Je poursuis une réflexion menée il y
a plus de deux ans. À moitié avec les pieds j'avoue. Une fois fini il
faudra que je reprenne tout depuis le début mais enfin, cela m'a
permis de mettre en évidence déjà pas mal de choses essentielles.
D'abord, qu'un film n'est pas une
histoire. Une histoire drôle n'est rien d'autre que ça : une
histoire. Dont tout l'intérêt repose sur la chute. Elle fait rire
la première fois, elle gonfle à la dixième. Parce qu'elle a perdu
tout pouvoir comique. Il faut pour la relancer, un élément tout à
fait extérieur à la blague elle-même : un style personnel,
des apartés, une chute renouvelée ou une grosse perturbation. Je me
souviens d'un type à la fac, qui après essuyé flop sur flop avec
des blagues de Khâgne qui ne faisaient rire que lui, que personne
parmi nous ne comprenait même de loin, s'est rabattu sur le
classique « bonjour mamie whoa ça sent la mort chez toi
mamie ! Mamie ? Mamie t'es là ? ». C'est sa
carrière de comique qui s'en est fait rabattre. Parce qu'alors qu'on
l'écoutait tous en silence attendant le désastre final (bien sûr qu'on la connaissait tous cette histoire), Ben a hurlé
au milieu du récit « Bah elle répond pas, c'est PARCE
QU'ELLE EST MORTE ». Spoilant le truc comme un gros sac. On s'est
pissé dessus de rire, parce que d'une part la blague s'est déportée
sur celui qui la racontait, et parce que pour le coup, arrivée au
milieu du truc, la fin en devenait surprenante. Mais impossible à
jouer deux fois.
Un film c'est pas ça. Le plaisir
cinéphile est de nature différente. L'histoire n'y est pas
secondaire, mais elle est ce autour de quoi le film se construit. Si
on veut, l'histoire est toute entière dans le script, mais on serait
bien en peine d'y lire ce que sera le film. Qu'est-ce qu'un film,
donc, et qu'est-ce qui dans le film nous donne le plus de plaisir si
ce n'est l'histoire ? Pour ce qui nous concerne, un film est un
ensemble d'éléments plus ou moins disparates qui concourent tous à
produire du sens. Tout, dans le choix des acteurs, de leur direction,
des costumes, l'élaboration des décors, le choix des plans, de leur
rythme, de la musique, concourt à produire du sens. Les mauvais
films échouent généralement à faire ça, ils parviennent parfois
seulement à bien raconter l'histoire, mais sans une certaine
épaisseur, cela n'en fait pas des bons films. Or c'est cette
épaisseur qui est importante—certains disent l'univers du film.
J'irai pas jusque là. Parler d'univers revient soit à parler du
contenu du film comme d'une réalité, ce qui nous fait vite sortir
du film en tant que tel, soit à n'évoquer qu'une sorte de tonalité
affective (univers macabre) ou à situer temporellement le film (univers futuriste). Cette épaisseur porte l'histoire, la
raconte à sa manière, permet d'anticiper sur ce qui arrivera à
bien des égards, et c'est d'elle dont nous tirons tout notre
plaisir. Le plaisir vient de la confrontation entre l'épaisseur du
film et ce que cherche à dire l'histoire. Nous avons du plaisir
quand cette confrontation montre l'extrême cohérence du film, du
déplaisir quand trop d'éléments sont en décalage et nous font
sortir du film. Les américains parlent d'un effet pop-out. Les
anachronismes ont cet effet.
Le pop-out survient aussi quand on reconnaît un acteur qui n'est pas
assez absorbé par son rôle. L'effet Pop-out, c'est quand on
découvre à la fin d'Interstellar que
le Dr Mann est joué par un Matt Damon que rien jamais ne nous a préparé à accepter. On
s'est tous dit « mais qu'est-ce qu'il fout là lui ? »
en le voyant. Pareil au début de Guardians of the galaxy
2. J'ai éclaté de rire à
l'ouverture, parce que dans la décapotable, un personnage qu'on ne
connaît pas sonne trop faux, genre visage tartiné de CGI. J'avais
l'impression de voir Kurt Russell incarner Ozzy Osborne dans un
biopic improbable. Le fou-rire a redoublé d'intensité quand on a
finalement remarqué que c'était bel et bien Kurt Russell. Mais en
début de film c'est pas bien grave, surtout dans un film qui n'est
que clins d'oeil à la pop culture. Il y a pop-out aussi quand un élément matériel du film ressort trop, écrasant le reste, parce que trop caricatural ou trop bête ou pas assez bien amené. Par exemple à la fin de Gran Torino, Clint Eastwood tombe mort les bras en croix comme un Jesus-Christ revenu du Viet-Nam. C'est stupide et trop appuyé, cela écrase l'épaisseur du film en réduisant ce personnage complexe, à une sorte d'allégorie, en une sorte de héros au bon coeur. C'est pas ça qu'on attend d'un film. Cela retiré, le film aurait été plus réussi. Parce qu'offrant paradoxalement plus de matière à exploration.
C'est
l'évidence même, mais rappelons-le tout de même : pour bien
profiter du film, donc, il faut savoir où il veut en venir, il faut
connaître l'histoire, s'être familiarisé avec sa matière. D'où
le goût immodéré des bonus, des making-of, sur les dvd et les
bluray. Des analyses à n'en pas finir sur internet. Mais comment expliquer alors qu'on ait tous tellement peur
des spoilers ? L'hypothèse va être être que, vu que cette peur ne
peut se justifier à partir de ce que sont les films (quand ils sont
bien fait, ils devraient permettre de prévoir la fin), ni tellement
à partir de la psychologie du spectateur (on a tous plus de plaisir à
revoir les films qu'à les voir une première fois), elle doit
reposer sur autre chose : les modes de consommations actuels des films. Et plus que des films, du reste : des séries. Pour
être plus explicite : la peur du spoil est un phénomène
typique d'internet.
Pourtant
l'histoire du spoiler est plus vieille qu'internet. Mais internet est rarement créateur ; il est
surtout agrégateur. Internet a simplement réuni les éléments qui allaient permettre de faire du spoil, qui existait bien avant internet, l'objet d'une telle obsession.
Dès Avril 1971 en effet,
le National Lampoon, magazine satyrique, publie une rubrique
entièrement consacrée au spoiler : elle dévoile la fin de
nombreux films, mais aussi de romans. Comme quoi, Ruquier n'a rien
inventé, mais ça c'était pas à prouver. Douglas C. Kenney
présente ainsi sa rubrique :
« In a more tranquil times, Americans loved nothing better than curling up with a blood-chilling whodunit or trooping off to the cinema to feast on spine-tingling thrillers, weird science fiction tales and hair-raising war adventure.Nowadays, however, with the country a seething caldron of racial, political and moral conflict, the average American has more excitement in his daily life than he can healthily handle. (Remember what the American Heart Association says about excess nervous tension.)For this reason, on the following pages the National Lampoon presents, as a public service, a selection of ''spoilers'' guaranteed to reduce the risk of unsettling and possibly dangerous suspens. We ask that you read them over several times and, if possible, commit them to memory before you venture into the actual book or late night movie.Remember, the life you save may be your own. »
Traduit
rapidement :
« A une époque plus calme, les américains préféraient par dessus tout se détendre avec un polar à te glacer le sang ou se ruer au cinéma pour frissonner avec délectation devant des films à suspens, d'étranges récits de science-fiction et des films de guerre à te dresser les cheveux sur la tête.Aujourd'hui, cependant, avec le pays qui bouillonne dans le chaudron des conflits raciaux, politiques et moraux, la vie quotidienne de l'américain moyen lui procure plus d'excitation qu'il ne peut en supporter. (Souvenez-vous de ce que la American Heart Association dit d'un excès de tension nerveuse).C'est pour cela que le National Lampoon va présenter dans les pages qui suivent, à des fins de service public, une sélection de ''spoilers'' qui réduiront infailliblement le risque de se retrouver dans une situation où le suspens s'avérerait dérangeant et peut-être même dangereux. Nous vous demandons de les lire et relire plusieurs fois et, si possible, de bien les garder en mémoire avant d'aller vous aventurer à lire les livres ou voir un film tard le soir.Souvenez-vous, la vie que vous sauvez pourrait être la votre. »
S'ensuit,
dans un style lapidaire, la fin des films de Hitchcock, Psychose
en tête, des films avec Bogart,
des thrillers, des films d'anticipation politique, pour les livres
des classiques de la littérature, etc. Ils vont même jusqu'à
dévoiler le dénouement d'une nouvelle policière présente de ce
même numéro : Jean-Paul Sauvage, le détective philosophe,
Critique of pure murder.
Plusieurs
remarques s'imposent : si Hitchcock est le premier spoilé,
c'est peut-être parce qu'il demandait aux spectateurs de ne pas
révéler la fin de Psychose,
premier film de la liste. C'est donc sans doute un pied de nez au
grand réalisateur. Ensuite, ces révélations sont faites pour le
plus grand bien des lecteurs. On dira que c'est satyrique, que c'est
drôle, oui ça l'est, mais ça joue surtout sur la grande ambiguïté
du terme : le « spoiler » est celui qui gâche et
qui gâte : celui qui ruine le film, c'est bien l'idée
d'ailleurs, il s'agit ici de détruire les effets dramatiques afin de
faire baisser la tension, mais c'est surtout celui qui couvre de
cadeaux, de bienfaits, d'attention. Le spoil est donc présenté
d'abord comme une chose souhaitable. Enfin, cette présentation
repose sur une mauvaise conception du suspens. Je l'ai écrit déjà
dans une précédente étape, mais justement le suspens suppose,
c'est Hitchcock qui nous l'apprend, que le spectateur soit un
spectateur savant. Il doit savoir ce qui va arriver pour ressentir de
la tension, un mélange d'appréhension et d'excitation, face au
spectacle qui lui est proposé. Connaître la fin par avance, donc,
permet d'identifier les éléments essentiels de l'histoire à mesure
qu'elle se déroule, permet d'apprécier en direct la manière dont
ils nous amènent progressivement vers l'issue finale.
D'après
ce que j'ai pu lire, c'est à partir des années 80, sur internet,
que les « spoiler alert » ont commencé à être utilisés
pour révéler des éléments d'intrigue en permettant aux autres
usagers de ne pas les lire s'ils ne le souhaitent pas. Les divers
articles que j'ai lus font remonter le phénomène à des discussions
à propos de Star Trek : wrath of Khan.
Depuis, ce qui était alors un simple acte de prévoyance et
d'éthique numérique est devenu la source d'un véritable phénomène
de folie collective. Typique d'internet. Pour comprendre comment le
spoiler a évolué jusqu'aux proportions qui sont les siennes
aujourd'hui, il faut s'intéresser à l'évolution du mode de
propagation des films, à l'évolution d'internet en vaste réseau
social, à l'émergence d'un nouveau type de séries. Ces évolutions
parallèles participent toutes à une modification profonde de notre
rapport aux œuvres audiovisuelles. C'est donc ça qu'il va nous
falloir explorer maintenant pour comprendre l'obsession du spoil
comme le produit psychologique d'une évolution technologique.
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