lundi 16 septembre 2019

Radicalité 2 : quelques distinctions nécessaires


Il est difficile de parler rigoureusement de la radicalité. On l'a vu, on a rapidement tendance à employer le mot pour tout et n'importe quoi. Le philosophe a de toute façon toujours maille à partir avec le grand n'importe quoi du langage quotidien, avec les idées reçues les plus stupides, et ce n'est que lorsqu'elle se décide courageusement à nuire à la bêtise ambiante, lorsqu'elle décide d'abandonner la sécurité des traditionnelles « questions philosophiques et existentielles » qu'elle se montre à la hauteur de ses prétentions. Effort vain, activité de Sisyphe, mais à laquelle il faut se livrer malgré tout.
On voit l'ampleur de la tâche quand on remarque que la confusion est totale là-dessus. La confusion ne porte pas seulement sur la valeur positive ou négative du mot, mais, et là ça tient du délire, sur la différence entre radicalité, radicalisé et radicalisation. Il faut donc opérer des distinctions claires et s'y tenir solidement pour ne pas glisser d'une idée à une autre et produire finalement un discours inintelligible. Il faut donc faire tout le contraire de ce qu'a fait le gouvernement ... En effet, sur son site de prévention de la radicalité, stop-djihadisme, la définition donnée de la radicalisation est un modèle d'absurdité et de confusion :

Le mot « radicalisation » vient du latin radix, qui signifie « aller à la racine ». Au sens politique, le terme désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence.
http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/radicalisation/explication-du-phenomene/radicalisation-djihadiste-quest-ce-que-cest

Déjà le premier souci, c'est qu'il n'y a aucune relation entre les deux phrases là où logiquement on s'attendrait à ce que la seconde, qui veut porter sur le sens politique du terme, s'appuie sur l'étymologie proposée par la première. Mais le pire, le délirant, c'est que la radicalisation « désigne les personnes ». « Radicaux » et « radicalisés » désignent des personnes. Pas radicalisation. Qui est un processus de transformation. Je ne dirai rien ni de la définition circulaire (le radical, c'est celui qui veut agir radicalement), ni de la petite précision contre-productive (« ou pas ») qui jette un flou inutile et ruine définitivement l'intérêt d'une telle définition. Car si le radical « souhaite changer radicalement la société en faisant—ou pas—usage de la violence », je suis désolé, mais faut dénoncer Macron et le ficher S parce qu'il prétend tout de même « une transformation complète, radicale » de la France.

Essayons donc de corriger cette erreur lamentable : qu'es-ce au juste que radicalité, radicalisation, radicalisé ? Force nous est de constater d'abord que ces trois notions sont liées entre elles : le radicalisé est celui qui finit par faire preuve de radicalité et la radicalisation est le phénomène qui le mène vers cette radicalité qu'il exprimera. Ce n'est donc qu'après avoir clairement défini la radicalité qu'on pourra revenir sur les deux autres termes, pour en approfondir, ou en transformer, notre compréhension.


Le radicalisé

Disons pour le moment simplement que le radicalisé est un personnage, une figure construite par des discours. Principalement des discours de pouvoir élaborés en commun entre représentants des institutions (politiques, carcérales, juridiques) et chercheurs en sciences sociales. Ces discours sur la radicalisation visent à donner des outils aux institutions afin de surveiller et punir les radicalisés, qui sont l'objet essentiel de ces discours officiels. Ces derniers visent en effet en grande partie à dresser des profils types permettant d'identifier et de neutraliser des individus dès lors considérés comme dangereux. C'est ici la même notion de dangerosité qui à l'oeuvre que celle analysée par Foucault dans les Anormaux. Le dangereux est celui qui ne se plie pas aux normes, qui les remet en cause. Farhad Khosrokhavar définit le radicalisé comme un héros négatif qui n'est autre que celui qui va adopter l'inverse des normes reconnues et imposées par la société. Il est ainsi intransigeant quand la société est ouverte, religieux quand elle est laïque, etc. Ces discours sur le radicalisé ont les mêmes logiques circulaires (l'expertise vient produire un doublet psychologico-moral du délit, tautologique en ce qu'il ne fait que traduire le crime en termes de dispositions criminelles, faisant ainsi glisser le jugement du crime vers la personne) et les mêmes conséquences que ceux sur les anormaux : en 2017 Abdelkader Merah, frère de Mohammed Merah, pourtant innocenté des accusations de complicité dans les crimes de son frère, se retrouve condamné à 20 ans de prison. Pour dangerosité : à cause de son adhésion aux « thèses islamistes radicales » (il a été reconnu coupable de complicité cette année, en appel).

Avec l'imprégnation du terrorisme sur le mot, et l'ambiguïté profonde dont il est de toute façon marqué, le radicalisé passe fatalement pour un criminel violent, dangereux et fanatique. Il est ainsi un moyen de disqualifier les militants et leurs luttes. Claire Nouvian est ainsi, aux yeux des lecteurs de Valeurs Actuelles, une « hitler féminin », « écologiste radicalisée » à la « dialectique fermée », qui « terrorise, ostracise et élimine » ses adversaires en faisant planer au dessus d'eux le spectre d'une censure stalinienne. Rien que ça. Une candidate écolo qui se présente aux élections avec le PS, on a connu plus brutal, et je ne parle pas des discours sur les « féministes radicalisées », tous plus stupides les uns que les autres (https://lincorrect.org/valentin-valentin-e-morne-plaine/) ...
Il faut noter cependant la passivité supposée du radicalisé, comme si le phénomène de la radicalisation était subit de l'extérieur : on parle volontiers d'endoctrinement. Cela n'est pas du tout pour dédouaner le radicalisé, toujours menaçant, mais pour indiquer qu'il est le véhicule d'une menace extérieure, d'une ingérence, d'une occupation venue de l'étranger. Le radicalisé islamiste est l'outil de l'Arabie-Saoudite et la féministe radicalisée le porte-parole d'un féminisme américain qui ici fait tâche, qui n'est pas adapté à « la galanterie à la française ». Mylestan, dans son article raciste en diable de L'Incorrect, magazine culturel ouvertement de droite, met sur un pied d'égalité jihadisme et féminisme et fait même de ce dernier un autre « grand remplacement ». Ce qu'on peut lire comme un remplacement des hommes par les femmes, mais aussi, vu le sens originaire de l'expression, comme le remplacement par une pensée américaine d'une pensée française. Enfin, selon le lectorat de Valeurs Actuelles, « l'écologisme » de Nouvian est « un des avatars du mondialisme », donc bel et bien une atteinte extérieure à l'identité française.
On le voit, parler de « radicalisé » permet d'évacuer à bon compte les raisons bien franco-française des colères qui s'expriment dans tout le pays et de disqualifier ces dernières comme violence aveugle contre une identité ou un gouvernement légitimes et menacés—manière de transformer victimes en bourreaux et causes politiques, sociales, en causalité psychologique.
Soit pour le meilleur, avec les livres de Fethi Benslama, Le Surmusulman, L'idéal et la cruauté, soit pour le pire. Féminisme toujours, le site pickupalliance, site de coaching en séduction, excusez du peu, donne comme conseil d'aller draguer sans se poser de question quand ça ne marche pas, que la fille n'est pas réceptive ou s'énerve :

Votre objectif est de rencontrer des filles agréables, qui seront assez compliantes dès le départ pour vous laisser une occasion de les séduire.Si vous abordez une fille correctement mais qu’elle vous répond mal, tant pis ! Vous avez fait votre travail.Allez sur la fille suivante sans suranalyser sa réaction.Il y a de fortes chances que le problème ne vient pas de vous, mais d’elle.C’est peut-être une flippée ? Une féministe radicalisée ?https://www.pickupalliance.com/drague/phrase-approche-sans-rejet/

Donc être une féministe radicale, c'est avoir un problème psychologique, être une « flippée ». La colère n'est évidemment pas une réponse appropriée face au mec qui « va sur la fille », dans l'objectif de se rassurer lui-même sur sa propre virilité auprès de « filles agréables », « compliantes »—en un mot : soumise, pour in fine en imposer aux autres hommes. Il faut évidemment voir dans cette réification un charmant compliment ...


La Radicalisation

La radicalisation est l'action de radicaliser. On peut l'entendre comme un mouvement, individuel ou collectif, qui porte les radicalisés d'une position centraliste, consensuelle, vers une position radicale, considérée comme excentrée ou extrémiste. Que ce soit dans le domaine politique (Wauquiez qui radicalise ses positions sur l'immigration et le terrorisme se rapproche de l'extrême droite ; Hamon qui se radicalise se retrouve renvoyé à l'extrême gauche) ou religieux. Pour ce dernier cas les ouvrages de David Thomson (Les français jihadistes) et celui de Farid Benyettou et Dounia Bouzar (Mon Djihad), permettent de voir comment ce mouvement s'impose aux individus, issus de familles musulmanes ou convertis de fraîche date, et d'en suivre les étapes. Mais dans le domaine social, le plus souvent les discours dénoncent une radicalisation des luttes, de manière parfaitement anonyme : radicalisation de l'écologie (écoterrorisme fort en Angleterre, vu comme dérive terroriste de la lutte écologique), du véganisme (les boucheries repeintes en rouge et dont on brise les vitres sont données comme le signe d'une radicalisation de l'idéologie vegan), etc., comme si ici la radicalisation n'était pas le parcours de personnes mais la déviation inévitable d'idées. Par exemple de l'opposition faite entre politique écologique et écologie politique, la première, assumée par le gouvernement, étant vertueuse, l'autre, propre aux mouvements militants et aux partis écologistes, étant dangereuse, suspecte et inconsidérée. Ainsi, dans une même logique, parler de radicalisation de telle ou telle lutte vise à la discréditer même dans ses formes plus consensuelles, celles-ci n'étant plus que la porte d'entrée vers une radicalité politique, donc vers le terrorisme.


Ces mots de radicalisé et de radicalisation sont pourtant susceptibles de recevoir une définition non polémique et rigoureuse. Mais il nous faudra d'abord définir clairement ce qu'est la radicalité pour pouvoir leur donner un sens qui, débarrassés du poids des usages polémiques, traduise exactement les réalités qu'ils doivent recouvrir.

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