parfois insupportable, c'est l'idée justement qu'elle n'est pas une histoire. La vie n'est pas structurée : c'est un chaos d'événements et de moments décousus, sans liens entre eux, qui se contredisent tous et nous laissent démunis face au puzzle que finit par être notre existence. On vit des moments forts, oui, mais qui nous dit qu'ils sont importants ? Pour le savoir, il faudrait déjà connaître la fin. mais de fin, justement, notre vie n'en a pas. Les Stoïciens n'hésitaient pas à le dire, parfois une vie s'achève avant son terme. Elle n'a pas de fin, mais une interruption. Donc même si on relie les moments de sa vie comme des perles et qu'on n'en lâche pas le fil, rien ne nous dit que l'histoire qu'on construit trouvera son aboutissement. Et puis de début … Il y a autant de débuts dans la vie qu'on en veut pour peu qu'on y regarde. Il suffit de regarder Casablanca : les derniers mots, les dernières secondes du film, la fin de l'histoire donc : « Je crois que c'est le début d'une belle amitié ». Une amitié nouée autour d'une pastille Vichy … quand je vous disais qu'on peut voir des débuts partout ...

Rien de plus désespérant qu'une telle vie. Comme Shakespeare le fait dire à McBeth :

« It's a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. »

Ce qui résume en quelques mots très durs ce que j'ai platement essayé de dire. Pas étonnant dans ces conditions que les coach de vie, les types des relations humaines et les hommes politiques nous bassinent tant avec leurs histoires de vie. Leur « storytelling ». Les hommes politiques gagnent grâce à l'histoire qu'ils nous vendent. Une bonne histoire ça justifie tout et ça fait tout passer. Regardez ce que disait un des spin-doctor de Bill Clinton, James Carville :

« Je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter ; une histoire qui dise aux gens ce que le pays est et comment il le voit. »

Leçon qu'a bien apprise Macron. Mais même sans viser aussi haut, les conseils pleuvent sur internet : « comment séduire une fille grâce au storytelling », « comment utiliser le storytelling dans sa recherche d'emploi », « coaching et storytelling, stretchez vos soft-skills », peu importe ce que cela veut dire. « Storytelling social ». Avec tout ça, déjà, la vie n'est plus la vie. Avec internet, notre vie s'écrit avant même de se vivre, elle est déjà en soi un récit. Et ce n'est pas étonnant d'ailleurs que des start-up proposent de récupérer tous les statuts facebook et autre pour les imprimer sous forme de livre. C'est la continuité même. L'histoire de votre vie, livrée pour vous, par vous. Et on se construit ainsi sa propre histoire en la racontant. Mais le plus étonnant, ce sont les effets bien réels de ces histoires qui ne tiennent pourtant à rien et qui sont le plus souvent de pures illusions, de la mauvaise foi caractérisée. On se persuade si facilement que l'histoire qu'on raconte est vraie ; ce qui nous fait agir en conformité avec elle. L'histoire qu'on s'invente finit ainsi par avoir un effet réel et ce qui a un effet sur le réel EST réel. C'est peut-être ça le plus déroutant. Qu'avec assez de conviction—ou d'illusion, les plus gros mensonges qu'on se raconte à soi-même finissent par être la vérité de notre être et s'imposer aux autres comme seule vérité.

Ce qui me fait dire que depuis l'avènement d'internet on est tous devenus existentialistes. On manque juste un peu de culture et de liberté d'esprit pour l'être tout-à-fait : c'est-à-dire pour se l'avouer. 
Parce que, pour faire simple, la grande idée de l'existentialisme, c'est qu'on est d'abord et avant tout un projet, donc un désir, une volonté, un pur potentiel à partir duquel on va se réinventer soi-même et son passé. à partir duquel on va construire le monde autour de nous. A partir duquel on va réécrire toute l'histoire de notre vie. Il suffit de regarder Yann Moix en ce moment. Il a eu le projet d'être écrivain. Je ne doute pas que Gide ait été important pour lui, mais il ne l'a été qu'en tant qu'il a formé à un moment ce projet d'être écrivain. À partir de là s'élabore un récit comme quoi Gide l'a sauvé, puis son éditeur et que sans eux, il ne serait rien. Ça fait classe dans une lettre de motivation cette story. « Je veux être écrivain parce que la littérature m'a sauvé ». Il oublie totalement dans cette histoire que ce qui lui a permis de supporter les coups de son père, c'est surtout les coups qu'il rendait à son petit frère, mais ça, ça fait tout de suite moins classe. « Je veux être écrivain parce que j'ai fait passer de sales quart-d'heure à mon petit frère et que maintenant, je veux faire subir ça à tous les couillons qui suivent les rentrées littéraires ». Là ça marche pas pareil. On comprend du coup que Moix ait été obligé de mentir : pour être écrivain il s'est construit un rôle sur la base des éléments de sa vie qui étaient congruents, mais il lui a fallut pour l'asseoir publiquement effacer tout ce qui s'en écartait trop : son frère et son antisémitisme (passé ou présent qu'importe). Mais ce qui vaut pour Moix vaut pour tous : on s'invente au quotidien en fonction de l'histoire qu'on se raconte et pour ce faire on balaie sous le tapis un grand nombre de moments passés qui ne cadrent pas. Ce que les réseaux sociaux ont du reste aussi capté. Ils ne nous invitent plus à penser notre présence numérique seulement en termes de position sociale (le statut) ou de collection de souvenirs (le mur, sur lequel on punaise nos photos souvenir) mais en termes de narration : nous devenons une histoire qu'on partage avec les autres, une story, c'est-à-dire un temps fort qu'on choisit comme déterminant dans la personnalité qu'on construit au quotidien sur les réseaux.


Tout ça pour dire qu'il n'y a rien d'inconcevable dans le fait de se faire spoiler sa propre vie, puisque c'est entériné, celle-ci n'est plus guère que la série des histoires qu'on construit à partir d'elle. Or, une histoire peut sans difficulté être spoilée.

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