Il y a quelques années j'ai donné
une conférence sur la Radicalité. Le but était d'en clarifier la
notion et de l'utiliser pour critiquer la manière dont on utilise le
mot et essayer, de mon côté, de l'utiliser correctement pour penser
l'actualité. Mon intervention portait la marque de cette actualité ;
les exemples que je donne, que je n'ai que peu actualisés, le
montrent bien. La base de cet article date d'avant l'élection de
Macron, date des dernières présidentielles.
Il est devenu très facile de faire
trembler dans les chaumières et oublier la légitimité de certains
combats ou de certaines revendications : il suffit de mettre ces
derniers sous la bannière de la radicalité. La radicalité c'est la
grande inquiétude de l'époque : on lui dédie des
observatoires (l'observatoire des radicalités politiques, lié à la
fondation Jean Jaurès), on s'inquiète de ses effets sur la
politique, on s'interroge sur ses mécanismes. On ne sait si on doit
l'analyser en termes de conviction politique, de dérive sectaire ou
d'alibi au crime. Le terrorisme bien entendu exacerbe les
inquiétudes, mais c'est bien toute la vie politique et diplomatique
qui est prise dans ce processus de radicalisation. Fillon, Trump,
Sanders, Corbyn, même Hamon ! ont été donnés comme autant
d'indices de la radicalisation de la vie publique. Mais il est
étonnant qu'un même mot désigne tout à la fois le devenir
ultraviolent des religions et la polarisation des partis politiques,
laissant entendre qu'un parti socialiste qui se repositionnerait à
gauche serait dangereux.
Alors bien sûr on peut essayer de
distinguer usages populaires, ou courants, et usages scientifiques,
précis, mais même ça ça ne nous aiderait pas forcément. C'est
que si l'observatoire des radicalités politiques présente un
concept, législatif, clair et limité de la radicalité :
« À partir de l’état du droit, il est donc possible d’identifier plusieurs caractéristiques de la « radicalité politique » : l’atteinte à la forme républicaine de gouvernement, l’atteinte à l’intégrité du territoire, l’existence de liens avec la Collaboration ou avec toute entreprise de réhabilitation de celle-ci, l’incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence.La radicalité idéologique s’accompagne très régulièrement de l’usage de la violence militante, selon des formes elles aussi listées par la loi : manifestations armées, pratiques paramilitaires, terrorisme, atteinte grave à l’ordre public. »https://jean-jaures.org/nos-productions/definir-la-radicalite-pour-mieux-la-combattre
les définition sociologiques peuvent
parfois laisser à désirer. Anne Muxel, dans son étude sur la
radicalité et les lycéens (Publiée aux PUF : La tentation
radicale, pas encore lue),
affirme que la radicalité « suppose un ensemble
d’attitudes ou d’actes marquant la volonté d’une rupture avec
le système politique, social, économique, et plus largement avec
les normes et les mœurs en vigueur dans la société ».
C'est dire à quel point déjà le radicalisé est louche, lui qui
vise à prendre ses distances avec la société, indépendamment de
ce qu'il peut y avoir de révoltant dans ladite société. Mais on
passe de l'effarant au terrifiant quand elle ajoute que
« dans le domaine politique par exemple, nous interprétons comme radical le fait de voter pour des partis hors système ou extrémistes, de participer à des actions protestataires comme les grèves ou les manifestations ».
Donc
manifester, défendre ses droits, qui sont aussi les droits des
autres citoyens, c'est être radical ? Participer par le vote au
processus démocratique, c'est se « séparer de la société » ?
On croit rêver. Et je rêve peut-être d'ailleurs, puisque pour
vérifier ce jugement que je portais à l'époque sur une enquête
dont je n'avais lu que le compte rendu, détaillé certes mais enfin,
sur le site de l'INSEE, j'ai découvert qu'elle distinguait une
radicalité « de rupture » d'une radicalité « de
protestation ». Le vote « extrême » entrerait
peut-être dans cette dernière, mais la présentation que j'avais lu
à l'époque était là-dessus loin d'être claire. Toujours est-il
qu'affirmer que manifester ou participer à des grèves sont des
actes radicaux alors qu'ils sont garantis par le droit est déjà
pour le moins inquiétant et semble la caution scientifique de toutes
les brutalités policières.
Si
l'enquête sociologique pèche par une définition trop large,
l'usage courant du terme pèche par une absence totale de
signification claire. Cet usage courant, pléthorique, est tantôt
positif tantôt négatif et sert généralement à disqualifier ou à
glorifier. Il est synonyme de violence, d'une violence définitive,
d'intransigeance, donc renvoie au refus d'entendre l'opposition et de
l'accepter, au rejet des compromis au profit de la position la plus
tranchée, la plus absolue, la plus outrancière parfois. Ainsi un
changement de vie radical est
à la fois violent, soudain, absolu et tranché, il fait passer d'un
mode de vie à son contraire. Ce refus du compromis et du débat mène
facilement à
l'isolement, soit que cet isolement soit voulu, recherché, on
parlera alors d'isolationnisme, soit qu'il soit subit. On parlera
alors d'ostracisme. On peut parler de « véritable campagne
d'ostracisme » quand la CGT se fait attaquer à cause de sa
« radicalité » (ils auraient « bloqué la
France »), quand F-O. Giesberg la compare à Daesh dans les
pages du Point, y affirme que la CGT est une « menace »,
sous-entendu une menace terroriste.
Cet
usage se contente de reconnaître cette violence, ce qui dans notre
contexte social est déjà une condamnation, puisque ce n'est pas
l'intransigeance, le refus, l'enfermement sur des positions
tranchées, l'affirmation définitive d'une idée ou d'une identité
qui est valorisée et reconnue, mais au contraire une certaine
fluidité, le dialogue, les qualités d'adaptation. Cet usage ne
cherche jamais les causes ni les raisons de cette radicalité, ni à
chercher si elle est justifiée. Mais bizarrement cette radicalité
est jugée positive et même nécessaire dès qu'il s'agit de
défendre les siens. La radicalité se teintera alors de courage, si
ce n'est d'héroïsme, là où, jugée négativement pour discréditer
les ennemis, elle est donnée comme la source de tous les maux. Ce
qui fait que Jean-Marie Le Guen peut condamner sur RTL le 28 février
2017 Benoît Hamon à cause de sa position radicale, affirmant que ce
dernier s’est mis
dans « une impasse stratégique » en raison de son «
programme de rupture avec sa famille politique », qui serait «
un programme d’une gauche radicalisée ».
« Il s’est isolé en tenant un discours extrêmement radical, isolé par rapport à sa propre famille politique, la social-démocratie, le social-réformisme. C’est un socialisme de rupture qu’il propose. Or, nous, nous sommes pour la réforme, c’est la tradition du Parti socialiste. » (Marianne)
alors qu'autour de François Fillon, on
tenait à défendre son « programme radical »,
économique, contre la précarité. Ainsi pouvait-on faire de la
« radicalité » de Fillon le « 1er critère de
vote » à la fin de l'année 2016, apportant comme preuve ce
témoignage dans les pages d'un journal quelconque : « Il
faut des mesures radicales, approuve Marie-Caroline Mulot, 67 ans,
ancienne professeur d'économie en lycée privé. Je crains qu'un
candidat trop consensuel ne tergiverse. » On
est ici pas très éloigné de ce que Macron disait lui-même pendant
sa campagne présidentielle :
« Je suis confiant dans la capacité qu’a notre pays à se transformer et à réussir ces défis [...] La France est un pays irréformable, mais nous ne proposons pas de le réformer. Nous proposons une transformation complète, radicale. Un changement de logiciel sur beaucoup de sujets »
On voit dans les propos de Le Guen tous
les caractères et les conséquences de l'usage courant de la
notion : l'intransigeance (la rupture contre la réforme, le
débat, la concertation), la violence, et tout à la fois
l'ostracisme (le refus de donner son parrainage) et l'isolationnisme
(« il s'est isolé »). Dans ceux des soutiens de Fillon
ou dans la bouche de Macron la recherche d'une radicalité synonyme
de solution définitive, de décision tranchée, de courage
politique. De changement souhaitable, qui paradoxalement n'est que la
continuation de ce que l'on connaît déjà. Cela ne permet en rien
de savoir si la radicalité est une menace ou un bienfait, s'il faut
la condamner ou la rechercher. Pourquoi ce qui est admiré chez
Fillon, chez Macron, est rejeté quand il est endossé par Hamon ou
par Martinez et la CGT ?
Inutile d'attendre après la
philosophie pour trouver la réponse, le bon sens y suffit :
c'est que le mot est creux, purement polémique. Comme les mots
imaginés par Orwell dans 1984, ils servent à louer l'ami et à
critiquer l'ennemi, le même mot servant à tout, ruinant l'esprit de
nuance et la capacité de penser. Radicalité, tant qu'on en aura
fixé un sens clair et univoque, n'est rien d'autre que de la
novlangue. Notre travail dès lors est d'abord de toujours remplacer
le mot par un synonyme, comme violence, intransigeance, absolu, etc.
afin d'annuler l'effet polémique et intimidant du terme, ensuite de
chercher un sens restreint du mot afin de pouvoir en déterminer un
usage légitime.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire