Vie, film, roman, tout ça au fond
c'est la même chose. Ce sont des manières de raconter des
histoires. Or les histoires partagent ensemble une même structure
dans laquelle chaque élément mène au suivant, l'annonce et le
prépare. La conséquence est d'importance pour nous : le spoil
ne fait finalement qu'effleurer cette structure. Mais il y a d'autres
manières de devancer l'histoire qui s'enracinent profondément en
elle. Le spoil, répétons-le, c'est la révélation intempestive
d'éléments d'intrigue de l'histoire. Mais intempestive ne veut pas
seulement dire qu'elle est à contre-temps, qu'elle arrive trop tôt.
Ça veut dire aussi que la révélation intervient en totale
déconnexion d'avec la structure du récit, elle posée dessus sans
en faire partie. Il y a en effet plusieurs manières de découvrir
par avance ce qui va arriver dans une histoire :
On peut d'abord deviner ce qui va
arriver alors même que nous découvrons pour la première fois
l'histoire en question. Cela est possible justement parce qu'un récit
est nécessairement structuré. Les événements se suivent
logiquement, les personnages se transforment selon des règles
d'écriture fixes, et les genres sont des tissus d'exigences
formelles qui permettent au spectateur expérimenté de prévoir
facilement ce qui va arriver. Scream en ce sens a été un film très
important parce qu'il a réussi à jouer sur les codes du slasher,
sans les subvertir ni tout à fait les parodier, mais en les exhibant
ouvertement comme éléments d'une culture commune, en leur donnant
une qualité « méta », jouant à les lister et à les
utiliser comme autant de clins d’œil aux spectateurs. Cela est
possible parce que maintenant le cinéma est un art suffisamment
ancien pour que les créateurs aient fixés un certain nombre de
règles que les spectateurs maîtrisent et connaissent plus ou moins
consciemment. Ainsi face à un film, ce qui nous permet de devancer,
de deviner ce qui va arriver, c'est la rigueur avec laquelle il suit
les ficelles.
La vie aussi est essentiellement
prévisible. Si la vie est une trajectoire, donc une ligne droite,
cette trajectoire traverse un espace non euclidien vu qu'elle ne fait
que suivre des cycles, donc des cercles. Les heures de la journée,
les jours de la semaine, les mois de l'année et les années, tout
cela rythme l'existence, lui assurant une certaine périodicité. La
vie est tissée de période, elle est faite de moments qui reviennent
et que l'on peut prévoir sans difficulté. L'enfant par exemple
n'est plus aujourd'hui celui qui doit se taire, qui n'a pas voix au
chapitre ; l'enfant a dépassé son étymologie pour devenir un
être dont les cycles de vie sont régis par l'école, avec ce que
cela implique de week-ends, vacances, rentrées qui reviennent
toujours et qui offrent toujours les mêmes expériences.
Étrangement donc, ce qui dans la vie
est prévisible est ce qui n'est pas important, est ce que films et
romans évacuent par des ellipses. Ce qui, en un mot, ne fait pas
avancer l'histoire. Au contraire certainement ce qui dans la vie
finit par nous construire comme narration, c'est l'imprévisible,
c'est ce qui survient sans « build-up », ce qui arrive
sans avoir été préparé. Cela porte un nom : c'est
l'événement.
On peut par ailleurs prévoir ce qui va
arriver dans un récit pour cette simple raison qu'on le connaît
déjà, qu'on a déjà vu le film, déjà lu le roman, etc. Pour ce
qui nous occupe, il faudrait ajouté : déjà vécu sa vie. La
possibilité de relire un texte ou de revoir un film ne pose pas de
problème ici ; celle de revivre sa vie par contre mériterait
qu'on s'y arrête. Dire qu'on peut revivre sa vie, c'est affirmer au
fond deux choses qui toutes deux sont hautement improbable—ce qui
ne veut pas dire impossible. D'abord, que nous ne vivons pas une
seule vie mais plusieurs. Ensuite que ces diverses existences peuvent
être identiques, au moins similaires. Une manière très classique
d'envisager cette possibilité consiste à en passer par l'idée de
réincarnation. Cette idée n'est pas propre aux bouddhistes, on la
retrouve par exemple chez Platon, dans le dernier livre de la
République (le mythe d'Er). Dans ce mythe, les âmes des morts se
retrouvent dans le ciel à devoir choisir la vie qu'ils souhaitent
avoir à leur retour sur terre, ou plutôt la carrière qu'ils
souhaitent y mener. C'est une sorte de CIO cosmique. Les intempérants
choisissent sans réfléchir, se jettent sur la première option
venue et se lamentent après de leur pauvre choix et des misères
qu'ils se promettent. Mais ce choix n'est pas certainement pas laissé
au hasard ; le simple fait qu'ils en pleurent montre qu'ils
savent très bien ce qui les attend, ils le savent pour avoir vécu
la chose. Ils ont donc choisi sans réfléchir, c'est-à-dire
inconsciemment, c'est-à-dire poussés par leurs passions, par leur
compulsion à reproduire toujours la même chose, encore et encore.
Mais ils ne se promettent ainsi qu'une existence similaire, pas tout
à fait identique. Si leur psychologie reste inaltérée d'une vie à
l'autre, les circonstances historiques auxquelles elle va répondre
seront différentes ; pas absolument sans doute, mais néanmoins
différentes. C'est dire qu'un élément de la vie doit être
considéré comme hautement prédictible, un élément plus important
dans la narration que les éléments cycliques extérieurs : les
effets de nos constances psychologiques. De ce point de vue là sans
doute nous n'évoluons pas et nous nous jetons toujours dans les
mêmes situations, nous nous retrouvons prisonniers des mêmes
schémas et reproduisons ainsi un certain nombre de trames narratives
dont on peut prévoir aisément les étapes et les conséquences.
Justement, pour les avoir déjà vécues, non pas ici dans une vie
antérieure, mais cette vie même.
On peut aussi se faire raconter
l'histoire. Quand il s'agit d'un livre ou d'un film, c'est le plus
souvent parce qu'ils ne nous intéressent que très peu et que nous
n'avons pas spécialement l'intention d'aller y voir. Encore que, ça
c'est quelque-chose que j'explorais dans mes vielles réflexions sur
le spoiler, la campagne promotionnelle souvent en dit beaucoup sur ce
qui va arriver. Prenons un film qui va bientôt sortir, Ad Astra.
IMDB me résume l'intrigue : « l'astronaute Roy McBride
(Brad Pitt) voyage jusqu'aux confins du système solaire afin de
trouver son père disparu et révèle ainsi un mystère qui menace la
survie de notre planète. Son voyage va découvrir des secrets
concernant la nature de l'existence humaine et notre place dans le
cosmos », je traduis à la va-vite. On en apprend un peu, on
craint de se retrouver devant un prometheus bis ou une resucée de
Event Horizon. C'est fait de telle sorte à ce qu'on en sache pas
beaucoup, tout étant auréolé de mystère : sans doute son
père a disparu à cause de ce que Roy va découvrir, mais
qu'est-ce ? Sans doute des extraterrestres mais va savoir. En
quoi ça menace la terre et quelle est la nature de l'existence
humaine ? Quelle est notre place dans l'univers ?
Cherchons ailleurs.
Wikipédia est plus explicite. Roy est un ingénieur dont la station
d'observation est détruite par une surcharge (ça c'est mystérieux,
est-ce une sorte de rayon?) venu de Neptune. Son père, Clifford, qui
n'est pas un chien rouge démesuré mais bel et bien Tommy Lee Jones,
a justement disparu sur Neptune 16 ans avant dans une mission pour
rechercher … des extraterrestres. J'en étais sûr. J'y apprends
aussi qu'on sera plus proche d'au cœur des ténèbres que de
Prometheus. Mais cela confirme la grande prétention du film et
dévoile peut-être aussi le ton du film.
Allons voir
maintenant les trailers, bande-annonces et autres articles sur
internet.
La bande-annonce
montre l'explosion de la base d'observation, qui n'est pas vraiment
sur terre, et les conséquences pour la population (avions qui
s'écrasent, etc.). J'imagine donc que la surcharge est une sorte
d'impulsion électromagnétique. La mission Lima que dirigeait
Clifford ne devait pas seulement chercher des extraterrestres mais
aussi faire des expériences sur un « matériau top-secret
susceptible de menacer le système solaire et de détruire toute
vie », j'imagine pour fabriquer une arme et que la surcharge
vient de là. Le site adastramovie.com annonce que le film est un
« thriller psychologique » et compte 12 vidéos
promotionnelles qui laissent penser à un spectacle du genre d'Event
Horizon, centré sur une relation père-fils.
Le clip « lima
project », une scène du film en fait, nous en révèle plus
sur la surcharge : rien d'électromagnétique, c'est en fait
« the result of some kind of antimatter reaction », je ne
vois pas comment traduire ça. Ce qui menace la vie et le système
solaire c'est une réaction en chaîne impossible à arrêter,
j'imagine la dissolution même de la matière du monde.
Les interviews du
réalisateur sont très intéressantes parce qu'elles permettent de
clarifier tout le côté psychologique du film. Il semble centré en
partie centré sur la solitude et ses effets sur la personnalité ;
il n'y a pas d'extraterrestres, on est seul dans l'univers et Roy
lui-même est seul dans l'espace l'essentiel du temps ; or cette
solitude est une chose terrifiante, insupportable, à même de rendre
fou, au moins de dévoiler au grand jours les faiblesses, les
failles, les traumatismes que l'on peut plus facilement se masquer à
soi-même dans la vie de tous les jours. Ici, visiblement, liés à
la figure trop imposante d'un père absent. Tout cela spoile tout de
même moins le film que les quelques critiques que j'ai lues sur
internet. Je sais maintenant qu'en plus il y a une scène dans une
navette en détresse avec des singes mutants.
Je viens de prouver
qu'on peut se faire raconter un film, que c'est même le but d'une
campagne promotionnelle. Mais ça ne dit pas si on peut se faire
raconter sa vie. Se faire raconter sa vie, c'est cela même que l'on
cherche quand on va se faire tirer les cartes ou lire son horoscope
et dans les mêmes termes : quelles difficultés on traverse,
quel problème on se pose, quelle en sera l'issue et comment les
autres vont jouer dans cette issue, les situations qu'on traversera,
etc. C'est également ce que l'on vit quand un vendeur nous vante les
mérite du canapé qu'on s'apprête à acheter ou qu'un étudiant
nous raconte la vie sur le campus dans lequel on vient étudier. La
vraie question c'est : où commence le spoil et où s'arrête la
campagne promo ? Ce que j'ai appris de Ad Astra, spoil ou
promo ? Je proposais dans mes anciens articles de trancher la
question à partir des sentiments du spectateur. Si le spectateur
n'éprouve qu'un intérêt limité pour le film, on est dans la
promo, parce qu'il voudra pouvoir en parler même sans avoir vu le
film. Il en va ainsi des films récents avec Christian Clavier.
Personne ne veut les voir, mais comme tout le monde en parle et qu'on
ne veut pas être largué, on s'y intéresse. Du coup on peut prendre
part aux conversations ciné autour de la machine à café. Si au
contraire le spectateur attend avec impatience le film, est excité,
il va s'énerver face au trailer qui en dit trop, au post facebook
indélicat, à la review youtube qui se met en lecture
automatiquement après une vidéo innocente. Ce qui se comprend, mais
en même temps, toutes ces sources de spoil sont aussi des éléments
classiques de promotion. En va-t-il de même pour la vraie vie ?
Il y a des choses pour lesquelles on préfère savoir, afin d'être
préparé : l'achat d'une maison, d'un canapé ou le choix d'une
poursuite d'études. On n'a pas envie d'être surpris par un dégât
des eaux masqué par un papier-peint fraîchement posé, on n'a pas
envie de découvrir à la première crue qu'on est en zone inondable,
on préfère savoir à l'avance si l'ambiance est bonne enfant ou
tendue et ultacompétitive, si la somme de travail est titanesque ou
non. Mais pour beaucoup de choses par contre, on accepte de se
laisser surprendre. C'est pour ces choses que l'on peut se permettre
de prendre avec légèreté que l'on regrettera des révélations
intempestives. Tout le contraire de ce que l'on vit avec les films :
plus l'enjeu semble important plus nous sommes désireux de connaître
par avance, plus la chose est extérieure, plus on préférera être
surpris.
On voit donc bien
que si la vie, comme un film, est un récit, une narration, et qu'en
tant que telle on peut la devancer, ce sont des récits très
différents : si les modes d'anticipation sont les mêmes dans
chaque cas—deviner, connaître déjà, se faire raconter, les
réactions que l'on va avoir, les éléments qui peuvent être
anticipés changent, suivant que cela concerne un film ou la vie.
Dans la vie, ce qui prédictible ou ce que l'on peut connaître par
avance, c'est ce qui est cyclique, ce qui revient à l'identique et
ce qui n'est pas important, ce dont on se passerait bien en fait.
Mais rien de tel dans un film. Les choses importantes par contre,
dans la mesure du possible, on tient à les anticiper, à se les
faire raconter, afin d'être préparé. Ce que l'on fait
naturellement quand on demande conseil sur telle ou telle chose qu'on
ne connaît pas mais à laquelle on sait qu'on va être confronté.
Parce qu'elles nous tiennent à cœur et qu'on veut assurer. Pour les
films c'est le contraire : plus ils nous intéressent, dans un
premier temps, moins on voudra en savoir. Alors que par simple
curiosité on préférera entendre parler des films qui ne nous
intéressent pas.
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