Rappelons-le, on spoil quand on révèle
en avance un élément important d'intrigue. On ne peut pas spoiler
un tableau, on peut spoiler un film, un épisode de série ou de
dessin animé, pour peu que l'histoire se suive d'un épisode à
l'autre, constituant autant de chapitres. Parce que je ne vois pas
vraiment comment on pourrait spoiler un épisode de Bob l'éponge ou
même de Daria. Et c'est intéressant parce que justement Bob
l'éponge et Daria, c'est très proche de la vie. Le premier est absurde et décousu, l'autre n'est que conversations tenues
face à des situations plus ou moins embarrassantes—sorte de
commentaire blessant de la vie des autres et franchement, ma vie est
en général assez peu éloignée de ça. N'oublions pas que Daria au
départ est un personnage secondaire, ce qu'elle reste en grande
partie dans sa propre série : elle est une spectatrice, à peine impliquée, de la vie de ses camarades, spectatrice incisive qui nous
livre un commentaire cynique de ce qui se passe et qui finit
transformée par ce qu'elle voit, commente et analyse. Pas étonnant
que cette série m'ait accompagné si longtemps, et encore
aujourd'hui. Je suis bien plus spectateur qu'acteur, bien plus Daria
ou Trent que Kevin ou Jodie. Si ça n'a pas de sens de craindre de se
faire Spoiler Daria et Bob l'éponge, est-ce que ça a peut avoir un
sens de craindre de se faire spoiler sa propre vie ?
Il faudrait pour cela que la vie soit
une histoire. Avec un début, une fin, entre les deux, péripéties
et moments forts, qui tous préparent à la-dite fin. Dans Skippy
Dies, Paul Murray fait dire à Howard :
« It’s just not how I expected my life would be ».
Avant de préciser, bien que ça lui
paraisse stupide, qu'il espérait y trouver quelque-chose comme un
arc narratif. Ce qui rend la vie parfois insupportable, c'est l'idée justement qu'elle n'est pas une histoire. La vie n'est pas structurée : c'est
un chaos d'événements et de moments décousus, sans liens entre
eux, qui se contredisent tous et nous laissent démunis face au
puzzle que finit par être notre existence. On vit des moments forts, oui, mais
qui nous dit qu'ils sont importants ? Pour le savoir, il
faudrait déjà connaître la fin. mais de fin, justement, notre vie
n'en a pas. Les Stoïciens n'hésitaient pas à le dire, parfois une
vie s'achève avant son terme. Elle n'a pas de fin, mais une
interruption. Donc même si on relie les moments de sa vie comme des
perles et qu'on n'en lâche pas le fil, rien ne nous dit que
l'histoire qu'on construit trouvera son aboutissement. Et puis de
début … Il y a autant de débuts dans la vie qu'on en veut pour peu
qu'on y regarde. Il suffit de regarder Casablanca : les derniers
mots, les dernières secondes du film, la fin de l'histoire donc :
« Je crois que c'est le début d'une belle amitié ». Une
amitié nouée autour d'une pastille Vichy … quand je vous disais
qu'on peut voir des débuts partout ...
Rien de plus désespérant qu'une telle
vie. Comme Shakespeare le fait dire à McBeth :
« It's a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. »
Ce qui résume en quelques mots très
durs ce que j'ai platement essayé de dire. Pas étonnant dans ces
conditions que les coach de vie, les types des relations humaines et
les hommes politiques nous bassinent tant avec leurs histoires de
vie. Leur « storytelling ». Les hommes politiques gagnent
grâce à l'histoire qu'ils nous vendent. Une bonne histoire ça
justifie tout et ça fait tout passer. Regardez ce que disait un des spin-doctor de Bill
Clinton, James Carville :
« Je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter ; une histoire qui dise aux gens ce que le pays est et comment il le voit. »
Leçon qu'a bien apprise Macron. Mais
même sans viser aussi haut, les conseils pleuvent sur internet :
« comment séduire une fille grâce au storytelling »,
« comment utiliser le storytelling dans sa recherche
d'emploi », « coaching et storytelling, stretchez vos
soft-skills », peu importe ce que cela veut dire.
« Storytelling social ». Avec tout ça, déjà, la vie
n'est plus la vie. Avec internet, notre vie s'écrit avant même de
se vivre, elle est déjà en soi un récit. Et ce n'est pas étonnant
d'ailleurs que des start-up proposent de récupérer tous les statuts
facebook et autre pour les imprimer sous forme de livre. C'est la
continuité même. L'histoire de votre vie, livrée pour vous, par
vous. Et on se construit ainsi sa propre histoire en la racontant. Mais le
plus étonnant, ce sont les effets bien réels de ces histoires qui ne
tiennent pourtant à rien et qui sont le plus souvent de pures illusions, de
la mauvaise foi caractérisée. On se persuade si facilement que
l'histoire qu'on raconte est vraie ; ce qui nous fait agir en
conformité avec elle. L'histoire qu'on s'invente finit ainsi par
avoir un effet réel et ce qui a un effet sur le réel EST réel.
C'est peut-être ça le plus déroutant. Qu'avec assez de
conviction—ou d'illusion, les plus gros mensonges qu'on se raconte
à soi-même finissent par être la vérité de notre être et
s'imposer aux autres comme seule vérité.
Ce qui me fait dire que depuis
l'avènement d'internet on est tous devenus existentialistes. On
manque juste un peu de culture et de liberté d'esprit pour l'être
tout-à-fait : c'est-à-dire pour se l'avouer.
Parce que, pour
faire simple, la grande idée de l'existentialisme, c'est qu'on est
d'abord et avant tout un projet, donc un désir, une volonté, un pur
potentiel à partir duquel on va se réinventer soi-même et son
passé. à partir duquel on va construire le monde autour de nous. A partir duquel on va réécrire toute l'histoire de notre vie. Il
suffit de regarder Yann Moix en ce moment. Il a eu le projet d'être
écrivain. Je ne doute pas que Gide ait été important pour lui,
mais il ne l'a été qu'en tant qu'il a formé à un moment ce projet
d'être écrivain. À partir de là s'élabore un récit comme quoi
Gide l'a sauvé, puis son éditeur et que sans eux, il ne serait rien. Ça
fait classe dans une lettre de motivation cette story. « Je
veux être écrivain parce que la littérature m'a sauvé ». Il
oublie totalement dans cette histoire que ce qui lui a permis de
supporter les coups de son père, c'est surtout les coups qu'il
rendait à son petit frère, mais ça, ça fait tout de suite moins
classe. « Je veux être écrivain parce que j'ai fait passer de
sales quart-d'heure à mon petit frère et que maintenant, je veux
faire subir ça à tous les couillons qui suivent les rentrées
littéraires ». Là ça marche pas pareil. On comprend du coup que Moix ait été obligé de
mentir : pour être écrivain il s'est construit un rôle sur la
base des éléments de sa vie qui étaient congruents, mais il lui a
fallut pour l'asseoir publiquement effacer tout ce qui s'en
écartait trop : son frère et son antisémitisme (passé ou
présent qu'importe). Mais ce qui vaut pour Moix vaut pour tous :
on s'invente au quotidien en fonction de l'histoire qu'on se raconte
et pour ce faire on balaie sous le tapis un grand nombre de moments
passés qui ne cadrent pas. Ce que les réseaux sociaux ont du reste
aussi capté. Ils ne nous invitent plus à penser notre présence
numérique seulement en termes de position sociale (le statut) ou de
collection de souvenirs (le mur, sur lequel on punaise nos photos
souvenir) mais en termes de narration : nous devenons une
histoire qu'on partage avec les autres, une story, c'est-à-dire un temps fort qu'on choisit comme déterminant dans la personnalité qu'on construit au quotidien sur les réseaux.
Tout ça pour dire qu'il n'y a rien
d'inconcevable dans le fait de se faire spoiler sa propre vie,
puisque c'est entériné, celle-ci n'est plus guère que la série
des histoires qu'on construit à partir d'elle. Or, une histoire peut sans difficulté être spoilée.
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