Il est difficile de parler
rigoureusement de la radicalité. On l'a vu, on a rapidement tendance
à employer le mot pour tout et n'importe quoi. Le philosophe a de
toute façon toujours maille à partir avec le grand n'importe quoi
du langage quotidien, avec les idées reçues les plus stupides, et
ce n'est que lorsqu'elle se décide courageusement à nuire à la
bêtise ambiante, lorsqu'elle décide d'abandonner la sécurité des
traditionnelles « questions philosophiques et existentielles »
qu'elle se montre à la hauteur de ses prétentions. Effort vain,
activité de Sisyphe, mais à laquelle il faut se livrer malgré
tout.
On voit l'ampleur de la tâche quand on
remarque que la confusion est totale là-dessus. La confusion ne
porte pas seulement sur la valeur positive ou négative du mot, mais,
et là ça tient du délire, sur la différence entre radicalité,
radicalisé et radicalisation. Il faut donc opérer des distinctions
claires et s'y tenir solidement pour ne pas glisser d'une idée à
une autre et produire finalement un discours inintelligible. Il faut
donc faire tout le contraire de ce qu'a fait le gouvernement ... En
effet, sur son site de prévention de la radicalité, stop-djihadisme, la définition donnée de la radicalisation est un modèle d'absurdité et de
confusion :
Le mot « radicalisation » vient du latin radix, qui signifie « aller à la racine ». Au sens politique, le terme désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence.
http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/radicalisation/explication-du-phenomene/radicalisation-djihadiste-quest-ce-que-cest
Déjà le premier souci, c'est qu'il
n'y a aucune relation entre les deux phrases là où logiquement on
s'attendrait à ce que la seconde, qui veut porter sur le sens
politique du terme, s'appuie sur l'étymologie proposée par la
première. Mais le pire, le délirant, c'est que la radicalisation
« désigne les personnes ». « Radicaux » et
« radicalisés » désignent des personnes. Pas
radicalisation. Qui est un processus de transformation. Je ne dirai
rien ni de la définition circulaire (le radical, c'est celui qui
veut agir radicalement), ni de la petite précision contre-productive (« ou pas »)
qui jette un flou inutile et ruine définitivement l'intérêt d'une
telle définition. Car si le radical « souhaite changer
radicalement la société en faisant—ou pas—usage de la
violence », je suis désolé, mais faut dénoncer Macron et le
ficher S parce qu'il prétend tout de même « une
transformation complète, radicale » de la France.
Essayons donc de corriger cette erreur
lamentable : qu'es-ce au juste que radicalité,
radicalisation, radicalisé ? Force nous est de constater
d'abord que ces trois notions sont liées entre elles : le
radicalisé est celui qui finit par faire preuve de radicalité et la
radicalisation est le phénomène qui le mène vers cette radicalité
qu'il exprimera. Ce n'est donc qu'après avoir clairement défini la
radicalité qu'on pourra revenir sur les deux autres termes, pour en
approfondir, ou en transformer, notre compréhension.
Le radicalisé
Disons pour le moment simplement que le
radicalisé est un
personnage, une figure construite par des discours. Principalement
des discours de pouvoir élaborés en commun entre représentants des
institutions (politiques, carcérales, juridiques) et chercheurs en
sciences sociales. Ces discours sur la radicalisation visent à
donner des outils aux institutions afin de surveiller et punir les
radicalisés, qui sont l'objet essentiel de ces discours officiels. Ces derniers visent en effet en grande partie à
dresser des profils types permettant d'identifier et de neutraliser
des individus dès lors considérés comme dangereux. C'est ici la même notion de dangerosité qui à l'oeuvre que celle analysée
par Foucault dans les Anormaux. Le dangereux est celui qui ne se plie pas aux normes, qui les remet en cause. Farhad Khosrokhavar définit le radicalisé comme un héros négatif qui n'est autre que celui qui va adopter l'inverse des normes reconnues et imposées par la société. Il est ainsi intransigeant quand la société est ouverte, religieux quand elle est laïque, etc. Ces discours sur le radicalisé ont les mêmes logiques circulaires (l'expertise vient produire un doublet psychologico-moral du délit, tautologique en ce qu'il ne fait que traduire le crime en termes de dispositions criminelles, faisant ainsi glisser le jugement du crime vers la personne) et les mêmes conséquences que ceux sur les anormaux : en 2017 Abdelkader Merah, frère de Mohammed Merah, pourtant innocenté des
accusations de complicité dans les crimes de son frère, se retrouve condamné à 20 ans de prison. Pour
dangerosité : à cause de son adhésion aux « thèses
islamistes radicales » (il a été reconnu coupable de complicité cette année, en appel).
Avec l'imprégnation du terrorisme sur
le mot, et l'ambiguïté profonde dont il est de toute façon marqué,
le radicalisé passe
fatalement pour un criminel violent, dangereux et fanatique. Il est
ainsi un moyen de disqualifier les militants et leurs luttes. Claire
Nouvian est ainsi, aux yeux des lecteurs de Valeurs Actuelles, une
« hitler féminin », « écologiste radicalisée »
à la « dialectique fermée », qui « terrorise,
ostracise et élimine » ses adversaires en faisant planer au
dessus d'eux le spectre d'une censure stalinienne. Rien que ça. Une
candidate écolo qui se présente aux élections avec le PS, on a
connu plus brutal, et je ne parle pas des discours sur les
« féministes radicalisées », tous plus stupides les uns
que les autres (https://lincorrect.org/valentin-valentin-e-morne-plaine/) ...
Il
faut noter cependant la passivité supposée du radicalisé, comme si
le phénomène de la radicalisation était subit de l'extérieur :
on parle volontiers d'endoctrinement. Cela n'est pas du tout pour
dédouaner le radicalisé, toujours menaçant, mais pour indiquer
qu'il est le véhicule d'une menace extérieure, d'une ingérence,
d'une occupation venue de l'étranger. Le radicalisé islamiste est
l'outil de l'Arabie-Saoudite et la féministe radicalisée le
porte-parole d'un féminisme américain qui ici fait tâche, qui
n'est pas adapté à « la galanterie à la française ».
Mylestan, dans son article raciste en diable de L'Incorrect,
magazine culturel ouvertement de
droite, met sur un pied d'égalité jihadisme et féminisme et fait
même de ce dernier un autre « grand remplacement ». Ce
qu'on peut lire comme un remplacement des hommes par les femmes, mais
aussi, vu le sens originaire de l'expression, comme le remplacement
par une pensée américaine d'une pensée française. Enfin, selon le
lectorat de Valeurs Actuelles, « l'écologisme » de
Nouvian est « un des avatars du mondialisme », donc bel
et bien une atteinte extérieure à l'identité française.
On le voit, parler
de « radicalisé » permet d'évacuer à bon compte les
raisons bien franco-française des colères qui s'expriment dans tout
le pays et de disqualifier ces dernières comme violence aveugle
contre une identité ou un gouvernement légitimes et menacés—manière
de transformer victimes en bourreaux et causes politiques, sociales,
en causalité psychologique.
Soit pour le
meilleur, avec les livres de Fethi Benslama, Le Surmusulman,
L'idéal et la cruauté, soit pour le pire. Féminisme toujours,
le site pickupalliance, site de coaching en séduction, excusez du
peu, donne comme conseil d'aller draguer sans se poser de
question quand ça ne marche pas, que la fille n'est pas réceptive
ou s'énerve :
Votre objectif est de rencontrer des filles agréables, qui seront assez compliantes dès le départ pour vous laisser une occasion de les séduire.Si vous abordez une fille correctement mais qu’elle vous répond mal, tant pis ! Vous avez fait votre travail.Allez sur la fille suivante sans suranalyser sa réaction.Il y a de fortes chances que le problème ne vient pas de vous, mais d’elle.C’est peut-être une flippée ? Une féministe radicalisée ?https://www.pickupalliance.com/drague/phrase-approche-sans-rejet/
Donc être une féministe radicale,
c'est avoir un problème psychologique, être une « flippée ».
La colère n'est évidemment pas une réponse appropriée face au mec
qui « va sur la fille », dans l'objectif de se rassurer
lui-même sur sa propre virilité auprès de « filles
agréables », « compliantes »—en un mot :
soumise, pour in fine en imposer aux autres hommes. Il faut
évidemment voir dans cette réification un charmant compliment ...
La Radicalisation
La
radicalisation est
l'action de radicaliser. On peut l'entendre comme un mouvement,
individuel ou collectif, qui porte les radicalisés d'une position
centraliste, consensuelle, vers une position radicale, considérée
comme excentrée ou extrémiste. Que ce soit dans le domaine
politique (Wauquiez qui radicalise ses positions sur l'immigration et
le terrorisme se rapproche de l'extrême droite ; Hamon qui se
radicalise se retrouve renvoyé à l'extrême gauche) ou religieux.
Pour ce dernier cas les ouvrages de David Thomson (Les
français jihadistes) et celui
de Farid Benyettou et Dounia Bouzar (Mon Djihad),
permettent de voir comment ce
mouvement s'impose aux individus, issus de familles musulmanes ou
convertis de fraîche date, et d'en suivre les étapes. Mais dans le
domaine social, le plus souvent les discours dénoncent une
radicalisation des luttes, de manière parfaitement anonyme :
radicalisation de l'écologie (écoterrorisme fort en Angleterre, vu
comme dérive terroriste de la lutte écologique), du véganisme
(les boucheries repeintes en rouge et dont on brise les vitres sont données comme le signe d'une radicalisation de l'idéologie vegan), etc.,
comme si ici la radicalisation n'était pas le parcours de personnes
mais la déviation inévitable d'idées. Par exemple de l'opposition
faite entre politique écologique et écologie politique, la
première, assumée par le gouvernement, étant vertueuse, l'autre,
propre aux mouvements militants et aux partis écologistes, étant
dangereuse, suspecte et inconsidérée. Ainsi, dans une même
logique, parler de radicalisation de telle ou telle lutte vise à la
discréditer même dans ses formes plus consensuelles, celles-ci
n'étant plus que la porte d'entrée vers une radicalité politique,
donc vers le terrorisme.
Ces mots de
radicalisé et de radicalisation sont pourtant susceptibles de
recevoir une définition non polémique et rigoureuse. Mais il nous
faudra d'abord définir clairement ce qu'est la radicalité pour
pouvoir leur donner un sens qui, débarrassés du poids des usages
polémiques, traduise exactement les réalités qu'ils doivent
recouvrir.
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