vendredi 6 septembre 2019

Que risque-t-on à se faire spoiler sa vie ? (3)


On l'a vu en vitesse, une première petite difficulté, c'est que pour se faire spoiler sa vie, il faudrait que celle-là, d'une certaine manière, soit déjà finie, une deuxième, colossale par contre, c'est que ça n'a pas l'air bien possible comme truc, se faire spoiler sa vie. Faut d'abord résoudre ça pour espérer avancer.

Je pourrais bien sûr ramener le Dieu de Leibniz sur le tapis. Pour Leibniz, Dieu, avant de créer le monde, le seul, l'unique, le meilleur, a conçu en esprit toutes les existences possibles, dont une infinité de moi possibles, du moi-phasme au moi-président, avec entre les deux toute une ribambelle de moi distincts les uns des autres seulement par de micro-différences, pour ne choisir qu'un seul moi possible, le moi-philosophe ronchon afin qu'il participe avec tous les autres élus à la plus grande perfection du monde. Même si j'ai de quoi être fier, je vois pas trop comment le fait que je perde mes cheveux participe à la perfection du monde. Ce serait plutôt le contraire et j'ai beau essayer de prendre du recul pour contempler le tableau en entier, à part justifier l'existence des coiffeurs, je vois pas. D'autant que les coiffeurs aussi, quand on voit dans la rue des petites vieilles à cheveux violet, on se demande si le monde se porterait pas mieux sans eux. Enfin bref …

Donc Dieu sait d'avance tout ce qui va nous arriver, tout ce qu'on va penser, dire, écrire, et Lui serait en mesure de spoiler. Mais pas que lui. Nous aussi. Leibniz présente l'homme comme une sorte d'équation qui, mise au jour, permettrait de calculer notre comportement à venir, nos actions à venir, et pour peu qu'on équationne tout le monde, qu'on algorithme les gens, on serait en mesure de prévoir l'avenir et donc, de spoiler la vie des uns et des autres. Je vous renvoie là-dessus à ce que je disais de Dieu dans une autre note : Dieu nous l'avons créé, il s'appelle internet. Et Cambridge Analytica est très franchement une entreprise leibnizienne dystopique. À ceci près qu'elle participe, un peu comme les coiffeurs, à empirer les choses. Parce qu'on n'aille pas me dire que la présidence de Trump va aboutir à du bon … Mais j'ai pas trop envie de partir vers Dieu. Du reste, Cambridge Analytica n'a pas besoin de postuler que notre vie est entièrement écrite dans le divin esprit : l'entreprise n'avait besoin que du passé des individus pour programmer leurs décision à venir.

Conclusion : internet a tout à fait moyen de nous spoiler notre avenir.
Suffit qu'on continue à le nourrir en big-data, que des entreprises, partis politiques, etc., expriment des demandes particulières : augmenter la consommation de Coca-cola, défendre le droit de port d'arme, que des boîtes de com leur fabriquent des campagnes de pub micro-ciblées. Ce qui, soyons-en certains, arrive tous les jours. Mais pour nous autres ? Je suis pas internet, je suis pas cadre chez Cambridge Analytica et j'ai pas des milliards de dollars à foutre en l'air pour jouer avec la vie des gens. Alors comment je fais pour connaître mon avenir et vers qui me tourner pour me faire spoiler ma vie ?

Pour nous autres, j'ai envie de dire hélas, y a « Madame Soleil » ...
On est loin ici de la start-up nation et de l'efficacité prouvée, mais enfin, les horoscopes et la voyance sont des services vers lesquels beaucoup se tournent pour en découvrir plus sur eux-mêmes et leur avenir. On pourrait dire que c'est complètement stupide, mais ça a tellement la côte qu'on ne peut pas balayer ces choses d'un revers de main. D'autant que les personnes qui ont fait des études supérieures sont surreprésentées chez ceux qui croient en l'astrologie. L'horoscope cependant, sous cette forme cultivée, faites de thèmes astraux et de souci de soi, ne prétend pas annoncer l'avenir, mais permet plutôt, par une sorte de recentrement sur soi, de mieux maîtriser et affronter ce qui arrive. La prédiction est plutôt du côté de l'horoscope populaire, celui des magazines féminins, ces quelques lignes lapidaires qui nous informent sur ce qui arrivera dans la journée, la semaine, le mois, l'année.

J'y avais consacré un article, il y a à peu près 10 ans, mais sans commune mesure avec l'étude rigoureuse que lui a consacré Adorno : The stars down to Earth.
Bien sûr cette astrologie est complètement bidonnée. On sait très bien comment ça marche : les rédactions reçoivent des horoscopes tout faits, produits par des logiciels, les retouchent parfois pour les adapter au style de la maison. La fabrication est donc totalement creuse et les principes même de l'astrologie sont irrationnels. Rien ne vient étayer la croyance en une influence des astres sur notre personnalité ou notre avenir ; toute approche rigoureuse d'ailleurs montre que cette influence est nulle et les conclusions des astrologues gratuites et hasardeuses.

La croyance en l'astrologie se maintient pourtant, fait de nombreux nouveaux adeptes, à une époque où l'état de nos connaissances sur l'univers, sa structure, ses lois, devraient pourtant balayer tout ça. Si le progrès de la raison ne parvient pas à lutter contre cette croyance, c'est parce qu'elle n'a rien de rationnel justement. Elle se maintient d'une part grâce à son indéniable autorité : elle existe là dans l'espace commun, se revendique d'une tradition millénaire et beaucoup l'acceptent ainsi sans remise en cause, par conformisme ; d'autre part, par le fait qu'elle donne satisfaction à des pulsions, à des besoins inconscients. Dans mon article, je n'essayais pas, comme le fait Adorno, de mettre au jour les ressors inconscients de la croyance en l'horoscope. J'essayais plutôt de montrer qu'il y a une certaine rationalité dans l'usage qu'on peut faire de l'horoscope. Une rationalité « de derrière la tête », pour reprendre la formule de Pascal. Nos journées sont courtes et stressantes, le travail c'est le stress, la famille c'est le stress, en plus c'est la crise, on a la tête dans le guidon à devoir tout gérer en même temps et on s'en sort pas. Les rubriques renvoient à ces objets d'inquiétude, nous invitant souvent à la sagesse (« évitez les dépenses inconsidérées cette semaine »), une sagesse tout bourgeoise et d'un conformisme à toute épreuve. En cas de difficulté, quand on ne se sent pas écouté, pas bien dans sa vie, que tout nous tombe dessus, il faut savoir faire le dos rond et « attendre des jours meilleurs », ou, dans la vie de famille et en amour, savoir « faire entendre ses désirs avec douceur et bienveillance » plutôt que de créer des conflits. Donc en général c'est pas la joie mais de temps à autre, le logiciel se prend d'une petite fantaisie et annonce enfin « une rencontre inattendue », ou invite à « cueillir les moment de beauté et de sérénité que la journée offrira ». Alors ayant lu ça, forcément, pour pas passer à côté de la merveille, on ouvre un œil, on est attentif aux occasions que la vie offre auxquelles on est aveugle la plupart du temps parce que trop pris dans la course. Alors oui on se donne la possibilité dans une vie hautement insatisfaisante de vivre de bons moments, donnant ainsi raison à l'horoscope.

Bien sûr on est loin ce faisant de la croyance naïve, selon laquelle l'horoscope dit le futur. Mais que cette croyance naïve existe permet bien de dire une chose, même si cette chose n'a aucun fondement rationnel : toute une partie de la population mondiale lit son horoscope le matin persuadée que ce qu'elle découvre au réveil est bel et bien l'annonce de ce qui se passera dans la journée. Elle se prépare donc à affronter ou accueillir ce qui lui est prédit. Or c'est exactement ça un spoil existentiel.

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